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16 octobre 2022 7 16 /10 /octobre /2022 06:00

Bruno Latour Joel Saget AFP

 
@Joel Saget / AFP
 

J’étais au bon air d’Aix-les-Bains, sans mon ordinateur, et je n’ai pu, dans l’immédiateté si prégnante sur les réseaux sociaux, rendre hommage à ce penseur hétérodoxe.

 

Suis rentré, en train, puisque les pompes à essence de la cité étaient à sec, alors je vous propose celui de Télérama, la gauche bien-pensante, celui de Fr3 Franche-Comté centré sur ses origines beaunoises et enfin celui d’A.O.C la feuille de l’incandescence intellectuelle à la française ?

 

Pourquoi pas moi ?

 

Tout bêtement parce que contrairement aux peuplades qui sévissent sur Twitter je ne me sens pas à la hauteur de cet homme qui n’entrait pas dans les moules figés de nos maitres-penseurs des sciences molles qui l’ont ignoré pendant des décennies.

 

 

Cruelle ironie de l’histoire : c’est au moment où il est susceptible d’être le plus efficace, parce qu’il est à la fois pertinent et écouté, qu’il disparaît. Il s’absente de ce temps même dont il nous rend contemporains mieux que personne. Curieuse situation, tout de même ! Il n’est pas si facile d’être son propre contemporain : on passe au contraire sans effort à côté de ce qu’il y a de plus précis, de plus spécifique dans nos problèmes (et les décennies d’inaction climatique illustrent cela parfaitement). Latour au contraire nous a aidés mieux que personne à redevenir nos propres contemporains. Et voilà donc qu’au moment même où nous nous tournions de plus en plus vers lui pour ne plus perdre ce contact que nous commencions à établir avec nous-mêmes, nous le perdons, lui. Comme si nous ne pouvions décidément habiter qu’un présent déserté, désorienté, désaxé, comme si quelque chose de ce temps refusait obstinément d’être dans un rapport de plus grande rigueur, de plus grande clarté, avec lui-même.

 

Je crois qu’il ne saurait y avoir de meilleure manière de rendre hommage à Bruno Latour, qu’en étant fidèle à son esprit, qui n’était pas de déploration sur notre sort ou de critique du monde tel qu’il va, mais bien de mobilisation collective dans le traitement de problèmes réels, qu’il s’agit de mieux déterminer afin de mieux les prendre en charge, non parce qu’on a quelque devoir abstrait envers ces problèmes, mais parce que la seule vraie joie vient de ce qu’on agit ses problèmes au lieu de les subir. Latour ne voulait pas qu’on chante des louanges de sa personne ou de son œuvre. Il voulait qu’on contribue, en parlant de lui, à traiter le problème qui littéralement le faisait vivre. Si nous sommes en deuil aujourd’hui collectivement, si nous devons ressentir la cruauté singulière de cette mort à contre-temps, c’est qu’elle nous prive d’un des alliés les plus précieux que nous ayons eus ces derniers temps pour faire face au grand défi civilisationnel qui est le nôtre aujourd’hui, et auquel il avait donné un nom précis : faire atterrir la Modernité.

 

Tout ce que puis écrire à son propos c’est que mon ami Louis-Fabrice, fauché dans son bel âge, en était fier, et que nous étions, comme on le disait, au temps des conseils de révision, de la classe d’âge des fameux baby-boomers, jouisseurs et si peu soucieux de l’avenir de nos enfants.

9 mars 2020

 

Dans la famille Latour, je vous propose Bruno Latour « le philosophe français [actuel] le plus célèbre » selon le The New York Times Magazine ICI 

Bruno Latour

Jérôme Bonnet pour Télérama

Bruno Latour

Jérôme Bonnet pour Télérama

L’anthropologue, l’un des plus éminents penseur de notre temps, référence de l’écologie politique, est décédé dans la nuit du 8 au 9 octobre, à 75 ans. ICI

 

Avec “Face à Gaïa” ou “Où-suis-je ?”, il fut un véritable parrain pour une nouvelle génération dont l’écologie est au centre de toute notre modernité.

 

La postérité fera de Bruno Latour l’un des grands philosophes de l’écologie. Elle n’aura pas tort : pas un livre sur le sujet qui ne consacre au moins une note de bas de page à son œuvre. Ses derniers ouvrages – Face à Gaïa, Où atterrir ? Où suis-je ? – sont immédiatement devenus des références, alors que lui-même s’est mis à endosser le rôle de parrain de la nouvelle génération de penseurs de l’écologie : Pierre Charbonnier, Vinciane Despret, Baptiste Morizot, Émilie Hache, Emanuele Coccia ou encore Nastassja Martin. Une telle trajectoire n’avait pourtant rien d’évident il y a un demi-siècle, lorsque l’enfant de la maison Latour, né en 1947 dans cette grande famille bourguignonne de négociants en vins, découvrait l’anthropologie en Côte-d’Ivoire.

 

 

Décolonial avant l’heure, il y signait le deuxième article scientifique de sa carrière, sur les préjugés des cadres européens concernant les Ivoiriens – et leurs déficiences présumées pour occuper des postes dans l’industrie. Son tout premier article éclairait une autre facette de l’homme : consacré au style littéraire de Charles Péguy, il trahissait sa passion pour un écrivain catholique comme lui. Car Bruno Latour était croyant, et s’est toujours intéressé aux questions théologiques. Compagnon du Collège des Bernardins, lieu de débat où il anima des séminaires et des conférences mêlant questions environnementales et foi, il avait accueilli Laudato si’, l’encyclique du pape François sur l’écologie, en 2015, comme une « innovation prophétique » : elle réconcilie enfin « le cri de la terre et des pauvres », s’était-il réjoui. Reste que c’est loin de l’écologie et de la théologie que Bruno Latour s’était fait connaître. Loin de la France aussi : après Abidjan, le jeune anthropologue s’était exilé en Californie dans les années 1970.

 

 

Révolution chez les anthropologues

 

 

De l’autre côté de l’Atlantique, sa carrière prend alors un tournant décisif grâce à une idée fondatrice : l’anthropologie servait jusqu’à présent à étudier les autres peuples ? Lui, va l’appliquer aux Occidentaux, en étudiant les modernes que nous sommes. Et c’est même au cœur de notre modernité qu’il s’attaque d’emblée : son premier livre, La Vie de laboratoire (1979), ausculte la production des faits scientifiques, à travers une enquête de deux ans, dans un laboratoire de neuro-endocrinologie. Dès les années 1980, son travail est connu aux États-Unis. Mais en France, pendant longtemps, il ne passionne pas grand-monde. De 1982 à 2005, Bruno Latour poursuivra donc dans une relative marginalité ses recherches au Centre de sociologie de l’innovation de l’École des Mines. Creusant avec son collègue Michel Callon une nouvelle approche, « la théorie de l’acteur-réseau », qui tente d’insérer dans l’analyse des éléments non humains (comme les objets techniques). Sociologue des sciences et des techniques, Latour s’intéresse alors autant à Louis Pasteur (Les Microbes. Guerre et paix, 1984) qu’à la construction d’un métro automatique au sud de Paris (Aramis ou l’amour des techniques, 1992), ou au Conseil d’État (La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, 2002).

 

 

Ces objets d’étude originaux, le chercheur les couronnera d’une pensée globale à partir des années 1990. Et plus particulièrement de 1991, année de parution de Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, publié à La Découverte, son éditeur de toujours. Dans cet essai, Latour s’en prend au « grand partage », cette séparation entre ce qui relève de la nature et de la société. Admise depuis des siècles, elle bute pourtant sur ce qu’il appelle des « hybrides », comme le trou de la couche d’ozone ou le virus du sida : ces « objets »-là appartiennent à la nature, tout en étant politiques ; ils révèlent les contradictions de notre conception du monde. Si la contestation du « grand partage » est souvent attribuée à son ami et confrère Philippe Descola en 2005 (avec l’un de ses livres majeurs, Par-delà nature et culture), Bruno Latour écrivait déjà quinze ans plus tôt : « Nous sommes les seuls qui fassions une différence absolue entre la nature et la culture, entre la science et la société. »

 

 

Critique de la modernité et pensée écologique

 

De cette critique de la modernité émergera son écologie. Premier livre directement consacré à la question, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie (1999) amorce en effet un tournant : il y formule des propositions pour réintégrer la nature et les sciences dans le champ de la démocratie et du choix collectif. Il faudra toutefois attendre encore pour que Bruno Latour aborde de nouveau l’écologie de front... Entre-temps, il poursuit ses travaux anthropologiques (Enquête sur les modes d’existence, 2012) et rejoint Sciences Po en 2006. Il y monte le « Médialab », laboratoire consacré au rôle du numérique dans nos sociétés, ainsi qu’un programme d’expérimentation des arts politiques (SPEAP).

 

 

L’année 2015 sera celle d’un double aboutissement. D’une part, il organise le « Théâtre des négociations », une simulation des débats de la COP 21 de Paris, avec deux cents de ses étudiants ; et il y fait représenter les intérêts des non-humains, comme les espèces en danger, les océans ou les forêts. Ensuite et surtout, c’est au cours de cette même année qu’est publiée Face à Gaïa, son œuvre maîtresse, dans laquelle il réfléchit aux implications de ce qu’il nomme « le Nouveau Régime climatique ». Autrement dit, l’interaction nouvelle entre l’histoire humaine et celle de la Terre – « la géohistoire », pour reprendre ses termes. Devenu un penseur de l’écologie à la renommée internationale, il avait depuis consacré tous ses écrits à cette question centrale, lui conférant avec le temps une tonalité plus politique : dans Où atterrir ? (2017), il posait un clivage entre « les modernes », dont le mode de vie réclame plusieurs planètes, et « les terrestres », préoccupés par la réduction de leur empreinte écologique. Et dans Où suis-je ? (2021), inspiré par la pandémie de Covid-19, il réfléchissait à notre confinement dans « la zone critique », cette fine pellicule, sur l’écorce terrestre, qui est le seul lieu de l’univers à pouvoir abriter la vie. Nous y sommes confinés à jamais, prévenait un Bruno Latour qui, jusqu’au bout, aura plaidé pour la protéger.

 

Suite au décès de Bruno Latour, Arte rend hommage au philosophe et sociologue avec une série inédite de 11 entretiens menés par le journaliste du Monde Nicolas Truong à retrouver dès à présent sur arte.tv.

Disparition de Bruno Latour : le philosophe était originaire de Beaune

Publié le 09/10/2022

Écrit par François L (avec AFP)

 

Bruno Latour s'est éteint à l'âge de 75 ans dans la nuit du 8 au 9 octobre. Le sociologue, philosophe et anthropologue était une figure majeure du monde des idées et de la pensée écologiste. Issu d'une lignée de négociants en vins (la maison Louis Latour de Beaune), il était reconnu à l'étranger "comme le philosophe français le plus célèbre."

 

Cet intellectuel lu et encensé à l'étranger, notamment dans le monde anglo-saxon, est décédé à Paris à l'âge de 75 ans, a annoncé dimanche 9 octobre son éditeur, Les éditions La Découverte.

 

De nombreuses réactions à sa disparition

 

Le chef de l'Etat Emmanuel Macron a loué dans un tweet "un esprit humaniste et pluriel, reconnu dans le monde entier avant de l'être en France".

 

 

La Première ministre, Elisabeth Borne, a salué les travaux du philosophe, qui "continueront d'éveiller les consciences".

 

 

Du côté des personnalités politiques écologistes, les hommages sont aussi appuyés :

 

"La France, le monde et l'écologie perdent un immense intellectuel. Nous perdons un compagnon d'une extraordinaire humanité, un homme qui, à chaque échange, à chaque lecture, nous rendait plus intelligents, plus vivants !", a écrit sur le même réseau social l'ancien candidat écologiste à la présidentielle Yannick Jadot.

 

 

"C'était un homme ferme sur ses opinions mais ouvert à l'autre et j'ai pu l'apprécier dans un dialogue que nous avons eu", a encore loué l'ancienne ministre de l'Écologie Corinne Lepage.

 

"Immense respect et merci, cher Bruno Latour, vous avez tant apporté à l'écologie", a complété la députée Sandrine Rousseau.

Le Centre Pompidou a lui loué "un des philosophes français les plus influents dans le monde".

 

Un intellectuel inclassable

 

Né le 22 juin 1947 à Beaune (Côte-d'Or) dans une famille de négociants en vin de Bourgogne, Bruno Latour, qui a passé une agrégation de philosophie puis s'est formé à l'anthropologie en Côte d'Ivoire, a été l'un des premiers intellectuels à percevoir l'enjeu de la pensée écologiste.

 

Pourtant, c'est d'abord dans le monde anglo-saxon que Bruno Latour est reconnu. Il était "le plus célèbre et le plus incompris des philosophes français", selon le New York Times, dans un article paru en 2018.

 

Récipiendaire du prix Holberg (2013) et du prix de Kyoto (2021) pour l'ensemble de ses travaux, Bruno Latour était un intellectuel inclassable, soucieux de l'enquête de terrain.

 

Ce pilier de Sciences-Po, auteur de plusieurs essais parus en anglais avant d'être publiés en France, s'est longtemps intéressé aux questions de gestion et d'organisation de la recherche et, plus généralement, à la façon dont la société produit des valeurs et des vérités.

 

 

Il est l'auteur (seul ou en collaboration) d'ouvrages qui ne se bornent pas à la pure pensée de la crise climatique. Parmi eux: "La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d'état", "La Vie de laboratoire", "Nous n'avons jamais été modernes", "Les Microbes. Guerre et paix" (sur Louis Pasteur). Il a aussi été l'initiateur de projets institutionnels visant à décloisonner les sciences, via la fondation du Medialab de Science Po.

 

 

En 2021, lors de la parution de son ouvrage "Où suis-je? - Leçons du confinement à l'usage des terrestres" (La Découverte), son dernier livre, il confiait que les crises du changement climatique et de la pandémie ont brutalement révélé une lutte entre "classes géo-sociales". "Le capitalisme a creusé sa propre tombe. Maintenant il s'agit de réparer".

 

Auteur de deux pièces de théâtre, Bruno Latour a aussi enseigné à l'étranger, notamment en Allemagne et aux États-Unis, où il a été professeur invité à Harvard.

 

Bruno Latour, à Paris, en janvier 2022.

Bruno Latour, à Paris, en janvier 2022. 

mardi 11 octobre 2022

 

HOMMAGE

Bruno Latour : une mort à contretemps, une œuvre pour l’avenir

Par Patrice Maniglier

PHILOSOPHE

Bruno Latour est mort, et cette mort, par la manière dont elle s’inscrit dans l’histoire, paraît à contre-temps tant elle arrive au moment même où ce grand penseur connaissait enfin la consécration qu’il avait méritée, et que son pays en particulier, la France, lui avait longtemps refusée. Elle arrive surtout au moment où nous avions le plus besoin de lui, et où nous en avions pris conscience.

 

Il n’y a jamais de bon moment pour mourir, certes. Mais la mort de Bruno Latour est une des plus inopportunes, des plus intempestives, qui soit, une de celles qui se trouve avec son temps dans le rapport le plus contrarié qu’on puisse imaginer, une mort décidément à contre-temps. .

 

D’abord par la manière dont elle est venue dans sa vie, dans nos vies. Il a beau l’avoir anticipée depuis plusieurs années, y avoir préparé les très nombreuses personnes (dont je faisais partie) pour qui il comptait personnellement – et je n’ai jamais vu quiconque mettre tant de soin et d’attention à adoucir sa propre mort à celles et ceux qu’il laissait –, il avait témoigné ces dernières années d’une capacité si étonnante à la tromper, cette mort, porté qu’il semblait être par une joie si vive de penser, un désir si intense d’infléchir autant qu’il le pouvait le cours du monde, que la mort même semblait reculer étonnée (beaucoup se souviendront de ces conversations, de ces conférences, de ces entretiens, où la joie de travailler un problème commun l’animait au point qu’il semblait oublier la maladie et la douleur, le désir de penser se confondant sous nos yeux bouleversés avec la vitalité même), il avait réussi à faire mentir déjà à tant de reprises les plus sombres pronostics médicaux, que nous avions fini par ne plus y croire qu’à moitié, de sorte que cette mort est arrivée finalement un peu par surprise. Comme, sans doute, il faut que la mort arrive : malgré tout.

 

Mais cette mort paraît surtout à contre-temps par la manière dont elle s’inscrit dans l’histoire tout court, dans l’histoire collective. Car elle arrive au moment même où Latour connaissait enfin la consécration qu’il avait méritée, et que son pays en particulier, la France, lui avait longtemps refusée. Elle arrive surtout au moment où nous avions le plus besoin de lui, et où nous en avions pris conscience. J’ai pu écrire que nous étions entrés désormais dans un « moment latourien », que cet adjectif, « latourien », permettait de dire quelque chose sur la texture spécifique de notre présent, sur la figure spécifique du présent qui est la nôtre, aujourd’hui, maintenant[1].

 

Cruelle ironie de l’histoire : c’est au moment où il est susceptible d’être le plus efficace, parce qu’il est à la fois pertinent et écouté, qu’il disparaît. Il s’absente de ce temps même dont il nous rend contemporains mieux que personne. Curieuse situation, tout de même ! Il n’est pas si facile d’être son propre contemporain : on passe au contraire sans effort à côté de ce qu’il y a de plus précis, de plus spécifique dans nos problèmes (et les décennies d’inaction climatique illustrent cela parfaitement). Latour au contraire nous a aidés mieux que personne à redevenir nos propres contemporains. Et voilà donc qu’au moment même où nous nous tournions de plus en plus vers lui pour ne plus perdre ce contact que nous commencions à établir avec nous-mêmes, nous le perdons, lui. Comme si nous ne pouvions décidément habiter qu’un présent déserté, désorienté, désaxé, comme si quelque chose de ce temps refusait obstinément d’être dans un rapport de plus grande rigueur, de plus grande clarté, avec lui-même.

 

Cela dit peut-être quelque chose de profond et d’essentiel de notre temps : que nous ne pourrions avoir qu’un rapport faux, décalé, bancal avec nous-mêmes. Et à vrai dire Latour n’a jamais cessé de soutenir ce point : la Modernité se caractérise par cette extraordinaire capacité qu’elle a de se donner d’elle-même une image mystifiée. Les Blancs ont la langue fourchue, s’amusait-il à répéter [2]. Et la tâche la plus constante de son œuvre peut bien être résumée par le sous-titre de son dernier grand ouvrage théorique, de son opus magnum : une anthropologie de la modernité[3].

 

Je crois qu’il ne saurait y avoir de meilleure manière de rendre hommage à Bruno Latour, qu’en étant fidèle à son esprit, qui n’était pas de déploration sur notre sort ou de critique du monde tel qu’il va, mais bien de mobilisation collective dans le traitement de problèmes réels, qu’il s’agit de mieux déterminer afin de mieux les prendre en charge, non parce qu’on a quelque devoir abstrait envers ces problèmes, mais parce que la seule vraie joie vient de ce qu’on agit ses problèmes au lieu de les subir. Latour ne voulait pas qu’on chante des louanges de sa personne ou de son œuvre. Il voulait qu’on contribue, en parlant de lui, à traiter le problème qui littéralement le faisait vivre. Si nous sommes en deuil aujourd’hui collectivement, si nous devons ressentir la cruauté singulière de cette mort à contre-temps, c’est qu’elle nous prive d’un des alliés les plus précieux que nous ayons eus ces derniers temps pour faire face au grand défi civilisationnel qui est le nôtre aujourd’hui, et auquel il avait donné un nom précis : faire atterrir la Modernité.

 

C’est une des grandes leçons de ce que les historiens et les historiennes de la pensée appelleront sans doute le « denier Latour » que d’avoir œuvré inlassablement pour nous aider à comprendre l’événement qui constitue notre présent, et dont le bouleversement climatique est une des manifestations les plus spectaculaires, mais non la seule, puisque l’effondrement de la biodiversité, la réduction de la surface terrestre non artificialisée, la pollution aux microplastiques, etc., en font aussi partie. Or le problème est, comme toujours, de bien comprendre le problème. L’urgence du présent est de comprendre quel problème particulier, spécifique, singulier, pose ce présent. Et Latour avait fini par avoir sur ce point un énoncé clair : il s’agit de savoir comment faire revenir dans les limites planétaires un certain mode d’habitation terrestre qui s’est appelé Modernité.

 

Au fond, toute son œuvre aura consisté en ceci : relativiser les Modernes. On pourra douter de la pertinence de ce mot : Modernité. On se souviendra sans doute que de très nombreux et très grands esprits ont tenté de dire quelque chose de clair sur ce point (de Baudelaire à Foucault, en passant par Weber, Durkheim, Heidegger, Arendt, Blumemberg, Habermas, Lyotard, Koselleck, Beck, etc. – pour ne mentionner que les plus explicites) et qu’on ne peut pas dire qu’ils soient arrivés à quelque chose de très convaincant. On peut donc être tenté de laisser tomber le terme pour parler d’autre chose : du capitalisme, du monde industriel, de la colonisation, voire de tel ou tel processus ou événement historique bien identifié… Latour se distingue dans ce concert par la fermeté paradoxale avec laquelle il a tenu finalement sur l’énigme du moderne.

 

 Nous n’avons jamais été modernes voulait dire deux choses à la fois : premièrement, nous (les « modernes) ne sommes pas exceptionnels, radicalement différents de tout ce qui a eu lieu, mais nous sommes néanmoins différents ; deuxièmement, « modernité » est un mot qui empêche de décrire correctement cette différence, cette spécificité, les traits propres de cet événement qui est arrivé d’abord dans certaines sociétés avant de s’étendre, par le biais de la colonisation – puis de la décolonisation ! –, à l’ensemble des terres habitées, puis d’emporter finalement la planète Terre elle-même dans ses propres emportements précipités.

 

Car c’est un fait : on pourra douter tant qu’on voudra de l’existence d’un grand événement venant couper l’histoire en deux, avec d’un côté les « modernes », de l’autre toutes les autres formes d’existence humaine (the West and the rest, comme on dit en général ironiquement en anglais), on sera forcé de reconnaître qu’un grand événement, de nature planétaire, est bien arrivé récemment. Il suffit de regarder les courbes de ce qu’on appelle la Grande Accélération, ou de s’intéresser aux discussions des géologues autour de la datation exacte de la notion d’Anthropocène, pour constater que quelque chose s’est bien passé récemment (entre la fin du xviiie siècle et le milieu du xxe siècle) qui a entraîné une discontinuité radicale dans l’existence non seulement de certaines sociétés humaines, mais de tous les êtres terrestres, humains et non humains.

 

Là encore, le bouleversement climatique en est le symbole désormais le plus clair pour la conscience collective. Mais l’expression même de « sixième extinction » pour caractériser ce qui arrive aujourd’hui à la biodiversité mondiale dit quelque chose de l’espace de comparabilité de cet événement dont nous sommes contemporains : notre présent se distingue des autres d’une manière qui n’est comparable qu’à cinq événements ayant eu lieu sur les 5 milliards d’années d’histoire de la Terre. Certes, on discute de la pertinence du mot de « sixième extinction », mais le fait même qu’on en discute donne déjà une idée du cadre de la discussion : il se mesure en milliards d’années.

 

L’originalité de Latour dans le champ intellectuel contemporain tient à ce qu’il n’a jamais cédé sur la conviction profonde que quelque chose avait bien eu lieu, mais qu’on ne savait pas le décrire. Le mot « modernité » est au fond pour lui plutôt le nom d’une question que d’une réponse. S’il est préférable à d’autres termes (capitalisme, anthropocène, industrialisme, technoscience, etc.), c’est qu’il est plus obscur, plus discutable, plus controversé, et nous oblige de ce fait à ne pas croire trop vite que nous avons compris la question. C’est aussi, comme je l’ai dit, que ce terme a tendance à bloquer de l’intérieur les descriptions correctes qu’on pourrait en donner. Pour une raison simple : « modernité » veut dire « qui s’impose si on veut être contemporain de sa propre histoire ».

 

C’est cette évidence du moderne que Latour n’a jamais cessé d’interroger. Qu’il y ait modernisation, cela est sans doute un fait, encore énigmatique. Mais qu’elle soit nécessaire, qu’elle soit une simple réponse à des besoins intrinsèques du cœur humain ou à des nécessités inévitables du « développement », voilà qui est une propagande, discutable d’un point de vue normatif, mais surtout inacceptable d’un point de vue descriptif, parce qu’elle nous empêche de décrire correctement cet événement en le rapportant à sa contingence. Nous n’avons jamais été modernes veut dire : il n’a jamais été nécessaire que nous le devenions.

 

Tel est le sens de l’expression que j’ai utilisée (bien qu’elle ne se trouve peut-être pas comme telle dans le texte de Latour) : relativiser les modernes. C’est-à-dire : décrire quel choix précis caractérise la modernité, en le contrastant avec d’autres, possibles aussi, consistants dans leur ordre, susceptibles, peut-être, de coexister avec celui-là. C’est ainsi qu’il faut comprendre son travail inaugural sur les sciences. La grande légende sur l’invention des sciences modernes consiste simplement à dire que des gens très intelligents et très libres intellectuellement (comme Galilée ou Newton) auraient trouvé les moyens de décrire la réalité telle qu’elle est sans nous laisser parasiter par nos préjugés ou nos superstitions.

 

Faire une anthropologie des sciences, comme Latour l’a proposé dans son premier livre, avec Steve Woolgar, La vie de laboratoire, publié pour la première fois en anglais en 1979[4], c’est mettre de côté cette légende pour décrire ce que font les scientifiques au travail[5]. Et, surprise, on ne voit pas tant des gens qui tentent de se débarrasser de leurs préjugés pour faire face à la réalité nue, mais au contraire des gens qui dépensent beaucoup d’ingéniosité et d’énergie à produire des réalités d’un genre très spécifique, très particulier : des objets et des faits scientifiques. La formule moléculaire de l’hormone que cherchait à identifier le professeur Guillemin dans le laboratoire où Latour a fait son premier terrain d’ethnographie des modernes est une entité d’un genre tout à fait différent des esprits d’abeilles qui est « instauré » par les pratiques du shaman amazonien Davi Kopenawa[6]. Il n’est pas plus réel, mais autrement réel. Cette différence lui donne certainement une prise sur le monde que nulle autre ne peut donner, lui permet éventuellement de faire alliance avec plus d’intérêts de toutes sortes et donc d’acquérir puissance et autorité, mais pas avec tous les intérêts cependant, et donc au prix d’un choix, d’une sélection, parfois, souvent même, d’une destruction : toute la question de Latour aura été, jusqu’à la fin de sa vie je crois, de savoir si on pouvait faire coexister ces réalités différentes. Et au-delà de cette question de savoir si cette pluralité de réalités ne permettait pas d’avoir un rapport plus juste à la réalité en général, en renonçant à croire qu’elle puisse être autre chose que la matrice de cette pluralité. C’est là l’horizon proprement métaphysique de son œuvre, au sens où elle répond à une bien vieille question philosophique : en quoi consiste donc être[7]?

 

Le grand malentendu sur l’expression « relativiser » consiste à croire qu’en relativisant quelque chose on cherche à lui enlever une partie de sa dignité, alors qu’on cherche simplement à le décrire plus précisément, à spécifier avec plus de rigueur précisément cette dignité même, en la caractérisant par contraste avec d’autres manières alternatives de faire. C’est par amour des sciences et d’une certaine manière par amour des modernes que Latour a cherché à les relativiser : montrer ce qui en elles étaient si singulier, si original, si irremplaçable, sans qu’il soit nécessaire pour cela de penser que tous les savoirs devraient devenir scientifiques ou que toutes les formes de vie devaient devenir « modernes ».

 

Il ne faut pas oublier que Latour a forgé ce projet intellectuel d’une anthropologie de la Modernité en Afrique, et plus précisément dans la Côte d’Ivoire en pleine décolonisation permanente, puisqu’il l’a fait pendant sa coopération, alors qu’il devait rédiger un rapport pour l’ORSTOM sur les difficultés que rencontraient les entreprises à « ivoiriser » leur personnel[8].

 

Ce texte est une formidable enquête sur le racisme et sur les apories de la « modernisation », qui montre à quel point celle-ci est inséparable de la question coloniale. Relativiser les modernes, c’est aussi se rendre compte à quel prix la modernisation s’implémente dans les vaisseaux capillaires d’une forme d’existence collective, par quelles opérations de traduction, de violence, de malentendus, elle s’impose comme le seul avenir possible d’une société. Il a lui-même souvent raconté qu’il avait forgé son projet d’une anthropologie des modernes en réalisant qu’on pouvait retourner les outils que les anthropologues utilisaient pour décrire des sociétés « non-modernes », leurs « rituels », leurs « croyances », leurs « coutumes », sur les grandes institutions de la modernité elle-même : les sciences, les techniques, le droit, la religion, la politique, etc. On peut dire que le présupposé fondamental de toute l’œuvre de Latour (comme d’ailleurs de celle de Lévi-Strauss, avec laquelle elle partage bien des traits), est la décolonisation : comment aller jusqu’au bout de la décolonisation de nos modes de pensée[9].

 

Tel est donc le premier contexte du projet de relativisation de la modernité : la question coloniale. Mais l’œuvre de Latour n’aurait pas été ce qu’elle est pour nous aujourd’hui s’il n’avait pas pris acte très tôt qu’un deuxième contexte justifiait l’urgence d’une telle entreprise (une anthropologie des modernes) : la question « écologique », et plus exactement la question « éco-planétaire ». Il faut ici rappeler que c’est dans Nous n’avons jamais été modernes, publié juste après la chute du Mur de Berlin, au tout début des années 1990, que Latour explique que la prise de conscience du réchauffement climatique (avec le début du cycle des négociations climatiques internationales qui aboutira au Sommet de Rio) constitue désormais le cadre problématique inévitable de toute réflexion sur la Modernité : « La tenue à Paris, à Londres et à Amsterdam, en cette même glorieuse année 1989, des premières conférences sur l’état global de la planète symbolise, pour quelques observateurs, la fin du capitalisme et de ces vains espoirs de conquête illimitée et de domination totale de la nature[10]. » Au moment même où le monde cesse d’être divisé en deux blocs et où le « modèle » euro-américain semble n’avoir plus d’obstacle interne, une frontière externe apparaît : celle de ce qu’on n’appelait pas encore les « limites planétaires ». La promesse moderne bute sur un mur, qui ne divise pas deux portions terrestres, mais la Terre elle-même de sa propre fragilité : on dira plus tard qu’il faudrait 5,2 planètes pour que les modes de vie étatsunien puisse être étendu à tous les êtres humains – il n’y a pas de place pour le projet « moderne ».

 

Désormais l’expression relativiser les modernes change de sens : il ne s’agit plus de savoir quelles sortes de réalités particulières ou d’agencement d’humains et de non-humains les modernes fabriquent par contraste avec les autres, et comment les définir de manière plus réaliste par ce biais, mais quelle sorte de terrestres ils sont, comment ils s’insèrent dans les chaînes terrestres pour construire leur mode de vie et ce que cela fait à cette Terre même qui est à la fois la condition et l’effet de toute habitation terrestre. Il faudra encore plusieurs décennies pour que Latour aboutisse à une formulation claire de ce problème, et on ne peut pas dire que le dernier état de sa réflexion sur le sujet soit celui auquel il se serait arrêté s’il lui avait été donné de continuer son travail, ses enquêtes, sa réflexion. Mais il ne fait guère de doute qu’il aura consacré son intense énergie intellectuelle lors des 15 dernières années à élaborer aussi rigoureusement que possible ce problème, en alliance avec un nombre considérable d’autres personnes autour de lui, comme il savait toujours le faire. Il aura fini par élaborer une formule de ce genre : l’enjeu du présent est de réencastrer les modes de vie modernes dans les limites terrestres. Pour employer une expression de mon cru, les Modernes sont les terrestres déterrestrialisés, qui habitent la Terre en ne cessant d’impenser, de négliger, leur propre condition terrestre, et l’enjeu du présent est de les reterrestrialiser.

 

Mais il faut bien être attentif à ne pas interpréter cette formule comme si elle impliquait que la Terre était une réalité finie, aux frontières fixes comme les murs d’une maison, qu’on ne pourrait pas déplacer. La Terre, ce qu’il a appelé Gaïa, est une entité active, dynamique, historique, qui réagit aux actions des terrestres qui y vivent et en vivent[11]. La question n’est donc pas de se résigner à l’existence de limites externes, mais plutôt de devenir plus intensément et précisément sensibles à notre propre condition terrestre, c’est-à-dire à la manière dont nous infléchissons les dynamiques planétaires par la manière même dont nous occupons la Terre, dont nous nous faisons un séjour terrestre. Car la situation présente est certes angoissante et pleine de deuils présents et à venir : les espèces se meurent, les paysages se modifient plus vite que les vivants ne peuvent le supporter, les forêts brûlent, la guerre revient tambouriner à nos portes… Mais elle a aussi quelque chose d’une chance – et cette ambivalence est typiquement moderne.

 

Pour la première fois peut-être dans l’histoire de l’humanité nous avons la possibilité de vivre dans un rapport plus étroit, plus intime, avec cette condition planétaire qui est de fait la nôtre, qui l’a toujours été, qui l’a été depuis qu’il y a de la vie sur Terre (car Latour n’a jamais raté une occasion de rappeler que ce sont les vivants qui ont climatisé la Terre, que ce sont les bactéries qui ont modifié l’atmosphère terrestre de telle sorte que d’autres vivants puissent y proliférer, et c’est la leçon qu’il a tirée de James Lovelock et de Lynn Margulis à qui il a repris le mot de « Gaïa », pour désigner précisément cette interaction circulaire entre le tout et ses parties, la Terre et les terrestres). Nous savons désormais qu’en choisissant un séjour terrestre pour nous, nous choisissons une Terre. Quelle Terre ? Telle est la question.

 

Il y eut beaucoup d’incompréhensions lorsque Latour s’est mis à parler récemment d’une pluralité de Terres, disant par exemple que la Terre de Trump était différente de la nôtre[12]. « Comment ? », s’est-on indigné, « n’y a-t-il pas une seule planète ? N’est-ce pas un fait astronomique et même une leçon précisément des sciences du Système-Terre dont vous dites faire grand cas ? Voilà donc où nous mène votre relativisme ! On avait cru que vous vous étiez calmé avec ces âneries et vous revoilà à nous tenir des propos aberrants. Pas plus qu’il n’y a plusieurs réalités, il n’y a plusieurs Terres. Il n’y a qu’une réalité : la réalité scientifique. Et une seule Terre : celle qu’étudient les sciences de la Terre. » Pourtant, Latour était bien plus proche de l’enseignement même de ces sciences en disant que ce que la Terre était non pas un état fixe défini par un certain nombre de paramètres biogéochimiques, mais bien un système loin de son propre équilibre et qui n’existe finalement qu’à travers une histoire, de sorte que chaque état doit bien plutôt être décrit comme un ensemble d’avenirs alternatifs possibles coexistant les uns avec les autres.

 

Bien sûr il n’y a qu’une seule Terre, mais cette unicité de la Terre est précisément celle de la coexistence sur place de plusieurs devenirs alternatifs, donc certains sont incompatibles avec les autres. Être terrestre, c’est avoir à choisir sa terre. Nous sommes toujours en train de terraformer la Terre. Le problème est qu’aujourd’hui nous la terraformons à l’envers, ou plutôt le problème est qu’une manière d’habiter la Terre détruit aujourd’hui les possibilités pour d’autres terrestres de projeter d’autres perspectives d’avenir pour la Terre, d’autres lignes de terraformation. Car une Terre réchauffée de 3 ou 4 degrés non seulement détruira un très grand nombre de terrestres, humains et non-humains, mais en plus imposera une condition d’existence déterminée à de très nombreuses générations de terrestres, pendant des centaines, voire des milliers ou des dizaines de milliers d’années. Les gaz à effet de serre répandus dans l’atmosphère prendront beaucoup de temps à en disparaître, les déchets radioactifs le resteront parfois pour des centaines de milliers d’années, les molécules de synthèse modifieront peut-être substantiellement les structures chimiques terrestres d’une manière indélébile et avec des conséquences imprévisibles, etc. Les Modernes ont préempté l’avenir de la Terre.

 

Faire atterrir les Modernes, c’est donc rouvrir la pluralité des projections terrestres. C’est aussi réfléchir aux conditions sous lesquelles la modernité pourrait coexister sur la même Terre avec d’autres formes d’habitation terrestre, sans les éradiquer ou les soumettre : l’unicité de la Terre est une unicité diplomatique. La Terre, c’est justement ce qu’une pluralité de projections terrestres doivent nécessairement partager. Faire revenir les Modernes sur Terre c’est savoir ce qu’il faut modifier de leurs institutions pour qu’ils cessent de préempter l’intégralité de l’espace et de l’avenir de la planète. Cela aussi est une manière de les relativiser : les modernes apprendront quel genre de terrestres ils sont quand ils sauront à quelles conditions ils peuvent coexister, avec leur différence ou leur particularité propres, avec d’autres manières d’être terrestres. Ils se connaîtront quand ils connaîtront  ils sont sur Terre, c’est-à-dire quel genre de terrestres ils peuvent être une fois qu’ils ont cessé de croire qu’ils peuvent se déterrestrialiser…

 

Je le répète : cet atterrissage n’est pas triste, il n’est pas frustrant. Il est difficile, certes, mais il offre aussi une opportunité unique : l’opportunité de se rendre plus sensibles à une certaine vérité de notre condition, la condition terrestre. On parle en anglais d’une « once in a lifetime opportunity » (une chance qui n’arrive qu’une fois dans la vie). Je crois qu’on peut bien dire que la catastrophe écoplanétaire dont nous sommes contemporains est une sorte de « once in a species-time opportunity » : la chance unique qui nous est donnée de nous rapprocher au plus près de notre propre condition terrestre, à la fois au sens général (puisque nul n’est plus branché sur les dynamiques terrestres que ce mode de vie moderne qui a « réveillé Gaïa », chaque particule de gaz à effets de serre que nous émettons désormais dans l’atmosphère contribuant à accélérer le réchauffement) et au sens particulier (puisqu’on comprendra mieux les terrestres que nous sommes en nous comparant avec les autres avec qui on coexiste).

 

Se réencastrer dans les limites planétaires ne consiste donc pas du tout à se limiter, à se priver, mais à gagner, gagner en vérité, gagner en intensité, gagner en précision : en nous réappropriant notre propre condition terrestre, nous ajoutons au monde… Certes, tout cela peut mal tourner, et les probabilités tendent plutôt à modérer l’optimisme, mais je crois qu’il serait contraire à l’esprit de Latour, du moins à ce que j’ai perçu de ses textes et de sa fréquentation, que de se contenter des légitimes angoisses et tristesses que suscite cette situation pour encourager à le lire. Il faut lire Latour parce qu’il nous donne des outils pour vivre mieux. Nul mieux que Latour n’a réalisé à mes yeux la grande leçon de Spinoza : il n’y a pas de vérité sans joie. Latour est un penseur joyeux.

 

Un seul projet donc, une anthropologie des modernes en vue de les relativiser, projet qui s’est déplié dans de très nombreuses enquêtes (sur les sciences, les techniques, le droit, la religion, l’économie, la politique, etc.), a traversé de nombreuses communautés (la sémiologie des sciences, les Science and Technology Studies ou STS, la « Théorie de l’Acteur-Réseau » ou ANT, la sociologie pragmatique, le tournant ontologique en anthropologie, les théories de Gaïa… la liste complète serait très longue), qui en a fondé certaines d’ailleurs, éventuellement pour aller ensuite ailleurs, renouvelant les manières de penser un peu partout où il passait, mais cependant avec un fil cohérent, qu’il a su mettre en évidence dans son grand œuvre (Enquête sur les modes d’existence, en 2012). Et cependant deux conditions historiques qui se sont à la fois succédées et ajoutées l’une à l’autre pour définir la nature du problème auquel ce projet répond et qui scande en somme cette trajectoire : la décolonisation d’abord, puis l’écologisation ensuite, ou peut-être peut-on dire en reprenant les termes d’un des nombreux alliés de Latour, le grand historien Dipesh Chakrabarty, la globalisation d’un côté et la planétarisation de toutes les questions sociales et politiques de l’autre[13], deux conditions qui obligent à développer des outils différents pour décrire la relativité des modernes et forment donc les deux temps de cette œuvre…

 

 

Voilà en somme comment je proposerais de décrire schématiquement l’impressionnante trajectoire intellectuelle de Latour, afin de donner une petite carte portative à celles et ceux qui voudraient s’y lancer : une immense entreprise de relativisation interne de la Modernité qui est passée d’un côté par une anthropologie décoloniale des modes d’existence et de l’autre par une diplomatie des manières d’être terrestres.

 

Mais il faudrait ajouter à ce croquis un aspect important : la philosophie. Latour me semble avoir toujours eu à la philosophie un rapport d’une extrême subtilité. Il lui arrivait de refuser de se décrire comme philosophe, ou de se présenter comme un philosophe amateur, alors qu’il avait bien sûr une formation de philosophe professionnel (agrégation et thèse, professorat) et que sans doute son véritable amour intellectuel était quelque part par là. Il semble avoir fait un effort ces derniers temps pour revendiquer plus nettement un statut philosophique pour son œuvre, et c’est un des enjeux de l’Enquête sur les modes d’existence. Mais l’originalité profonde de sa démarche philosophique est qu’elle s’est toujours voulue empirique (n’existant qu’à travers des enquêtes de terrain) et pluraliste (se refusant à réduire ce qu’il étudiait à autre chose qu’à ce que cet objet d’étude proposait comme son horizon de réalité). Cela a pour conséquence que la philosophie n’a plus de terrain en quelque sorte séparé : elle existe à travers des enquêtes anthropologiques, sociologiques, historiques, artistiques… Et pourtant elle est partout dans cette œuvre. Et il finira lui-même par reconnaître que son projet s’y inscrit intégralement.

 

 

J’ai la profonde conviction qu’on n’a toujours pas pris la mesure de ce que son travail apporte à la philosophie, non seulement du point de vue des contenus, des thèses qu’on est susceptible d’en tirer, mais aussi du point de vue de la compréhension du statut de cette discipline. Il est si vrai que Latour est philosophe qu’on ne pourra pas philosopher de la même manière après Latour.

 

De toutes manières, je ne peux terminer ce texte écrit dans le feu du deuil sans dire tout simplement que cette œuvre est interrompue, certes, mais qu’elle n’est en rien achevée. Il se trouve que cette force d’agir si singulière qui avait pour nom Bruno Latour est désormais dispersée dans ses livres, dans ses propos, dans ses images, dans les souvenirs que nous avons de son exemple, dans l’inspiration qu’il laisse à celles et ceux qu’il a mis au travail, et qui seront sans cesse toujours en nombre croissant. Mais bien que Bruno Latour continue d’une certaine manière à exister parmi nous, du fait de son décès, quelque chose est perdu, qui est irremplaçable, perdu non pas seulement pour celles et ceux qui l’aimaient et vivaient avec lui et à qui bien sûr je ne peux m’empêcher de penser à chaque ligne de ce texte, mais perdu pour tout le monde, perdu pour tous les contemporains, qui deviennent encore plus contemporains les uns des autres dans cette perte même. Les deuils collectifs sont étranges et difficiles à comprendre. Je voudrais donc dire pourquoi nous devons être en deuil aujourd’hui, même quand on ne connaissait pas Latour.

 

Un aspect frappant de la fréquentation de Bruno Latour et de son œuvre est son caractère imprévisible : il suffisait de ne pas l’avoir vu pendant un mois pour découvrir de nouvelles idées, des champs de recherche inconnus dont le caractère crucial pour son propre travail sautait soudain aux yeux, repartir avec plein de livres à lire et de choses à découvrir. Il y a des pensées qui, l’âge arrivant, semblent avoir donné tout ce qu’elles pouvaient. Ce n’était pas le cas de celle de Latour. S’il y a un deuil à faire, s’il y a lieu d’être triste, c’est qu’on perd beaucoup de choses que précisément on ne connaît pas car seul Latour sans doute nous aurait permis de les découvrir. Il avait une capacité extrêmement rare à aller dans les angles morts de notre pensée et de notre existence, à nous faire voir soudain qu’il existait un autre point de vue d’où les horizons changeaient, d’où les questions se simplifiaient, fût-ce en se multipliant, où aussi le désir se réveillait, le courage de penser et d’agir. La joie caractéristique de la pensée de Latour tient beaucoup à cela : on sort toujours augmenté de sa fréquentation.

 

Avec Latour, nous perdons un peu de notre vue, collectivement, nous perdons un formidable appareil optique. Il a déclaré récemment que le grand événement de l’année à ses yeux était le lancement du James-Webb Telescope. Il y avait en Latour quelque chose d’un James Webb Telescope tourné vers nous. La mort de cet homme est comme le crash de ce formidable instrument.

 

Nous ne pourrons faire mieux pour honorer sa mémoire que de continuer à travailler avec joie, ardeur, enthousiasme, passion, rigueur, humour, inventivité, solidarité, sororité, à pallier tant bien que mal cette perte, en nous inspirant de ce qu’il a nous laissé pour mieux deviner ce qu’il aurait pu encore nous donner. Cet inconfort, entre deuil et gratitude, entre solitude et survivance, entre conscience de nos angles morts et détermination à ouvrir nos horizons, me semble, après tout, une manière assez juste de caractéristiser notre présent. Nous sommes et nous restons dans un moment latourien.

 

Patrice Maniglier

PHILOSOPHE, MEMBRE DU COMITÉ DE RÉDACTION DES TEMPS MODERNES

11 mai 2020

 

Pendant que JF. Collin répondait au questionnaire de Bruno Latour proposé dans AOC je pensais à mai 68 ICI 

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15 octobre 2022 6 15 /10 /octobre /2022 06:00

Fichier:DEU Lenzkirch COA.svg — Wikipédia

Lenzkirch 1964

 

Je n’ai pas pu résister. J’ai profité de ton stage pour mettre fin à cette obsession.

Bâle,  Lörrach, Neustadt, tous ces paysages sont beaux, parfois un peu durs.

La forêt absorbe la lumière, les hauts fûts des sapins la découpent en tranches floues.

Il y a du mystère.

Cette Forêt Noire porte bien son nom.

Et puis, brutalement l’horizon s’ouvre sur une vaste prairie ondoyante et verte. Le sommet d’un clocher semble jaillir du sol, il y a un petit val et c’est le village. Tassé en cercle autour de sa place. L’auberge presque alsacienne, « Grei Falken », colombages, crépi clair, volets peints.

J’entre comme un touriste de passage.

Je ne sais pas encore si je coucherai une nuit ou plus. Peut-être pas du tout.

Il est onze heures du matin, un peu tôt pour la bière mais peu importe, allons y fièrement.

Pour pouvoir parler un peu il faut boire un peu.

-Bonjour

-Grüsskot

Il a mon âge. Il a dû lui aussi connaître une histoire semblable.

-Vous parlez français ?

-Petit peu

Il me montre entre pouce et index ce que son petit peu signifie. C’est vraiment peu. Je tente ma chance le plus simplement du monde.

-Herr Mathias von Vassy ?

-Ach ! Mathias, ya, kommen Sie bitte.

Nous sortons sur le pas de la porte.

-Burgmeister, compris ?

-Mathias Burgmeister ?

-Ya

Je règle ce que je dois.

-Avez-vous des chambres ?

-Ya wohl, une nuit ?

-Peut-être, je verrai après.

J’aborde la place avec hésitation.

Que suis-je vraiment venu chercher ici ?

Le père de Martha ? Le Mathias que nous avons cru aimer ? Comment être franc avec soi-même quand vingt ans après la même maladie vous tient encore les tripes…

Je n’ai pas à entrer, Mathias est sur le perron. Et je réalise brutalement qu’il n’est plus notre Mathias, qu’à la rigueur il pourrait peut-être être un père pour Martha.

Je doute.

Il fixe la voiture de ses yeux que je distingue à peine derrière ses lunettes, il s’est voûté, il porte une barbe bizarrement rousse.

Il me voit.

Alors il épie chaque coin de la place, et chaque coin des rues qui y arrivent.

Il semble s’assurer que personne ne nous voie.

IL vient vers moi.

-Melchior, qu’est-ce que tu viens faire ici ? Quelle folie t’a pris, dis ?

-Je viens voir un homme. Mathias von Wassy, tu te souviens de lui ?

-Personne ne gagnerait rien à se souvenir de ce qu’il était, où il était…

-Peut-être, mais vois-tu, je voulais être sûr.

Tiens, regarde ces photos.

Elle est belle, intelligente, pleine de vie.

Elle s’appelle Martha.

Je lui tends les photos de ma petite Martha.

-Pourquoi fais-tu ça, Melchior, pourquoi ? Ça n’a pas de sens. J’ai payé ma dîme, non ? J’ai jeté à tes vautours dix âmes pour que tu m’oublies.

C’était donc pas assez ?

Dix âmes pleines d’espoir ?

-Tu n’étais pas dans le lot, Mathias.

Pourquoi n’étais-tu pas dans le dernier camion ?

-Je t’ai jeté en pâture dix hommes pour apaiser tes démons, pour qu’ils épargnent ta vie.

Je n’avais rien à faire d’être parmi eux.

Tu peux comprendre ça ? Rien à faire d’y laisser ma peau. Nous avons eu là-bas le meilleur. J’ai retrouvé ici le meilleur et je n’entends pas en changer. Alors estime toi bien payé et va-t-en.

 

J’étais abasourdi. Je voulais savoir.

-Tu savais donc pour le camion ?

-Cette pauvre Marie, crois-tu qu’elle était assez adroite pour me tirer les vers du  nez ?

Mon pauvre Melchior, cette naïve n’avait en aucune façon le tempérament d’une Mata Hari. J’ai deviné tout de suite qu’elle me cuisinait pour savoir où je serais, quand, comment, pourquoi, et tout et tout…

-Mais Martha ?

-Je ne connais pas de Martha, je ne veux pas connaître de Martha.

Ici je suis le Maire, et je suis le père de quatre enfants.

Le glorieux soldat rentré au pays pour aider le siens.

Tu comprends ça ?

Retourne chez toi, Melchior, tu ne vaux pas mieux que moi.

Prends une voie directe, en forêt, les accidents sont si vite arrivés.

Oublie tout ça, rien ne vaut qu’on s’en souvienne.

Seuls comptent le présent et demain.

Werden Melchior, nicht zurückkehren.

 

Je suis reparti.

Je suis renté d’une traite avec le feu au ventre, il me semblait brusquement que je les avais vraiment tués ces dix gosses.

Mais oui, il avait peut-être raison : je les avais tués.

 

 

 

 

                        //////////

 

 

 

 

Dès lors je sus que mon enfant, ma fille, Martha, était bien mienne.

Je suis que ne t’avais dérobée à personne, et que je pouvais t’aimer comme un père.

 

 

 

 

                    //////////

 

 

 

 

Le temps, Martha, que sommes-nous face au temps ?

La vie n’est-elle qu’un appât que la mort nous lance, un appât à nos bouches altérées, un leurre pour nos corps oublieux…

Tous, nous mordons à pleines dents à cet hameçon.

J’avais cet amour aveugle de la vie qui travaillait l’entier de moi-même et me portait à rêver que possible existe et que tentation n’est pas mirage.

Vivre des autres, leur arracher la caresse du mot, la caresse du geste, comme une étrange manne aux propriétés illusoires certes, mais dans l’instant si nécessaire pour vaincre la solitude qui tend de jour en jour à faire de toi, aux yeux des autres, le sage que tu n’es pas, pour figer au fond de ton cœur cette angoisse qui te dit que demain n’est rien de plus qu’un  hier encore plus incertain, un prochain matin plus brumeux, un regard plus trouble.

 

J’ai longtemps refusé d’accepter, mais je sais bien que demain ne peut être que la veille de ce jour où je baisserai les bras pour dire : c’était donc ça la vie ?

Et cela aura été ça et rien d’autre.

Ça, le court chemin qui, de désillusions en faux espoirs, m’aura conduit à ce dernier matin.

 

Je ne cherche pas d’excuse à ma conduite, pas plus d’ailleurs que je ne pardonne à ceux qui m’ont trahi.

J’ai vécu avec la même intensité mes bonheurs comme mes désillusions.

Je te l’avoue, Martha, quand le dernier soleil vient te lécher la peau…

C’est mieux que la caresse d’une femme, c’est plus sensuel encore que les lèvres humides d’un amant.

Demain c’est l’automne, nous indique le calendrier.

Faut-il vraiment le croire ?

Tout préside à me faire entendre le contraire.

J’ai choisi et je ne reviendrai pas sur ce choix, j’ai longuement rejoué le dernier acte et je connais mon rôle.

Je n’aurai aucune hésitation à remplir ce contrat avec moi-même contre moi-même.

Je vais au-devant de ma nuit sans regret, sans remords.

 

 

 

C’est sur ces mots que se terminait le journal de Melchior.

 

 

 

 

                          //////////

 

 

 

 

 

Je relève dans le journal « l’Écho Aixois » : « Août 1964, la barque vide de Melchior Seguin a été retrouvée, échouée sur le rivage de la côte sauvage. Le lac comme c’est souvent le cas n’a jamais rendu son corps. »

 

Je ne peux m’empêcher de penser que Melchior Seguin est mort d’une vieille blessure de guerre.

 

 

 

 

 

                                 //////////

 

 

52 idées de LU boites | boite, boite a biscuit, boite metal

 

1984

 

Il me restait encore cette boîte à biscuits à inventorier.

Elle contenait vingt-huit enveloppes toutes adressées à une Madame Martha von Wassy à Lenzkirch.

Je ne pus m’empêcher d’en ouvrir une.

Elle ne contenait qu’une page blanche.

La deuxième de même.

Toute ne contenaient qu’une feuille vierge.

Vingt-huit lettres dûment cachetées et timbrées.

Vingt-huit adresses identiques. Vingt-huit pages blanches.

 

Qui donc de Marie ou de Melchior mentait à l’autre ? Dans quel délire Marie avait-elle vécu les mois de sa grossesse ? Et plutôt qu’un délire, me venait soudain à l’esprit qu’elle avait en toute conscience accepté le départ de Mathias et caché son désespoir en laissant croire à Melchior que sa manœuvre l’avait convaincue.

Et lui résistant au désir de les ouvrir, avait consciencieusement joué le messager.

Comme il avait dû, Melchior, triturer cette boîte à biscuits, comme le désir de l’ouvrir, de déchirer les enveloppes, de lire enfin ces lettres, qui ne pouvaient qu’être d’amour, avait dû lui troubler l’âme.

 

Il l’avait enfermé cet amour, dans cette boîte, muré dans ce réduit, tué sans que mort s’en suive, comme il l’avait fait de Mathias.

Mais l’oubli, dans tout ça, quel oubli ?

Jamais il n’a pu se défaire des images qui troublaient son esprit, de Mathias passionné dans les bras juvéniles de Marie.

De ce même Mathias qu’il avait lui, Melchior, serré contre sa poitrine, enserré dans ses bras, aimé.

Savait-elle vraiment que jusqu’au bout elle l’avait torturé.

Aujourd’hui, je crois que le but de Marie n’était autre que de faire souffrir  cet homme qui vivait à ses côtés, cet homme qui n’avait jamais su lire dans ses yeux les reflets de son cœur.

La force de l’amour qu’elle nourrissait en secret et que lui rejetait sous le fallacieux prétexte d’un cousinage trop proche et d’une infirmité qu’il n’avait su accepter.

 

 

 

 

 

                                //////////

 

 

 

 

 

 

Aux grandes vacances, Martha, avait été désignée pour un stage à Londres.

Elle s’était portée volontaire pour commencer dès la prochaine rentrée, l’enseignement de l’anglais en primaire à raison de quelques heures par semaine.

Je l’approuvais pou cette décision, et avant son départ, nous étions convenus de nous appeler trois fois par semaine, chacun son tour, pour donner des nouvelles et faire le point.

Les appels commencèrent dès le troisième jour, ponctuels à dix-neuf heures.

Dès le quatrième appel, ils se firent quotidiens.

Cette séparation me convainquit rapidement que vivre loin d’elle, elle loin de moi n’était plus possible.

Elle ne me dit rien et je patientais, attendant son retour, pour lui avouer l’état de mes sentiments.

Je n’osais la brusquer, mais il n’était plus question de n’être que voisin-voisine à la maison comme à l’école.

J’étais mûr pour franchir ce pas que jusqu’alors ni l’un ni l’autre n’avions encore osé franchir.

 

Huit jours avant son retour, je reçus une lettre de Martha.

J’étais un peu angoissé car rien dans nos conversations n’avait annoncé cet envoi.

Nos échanges téléphoniques avaient jusqu’alors suffi pour nous rassurer l’un sur l’autre.

Elle était allée au concert et de retour, elle avait éprouvé le besoin de m’écrire plutôt que de téléphoner.

 

 

 

 

 

                      //////////

 

 

 

 

Mon cher Bruno,

 

 

Ce concert, j’i voulu l’écouter en aveugle pour n’être en aucun cas distraite par le jeu des instruments ou des musiciens.

J’ai voulu pouvoir être seule dans ce dédale de sons, des harmonies, avec pour seules images celles captives de ma mémoire.

Celle de mon père écoutant Schubert, Mozart, Beethoven, les yeux clos.

 

Celles de mon père me tenant la main pendant que tournait un vinyle sur le Pathé Marconi qui surmontait la TSF.

Je l’entends encore me murmurer : comment ont-ils pu, s’extirpant de leur prison de chair et d’os, livrer à nos sens cette musique où ce qui pouvait être humain s’élève jusqu’au divin.

 

Comment ont-ils pu ? Martha, n’étaient-ils pas comme nous, des hommes ?

Était-ce l’espoir ou le désespoir qui guidait leur main sur la partition ?

Qui révélait avant les instruments, dans le silence de leur cœur, à leurs oreilles attentives et émues, les sons qu’ils allaient nous révéler.

Parfois, vois-tu, je pense qu’avec un peu de volonté, j’aurais pu faire quelque chose, devenir quelqu’un…

 

Martha, il y a vingt-ans que je marche à côté de mes pompes.

Par manque de volonté.

Toi ma fille, ne rate pas le coche, va vers le beau, va sans hésiter où to cœur te pousse.

 

C’est à l’heure où tout cela me revient en mémoire que j’éprouve le besoin de t’écrire.

Bruno, assez tergiversé, assez tourné en rond, assez de silence.

Je t’aime Bruno, c’est la musique que j’entends dans mon cœu, celle que je veux partager avec toi.

 

 

 

 

                            //////////

 

 

 

 

 

 

Je ne pouvais pas attendre, j’ai attrapé le téléphone, je l’ai appelée.

-Bruno ? Que se passe-t-il, ce n’est pas notre heure ?

-Et si Martha, c’est notre heure plus que jamais. Martha, Martha Seguin, veux-tu m’épouser ?

-Répète-le encore et encore, c’est si bon.

Oui c’était bon de l’entendre pour elle, de le dire pour moi, nous avons parlé une demi-heure et mis au point son retour précipité.

En raccrochant, la décision me vint tout naturellement.

 

Nous sommes nés de la nuit et nous retournerons tous un jour à la nuit.

Pourquoi faudrait-il que ce court espace de clarté que nous nommons vie, qui nous est si chichement imparti, soit obscurci par les nuages des vies de ceux qui nous ont précédés.

 

Je pris la bêche et j’allai jusqu’au vieux pommier.

Là, écartant avec soin un demi-mètre carré de gazon, je creusai un trou.

J’allai chercher le journal de Melchior, le déposai dans cette tombe improvisée et l’arrosai d’essence avant de l’enflammer.

Une heure après, les cendres recouvertes de terre, la terre recouverte de son tapis de gazon, il ne restait plus rien du journal de Melchior.

Melchior serait définitivement le père de Martha.

Au-dessus de la porte de l’atelier un rayon de soleil taquinait tendrement les reflets rougeoyants d’un tableautin où semblait sourire un Mont Granier… Une montagne Sainte Victoire !

 

 

J’étais heureux.

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14 octobre 2022 5 14 /10 /octobre /2022 07:00

 

J’ai lu avec plaisir Alto Braco de Vanessa Bamberger.

Alto braco

L’Aubrac, l’Alto Braco, le haut lieu, il est rare que dans un roman, en l’occurrence Alto Braco de Vanessa Bamberger chez Liana Levi, on écrive avec autant de justesse, de précision, avec finesse et humour, les réalités de l’élevage dans cet Aveyron plus connu pour ses exilés parisiens que pour ses vaches.

ICI 

 

En passant du côté des filles suis allé marauder à la librairie d’en face où, sans même consulter la 4e de couverture j’ai acquis L’Enfant parfaite de Vanessa Bamberger, que ce patronyme me rappelle son précédent livre. Le cerveau est vraiment une étrange machine, guidant mon choix sans référence explicite.

 

Si, il y en avait une : le titre L’Enfant parfaite

 

Couverture du livre « L'enfant parfaite » de Vanessa Bamberger aux éditions Liana Levi

 

Dès l’école primaire et pis encore dans le secondaire : l’impératif de réussite, pour les adolescents du haut du panier des couches éduquées, est tel qu’aucune imperfection n’est plus tolérée.

 

Terrifiant !

 

« Roxane assume sans se leurrer : soutien de sa mère, responsable de la conservation de cette foutue perfection, léguée par son père, Roxane bien seule face à des adultes-enfants qui en font un accessoire de leurs fantasmes de lignée, Roxane victime de la bêtise, d’un système qui proclame « marche ou crève », mais soit belle, aussi, lisse, transparente. Roxane, héroïne tragique de l’indifférence ordinaire.

 

Quel formidable et émouvant roman ! Féroce, acide, vrai, utile. Un monde d’adultes absents, dévots du culte de la perfection par procuration, celle de leur progéniture, incapables d’assumer leurs manquements... »

 

On vole aux enfants leur enfance…

 

Je viens de découvrir sur la Toile un Entretien avec Vanessa Bamberger : la souffrance à l’école est-elle un passage obligé ?

 

"L’Enfant parfaite", l’itinéraire glaçant d’une bonne élève comme les autres ICI

 

La souffrance à l’école est-elle un passage obligé ?

 

C’est en tout cas le sentiment de François, chirurgien, l’un des deux protagonistes de L’Enfant parfaite de Vanessa Bamberger (Liana Levi). Il partage le livre avec Roxane, une excellente élève qui entre en classe de première S dans un lycée parisien réputé. L’un et l’autre ne se connaissent pas vraiment, François est un vieux copain du père de Roxane, exilé dans le Sud de la France après son divorce. L’un et l’autre seront toutefois unis par le drame. La musique et la médecine sont comme une portée sur laquelle s’inscrit l’histoire, de Bach à Nekfeu, des classiques joués par la mère altiste de Roxane et écoutés par François, jusqu’au rap qui berce et épaule Roxane dans son quotidien sous pression.

 

Une petite musique tendre ou féroce sur laquelle se déclinent les variations de l’amitié entre ados, avec, en miroir, l’amitié des hommes mûrs, la peur de l’échec de la mère musicienne en parfaite symétrie avec celle de Roxane, et l’immense solitude qui contient chaque personnage dans la fiction de la vie qu’il se fait.

 

L’ouverture du roman n’est autre que le Serment d’Hippocrate et donne le ton : aussi banale que soit devenue la consultation chez un médecin, une prescription engage la vie et la responsabilité non seulement du patient mais du médecin. Sur le papier, cela semble très solennel et d’une solidité imparable, mais Vanessa Bamberger sait à merveille ébranler les fondements de ce mur déontologique, soumis à l’épreuve du quotidien.

 

Un médecin peut respecter le serment qu’il a prononcé et se retrouver pourtant dans une zone grise, entre responsabilité et culpabilité. Dans L’Enfant parfaite, l’impératif de réussite est tel qu’aucune imperfection n’est plus tolérée. La vie de nos ados est devenue si exigeante, si stressante, que la crise d’acné qui frappe Roxane fait basculer la jeune fille dans une vraie détresse psychologique. Qu’est-ce qui, dans ce roman, est à l’origine du drame, la prise d’un médicament aux effets secondaires douteux ou un contexte social et personnel ?

 

Vanessa Bamberger invite à répondre à cette question par une réflexion sur la nuance et les fragilités. Un roman qui ne juge pas, mais qui excelle à raconter une histoire qui nous ressemble.

 

Karine Papillaud

 

 

 

Entretien avec Vanessa Bamberger : « L’enfant parfait, ça n’existe pas »

 

 

- L’Enfant parfaite raconte le crash d’une jeune fille de 17 ans qui subit une pression scolaire intense et les bouleversements de son âge. Comment ce sujet vous est-il venu ?

 

Il y a quelques années, ma fille aînée a fait sa rentrée en première S. Elle avait toujours été excellente élève. Tout d’un coup, elle n’y arrivait plus, en maths en particulier. Ça a été le drame : la boule au ventre, les insomnies, le stress absolu. Le discours du corps enseignant accentuait son angoisse.  Le premier jour de classe, les profs avaient dit aux élèves : « attention, dès maintenant toutes vos notes comptent ; si vous ratez votre premier trimestre, vous n’aurez aucune chance d’entrer dans une bonne prépa ». Je me suis demandé ce qui se serait passé si elle n’avait pas été entourée, suivie, si elle n’avait pas réussi à remonter ses notes. Quant à la crise d’acné dont est victime Roxane, mon héroïne, j’ai pu observer autour de moi à quel point cette maladie impactait la psychologie des ados qui en sont victimes. Ils n’osent même plus croiser le regard des autres.

 

 

- L’Enfant parfaite, est-ce La Boum version 2020 ? Les ados ont-ils changé ?

 

Ce qui continue de caractériser les ados, c’est cette frontière entre deux mondes sur laquelle ils se tiennent en équilibre. Leur fragilité, leur besoin d’être aimés, regardés. Bien sûr, avec les époques, leur comportement se modifie… leur apparence, leur langage, leur sexualité. L’environnement influe.  En ce moment, on ne peut pas dire qu’ils sont gâtés. Entre la crise écologique, le terrorisme, la crise économique, la montée des extrêmes, et maintenant la crise sanitaire… L’horizon semble bouché. Et on leur demande de se projeter dans un monde dont on ne sait pas comment il va évoluer. Alors oui, je pense qu’ils ont changé au sens où ils ont perdu de leur insouciance.

 

 

- La solitude des adolescents tient-elle aux nouveaux modes de vie ou est-ce un invariant ?

 

Avant les réseaux sociaux, à condition que tout se passe bien à la maison, celle-ci avait valeur de refuge. Aujourd’hui, à cause des smartphones, les ados continuent d’être sous le feu du regard des autres, même après l’école, ça ne s’arrête jamais. C’est la comparaison permanente. Je crois que cela peut contribuer à renforcer le sentiment de solitude que tout adolescent expérimente à un moment donné.

 

 

- L’école est un lieu de violence, entre harcèlement et pression scolaire. Est-ce pour vous un fait nouveau et quelle responsabilité prennent les adultes ?

 

L’école a toujours été cruelle. Mais c’est vrai que le phénomène du harcèlement prend de l’ampleur. Il y a aussi ces votes organisés sur les réseaux sociaux par certains élèves qui publient anonymement deux photos en demandant aux autres de décider qui est le plus beau, le plus « stylé » … C’est très violent. Quant à la pression scolaire… Elle a toujours existé dans les filières d’élite car le système français est concurrentiel, compétitif.  Mais il l’est de plus en plus car il n’y a pas assez de place pour tout le monde, alors la pression augmente.  Les parents ont peur pour leurs enfants, peur qu’ils ne trouvent pas de travail, donc ils en rajoutent.

 

 

- Vous n’avez pas 16 ans, comment avez-vous travaillé pour vous couler dans cette langue et ce regard sur le monde ?

 

Je voulais que la voix de Roxane ait l’accent de la vérité. J’ai rencontré beaucoup d’ados et de jeunes adultes, en individuel et en groupe. J’essayais de me faire oublier pour qu’ils se parlent entre eux naturellement. C’est assez étonnant, d’ailleurs, entre la vitesse d’élocution et le vocabulaire, par moments je ne comprenais rien du tout à ce qu’ils racontaient !

 

D’ailleurs j’ai ajouté un lexique à la fin du livre. Ce qui est surprenant aussi, c’est la façon avec laquelle ils passent d’une langue à l’autre dès qu’ils sont en présence d’adultes. Quand je me risquais à employer leur vocabulaire pour « faire genre », ils me regardaient de travers. Pour eux, j’étais la daronne ! À chaque fois que je terminais un chapitre Roxane, je le lisais tout haut à ma fille et ses amis. Ils me disaient alors ce qui n’allait pas, « on ne dirait pas ça comme ça », « on ne réagirait pas comme ça ». Ils m’ont beaucoup aidée.

 

 

- Il y a une alternance de langues et de focalisations. La langue de Roxane et la langue de narration utilisée pour raconter François. Comment ces choix se sont-ils imposés à vous ?

 

J’ai eu de la difficulté à trouver la voix de Roxane. Je m’étais fait une play-list de rap que j’écoutais en boucle, puisque pour connaître un peuple il faut écouter sa musique, et à un moment donné j’ai eu l’idée de slamer la parole de Roxane, de la faire rimer. On ne s’en rend pas forcément compte en lisant le texte mais si on le lit à voix haute cela apparaît. Je voulais jouer sur l’oralité. C’est comme si il y avait une voix du dessus, celle de Roxane, et une voix du dessous, celle de François. Comme une partition. La langue de Roxane est une langue étrangère pour François. Les jeunes et les adultes ne se comprennent pas toujours. Ils n’écoutent pas la même musique. En juxtaposant, chapitre après chapitre, les voix de Roxane et François, je cherchais à juxtaposer des univers musicaux dissonants.

 

 

- Le traitement d’un tel sujet peut rapidement tourner au document, surtout quand l’un des personnages parle au « je ». Quels partis pris narratifs ont été les vôtres ?

 

Je me suis documentée, certes, mais Roxane est un personnage fictif, prise dans une histoire inventée qui ressemble à un fait divers. Je cherche toujours à raconter des histoires de fragilité humaine.

 

 

- La question de la responsabilité draine tout le roman et se décline sous plusieurs angles : scolaire, parental, médical. Êtes-vous attachée à ce sujet en particulier et comment résonne-t-il avec l’époque ?

 

C’est juste, la question de la responsabilité sous-tend le roman. Qui est responsable de ce qui arrive à Roxane ? Ses parents ? Ses professeurs ? Ses amis ? Quelqu’un aurait-il pu l’empêcher ? La problématique du bouc émissaire m’intéresse beaucoup. Et celle de la liberté de prescription. Dans le contexte actuel, cette question prend de plus en plus d’importance. Les médecins sont-ils responsables des effets secondaires des médicaments qu’ils prescrivent ? La question du bénéfice-risque se pose. Mon titre de travail a longtemps été « Les effets secondaires », en lien avec cette chaîne de responsabilités.

 

 

- La peur des parents se reporte sur les épaules des enfants. Dans ce roman, on sent l’infinie fragilité des parents, entre inconséquence et projection. Qu’est-ce que le mal-être de la jeunesse dit de la société contemporaine ?

 

Nous vivons dans une société de la perfection individuelle et de la peur. Comme le dit François Sureau, chacun a peur pour la protection de sa propre vie que tous, médias, réseaux sociaux, présentent comme quelque chose de désirable. Tout se passe comme si on n’avait plus le droit à l’erreur, à l’échec, à la moyenne. Dans ce contexte, nous, parents, avons de plus en plus peur pour l’avenir de nos enfants. C’est une peur primale. Nous avons l’impression d’être un bon parent (ce qui nous soulage) quand notre enfant réussit bien scolairement, ou dans un autre domaine, qu’il exploite son « potentiel ».

 

Ce qui est paradoxal, c’est qu’on voudrait que notre enfant soit autonome et épanoui, bien dans sa peau, et en même temps obéissant et bon à l’école. Mais l’enfant parfait, ça n’existe pas. Et le parent parfait encore moins.

 

Propos recueillis par Karine Papillaud

 

lecteurs.com

EXTRAITS

« Rose se jette sur moi. Je la regarde et je la trouve fraîche. J’aime sa dégaine. Bien qu’elle soit blanche et blonde, elle a tressé ses cheveux à l’africaine. Une coiffure qui, si je devais y soumettre ma fine chevelure châtain, me défigurerait, vu la taille de mon nez. Je suis grande, ni belle ni moche, physique basique classique.

 

Aujourd’hui je porte un T-shirt blanc et un jean slim, rien d’extravagant. Un peu de mascara, deux bracelets dorés qui tintent doucement. Rose a revêtu sa carapace, petit haut court et bas de jogging, banane en bandoulière, créoles en or, grosses baskets Adidas. Résultat, on crève toutes les deux de chaud mais, comme dit Rose, pas question qu’on montre nos jambes aux frérots.

 

Rose s’habille et parle comme une fille de la tess, sauf qu’elle habite un duplex sur le parc Monceau avec son père banquier et sa mère qui travaille chez BP. Elle méprise ses parents, en particulier Delphine, sa mère, qui s’habille comme une cagole, mange des steaks et jette ses mégots par la vitre de sa Mini Cooper. Rose a déjà essayé le sexe avec une fille, le plan à trois, la cons’, l’alcool défonce. Demandez-moi la liste de mes exploits, je ne vous donnerai pas la réponse.

 

Lyna nous rejoint avec son joli visage brun, ses cheveux frisés, sa nonchalance séduisante, son aisance. Je l’observe tournoyer les bras levés dans sa robe d’été à petits pois bleutés. Elle est fine et c’est une vraie fille, Lyna. La plus girly de nous trois. Elle vit à Montmartre, son père est réalisateur et sa mère prof de yoga, tellement flippé que Lyna se fait géolocaliser quand elle prend un Uber en rentrant de soirée. Si sa mère savait comment on les passe, nos soirées.

 

Vous vous interrogez peut-être sur ce qui nous réunit, Rose, Lyna et moi. Nous étions dans la même classe en seconde, à Sully, et sommes toutes les trois très, mais vraiment très bonnes élèves. Nous partageons nos centres d’intérêt, nos rêves. Petite, je dépensais mon argent de poche en dictionnaires et livres scolaires supplémentaires. À dix ans, j’ai lu Les Misérables et ma mère l’a raconté à toutes ses amies. Du coup, je me suis sentie obligée de lire Le Comte de Monte-Cristo, L’Assommoir et Le Père Goriot. Ça avait l’air de lui faire tellement plaisir. Aujourd’hui Mélanie me chante sans cesse la même rengaine, ma chérie tu ne me poses aucun problème, ma vie est déjà si difficile, ta solidité me fait tenir. C’est vrai, je ne pose aucun problème, c’est pour ça qu’on m’aime. » (p. 20-21)

« Je n’ai pas bien dormi cette nuit. Ma mère l’avait prédit. Je n’ai jamais bien dormi de ma vie, alors la veille d’une rentrée scolaire à Sully, imaginez le souci. Quand je me suis réveillée, elle était déjà partie. Mélanie, c’est parfois plus simple de l’appeler ainsi, Mélanie, ma furie ma mélodie, elle est altiste. Vous ne savez pas ce que c’est ? Normal, personne ne le sait au lycée. Personne n’est intéressé, la musique classique c’est mort. Un parent concertiste égale un passeport pour la recale sociale. »

 

« Devant moi, Ferdinand lève la main pour poser une question. Intimidé, il se met à bégayer. Chareau écarquille les yeux pour bien montrer sa surprise, et son agacement. Elle l’arrête. Attendez, je ne comprends rien à ce que vous racontez, il faut vous calmer ! Après ça Ferdinand ne dis plus rien. Sur la feuille la prof a imprimé un cours succinct, une poignée de formules, et maintenant elle se lance dans une démonstration bon train. À la fin de l’heure elle nous donne une liste d’exercices à faire pour le lendemain. Il y en a pour trois heures au moins. On se regarde, affolés. On ne sait pas très bien si on doit rire ou pleurer. Ferdi place son index sur sa tempe pour signifier que cette prof-là est donc, tout comme Perrier, complètement fêlée, puis rejette sa tête en arrière et éjecte sa main. Il fait mine de se flinguer. »

 

« C’est qu’il faut avoir le cœur bien accroché pour faire prof. En réalité, il faut être taré. Insultés agressés mal payés, mal considérés maltraités mal encadrés, pas formés rudoyés bousculés. Les profs entrent en classe avec leur mine pitoyable de boucs émissaires de l’Éducation nationale, chargés de nous faire ingurgiter dans l’année des programmes de plus en plus lourds, de plus en plus techniques, sous format numérique. Dire que la plupart sont complètement nuls en informatique ! Du coup, ce qu’ils ont à faire, ils le font n’importe comment, en mode totalitaire. »

 

 

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14 octobre 2022 5 14 /10 /octobre /2022 06:00

La Vierge enceinte de Cucugnan - Cucugnan - Aude - Midi-Pyrénées - Grand  Sud Insolite et Secret

J’ai compris tout de suite.

Dès qu’elle a franchi le seuil.

Vois-tu Martha, une femme heureuse de l’être ne peut cacher qu’elle est enceinte.

 

Et Marie, ce jour-là, irradiait d’un bonheur qui d’un coup effaçait toutes les peines vécues.

Elle ne voyait plus que l’enfant de Mathias, elle n’allait plus vivre que pour l’enfant de Mathias. Elle était dans son for intérieur, convaincue que Mathias allait renaître dans l’enfant qu’elle portait.

Et je peux te dire, Martha, une mère n’a plus, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, le caractère d’une femme quand avant même qu’il naisse, elle s’affirme mère de son enfant.

Entre la mère et la femme, il y a un gouffre qu’aucun homme ne saura jamais vraiment combler.

Il faut alors partager, sans s’oublier.

N’aimer plus qu’à travers l’enfant cette femme devenue mère.

Aborder avec plus de respect ce ventre qui s’est ouvert sur une vie.

Ce ventre qui ne peut plus dans l’esprit n’être qu’un objet de plaisir.

Vois-tu Martha, je te parle aussi des choses que j’ai peu connues, mais je l’ai écoutée, ta mère, semaine après semaine, mois après mois.

Ce ventre, parfois, n’était plus son ventre mais l’objet d’une telle vénération que je l’ai crue près de perdre la raison.

 

Notre vie commune ? Nous étions devenus frère et sœur dans les faits, bien qu’amants pour le reste de la ville et notre coexistence me devenait lourde.

J’étais seul en fait pour apprivoiser les fantômes d’hier et modérer les projets de demain.

Toujours enter désespoir et utopie.

Elle écrivait, en toute inconscience, à Lenzkirch, à cette adresse que Mathias avait laissée. A cette Martha qui serait la grand-mère de l’enfant à venir.

Chaque semaine une lettre partait.

Qu’aurait-elle pu espérer de ces courriers par les temps que nous traversions ?

Mais il était inutile de tenter de la raisonner.

Elles sont toutes là, dans la boîte à biscuit LU.

Je n’en ai posté aucune.

Je ne les ai pas ouvertes non plus.

Pas lues.

Je voulais tracer un trait sur Mathias.

Il était mort pour nous. Je savais depuis ce jour terrible qu’il ne réapparaîtrait pas.

Nous étions la part sombre de Mathias. Le péché de Mathias.

Et j’imaginais sans peine ce que pourrait être le remords d’un cœur qui s’était tant donné à Dieu avant de connaître la nature des hommes…

 

Je vais l’appeler Martha si c’est une fille, Mathias si c’est un garçon.

-Martha ? Pourquoi Martha ? Marie, ce n’est pas un prénom de chez nous.

Marthe, si tu veux, mais Martha ? Tu y penses vraiment ?

-Martha parce que la mère de Mathias s’appelle Martha.

Elle sera heureuse quand elle saura.

-Cesse de te faire des films, Marie.

Si elle avait voulu savoir, elle t’aurait écrit, non ?

-Elle n’a sûrement jamais reçu mes lettres. Imagine, Melchior ce que c’est qu’un pays qui a perdu la guerre.

Tous ses enfants morts sans la moindre gloire pour se consoler.

Elle pleurait.

-Calme-toi car Mathias, ou Martha, a besoin de calme pour mûrir.

C’est comme un fruit, attention, la grêle, les orages… les chagrins.

 

Et je riais aux éclats, je riais de voir le visage de ta mère tout à coup buriné par l’inquiétude et deux fines mains qui palpaient son ventre à peine gros, qui caressaient cette forme à peine visible, mais qui déjà sous ses mains devait peser le poids d’un enfant.

 

Alors, voyant ma  mine, elle riait à son tour et me sautait dans les bras en me donnant des coups de poings.

Ma petite Marie. Marie à moi.

 

Les lettres de ta mère, prends-les et lis-les. Elle ne parle sûrement que de toi. Comment pouvait-elle croire qu’elles atteindraient leur but. Nous étions fin quarante-quatre.

Rien n’était fini. Pas une lettre ne pouvait partir vers l’Allemagne.

Pas une seule. Elle vivait alors totalement dans un monde parallèle, avec Mathias mort et toi à naître.

 

 

 

 

 

                              //////////

 

 

 

 

Et toi Martha ? tu m’as demandé, tu te souviens.

-Papa, elle est où ma maman ?

-Elle est au ciel ma chérie, au ciel.

-Pourquoi au ciel ?

-Parce que, quand toi tu nous es venue de ciel, le Bon Dieu a dit Marie, j’ai besoin d’une maman pour les enfants du ciel, et il l’a emmenée au ciel. Voilà !

 

 

 

 

 

                            //////////

 

 

 

 

 

Les mois ont passé.

Mars et le printemps pointaient leur nez.

Tu es une enfant du matin, Martha.

À six heures, Marie est venue me réveiller.

-Melchior, il faut y aller, cette fois ça y est ! il vient, je sens qu’il vient !

Elle avait déjà préparé depuis plusieurs jours sa petite valise.

-Marie, du café ? Une petite tartine ? Je parie que tu n’as rien dans l’estomac…

-Non, je te dis, il faut faire vite !

J’essayais de différer. Je ne sentais pas vraiment la chose. Et pourquoi l’aurais-je senti mieux, je n’allais pas accoucher, moi ? Cependant il me semblait qu’il devait y avoir des douleurs, de spasmes, des crispations, enfin, avant comme pendant, pour l’un comme pour l’autre. Mais rien. J’oubliais alors que je n’étais pas l’autre.

Elle parlait comme si elle allait effectuer quelque chose d’urgent, mais de naturel, sans panique. Sans la moindre trace de peur.

Il n’y avait dans ses yeux que de la lumière, cette lumière qu’y allume le bonheur.

Et j’en souffrais.

Elle allait accoucher d’un enfant de Mathias.

Elle le tenait déjà entre ses mains.

Elle le serrait entre ses deux mains.

Et de la manière qu’elle soutenait son ventre, je la devinais, soutenant déjà entre ses mains cet enfant de Mathias.

 

Et moi, pensais-je, ne lui avais-je pas donné le change pendant ses mois de grossesse.

Ses longs mois où l’angoisse se partageait les heures avec la question perpétuelle : pourquoi ne pas avoir avorté ?

 

Parce que cette question, nous nous l’étions posée. Elle d’abord, moi plus tard.

J’avais aussi fait part de mes craintes, parlant des méthodes malthusiennes de la campagne : aiguille à tricoter, bouquet de persil…

S’en suivaient infection et fièvre, la mort peut-être.

Et puis, après tout, dis-je, c’est notre enfant, celui de notre Mathias.

Et nous en étions convenus sans grande peine.

 

À la maternité, tout fut conforme, l’accueil, la chambre, rien n’était discutable.

Quand le temps fut venu…

Oui, j’étais là, dans le couloir, Martha et j’ai tout de suite compris que quelque chose ne se passait pas tout à fait comme espéré.

-Un siège, c’est un siège !

L’infirmière est sortie affolée.

-Le docteur, vite, le docteur !

Deux portes plus loin, elle s’acharnait, tapait contre la porte, hurlait.

 

Il est sorti, hagard. Et puis il a souri.

-Un siège ! a crié l’infirmière.

-Un siège ! a-t-il repris, un siège…asseyez-vous je vous en prie…

Il riait.

Il riait encore quand j’entendis le hurlement de ta mère.

-Marie, Marie ! je me précipitais vers la salle d’accouchement. Elle était là, jambes écartelées, ventre sanglant. Elle pleurait de douleur, sûrement.

Mais de peur plus sûrement encore.

Quand il sortit enfin, l’enfant, l’infirmière le lui arracha des mains et disparut dans la pièce voisine.

Je m’approchai de Marie. Je lui saisis les mains. Elle était épuisée, les larmes lui coulaient sur le visage, les oreilles, le cou, il y avait mêlés aux larmes, de la sueur et du sang.

 

Elle m’a regardé et m’a dit.

- Melchior, donne-lui un père.

Promets-moi, Melchior, promets-moi, donne lui un père.

C’était une prière, plus encore qu’une prière, une supplique.

Et ses yeux parlaient autant que sa voix.

-C’est une fille ! Vous avez une jolie petite fille !

L’infirmière semblait aussi heureuse que si l’enfant était le sien.

 

C’est notre fille, dis-je, nous l’appelons Martha.

Comme sa grand-mère.

Alors Marie a longuement soupiré, elle a serré fort entre ses pauvres mains mes mains gourdes et rugueuses.

-Merci, Melchior, mon Melchior.

C’est tout ce qu’elle a dit, Martha.

Ta mère n’a pas survécu plus de deux jours, deux jours de silence et d’inertie, deux jours de lente agonie.

Le boucher qui t’a mise au monde est mort aujourd’hui.

Inutile de chercher à savoir s’il a expié ses fautes.

Lorsque je repense à ces moments, me vient à l’esprit l’image d’un Mathias insolemment beau, déposant sa semence dans ce corps pur de Marie.

Je reste persuadé aujourd’hui encore qu’il y a plus de pureté à semer la graine qu’à cueillir le fruit.

 

 

 

 

                             //////////

 

 

 

 

 

Pouvais-je alors te dire Martha, ce que fut pour ta mère cette porte du ciel…

 

 

 

 

 

                               //////////

 

 

 

 

Un père qui embrasse sa petite fille qu’éprouve-t-il ?

Et quand cet enfant grandit, quand d’enfant, elle devient jeune fille et puis jeune femme…

J’ai souffert Martha, de ton enfance à aujourd’hui.

J’ai souffert, car j’ai aimé ma fille, j’ai étreint ma fille, j’ai embrassé mon enfant comme n’importe quel père l’aurait fait.

Mais toujours, j’avais à l’esprit ce fait irrépressible : si les autres savaient, si les autres se doutaient simplement, que penseraient-ils de moi ?

J’ai vu des pères aduler leur enfant, j’ai vu des pères serrer contre leur poitrine ce qu’il savait être leur fruit.

Mais toi Martha, pouvais-tu définitivement être mienne, l’enfant de mes amours ?

Mon fruit ?

Je me suis souvent demandé ce que pouvait ressentir un père adoptif pour les enfants qu’il n’avait pas procréés.

Pouvait-il mieux les aimer que moi, les caresser, les étreindre, les embrasser sans craindre la moindre ambiguïté dans ses gestes, dans ses sentiments, parce que tout ça, est prévu sur le papier ?

Je n’ai jamais eu de réponses.

Je me suis toujours contenté de ma raison.
Je t’ai donné l’amour que Mathias t’aurait donné, je t’ai donné l’amour que j’éprouvais pour toi et pour eux deux.

L’amour d’un père pour sa fille comme tu es pu chaque jour me rendre ta part de cet amour.

Si les autres avaient su…

C’est ça, le poison qui a perturbé toute mon existence.

Si les autres savaient…

Et je scrutais les regards de tous ces gens qui nous observaient. Et je me disais sans pouvoir y échapper : tout cela repose sur un mensonge.

Tout cet amour est né d’un mensonge.

Il ne peut donc pas être amour mais déviance, anomalie, perversité…

 

Je me disais, un père adoptif le fait sans réticence, car adopter un enfant c’est passer par la voie officielle, l’administration, l’attente, les déceptions avant le jour où l’enfant arrive. Mais moi, Melchior, je l’avais volé, cet enfant-là.

 

Je l’avais sciemment dérobé à son père et peut-être même à sa mère, car sans mon mensonge aurait-elle souffert autant.

J’avais en permanence devant les yeux, le pauvre corps supplicié de Marie, les mains ensanglantées d’un médecin monstrueux qui fourrageait dans ce corps comme un mécanicien incompétent dans un moteur.

Pardonne-moi l’image Martha.

Il fallait que je sache, me disais-je, il fallait au moins que je sache si mon enfant, ma fille, était bien mienne, ou si par mon mensonge je l’avais dérobé à son père.

J’ai attendu des années pour mettre un terme à cette question parce que j’avais peur de la réponse.

Et puis un jour j’ai pris la décision de franchir le pas.

 

 

 

 

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13 octobre 2022 4 13 /10 /octobre /2022 07:00

 

Il m’est difficile de résister à l’attrait d’une librairie lorsque je baguenaude, ce fut le cas jeudi, je faisais baby-sitter les enseignants étaient en grève, une halte en librairie est aussi prisée par la jeune lectrice : se plonger dans les exploits de l’affreuse Adèle.

 

Depuis plusieurs jours, dans ma vieille tête tournait une idée : puisque c’est très tendance de souligner l’arrivée des femmes dans le monde du vin, plus spécialement autour du vin mais aussi dans les vignes et dans les chais, je caressais le projet de mettre en lumière la place des femmes dans le monde agricole, les paysannes invisibles, mémé Marie et la tante Valentine besochant les betteraves, Roundup manuel, puis par le soin de Pisani : l’exploitation familiale à 2 UTH (affreux acronyme : unité de Travail Humain), des agricultrices presqu’aussi invisibles, le monde ne commence pas avec vous jeunes gens, il existait bien avant. Le combat de l’émergence des femmes, leur reconnaissance économique et sociale sont un long chemin semé d’embuches.

 

Et je tombe sur :

 

Les paysannes par Gonthier

 

Paysanne : «femme du paysan». Ainsi les dictionnaires du XIXe siècle définissent-ils, dans une France rurale jusqu’en 1914, les aïeules des agricultrices d’aujourd’hui, moteur, selon l’autrice, de la «mutation du monde rural».

 

Issue de celui-ci, comme sa préfacière, elle donne à lire une anthologie, revendiquée subjective, qui guette l’émergence de ces femmes dans la littérature. Car si le monde paysan fut victime d’appellations péjoratives (rustre, bouseux, plouc, etc.) sa partie féminine et son indispensable labeur furent le plus souvent invisibilisés ou caricaturés par les écrivains.

 

Peu à peu, ces femmes fortes se sont glissées dans les récits, discrètes chez Balzac, plus affirmées chez George Sand, Gustave Flaubert, Émile Zola ou Jean Giono. De leur constante présence, de leur opiniâtreté face à une vie rude, de leur amour de la terre témoignent ici des photographies réalistes. Pour évoquer cet univers rural au féminin, des plumes étrangères s’invitent aussi dans ce bel hommage, un rien nostalgique.

 

Josiane Gonthier, Les Paysannes. Portraits littéraires, préface de Marie-Hélène Lafon, Turquoise, 157 pp., 20 €. ICI 

 

Résumé :

 

« Les plus silencieuses d’entre les femmes », dit d’elles l’historienne Michelle Perrot ; cette anthologie les montre dans leur grandeur et leurs servitudes, leur force et leur détermination, l’âpreté et les joies de leur existence de paysannes.

 

Josiane Gonthier est fille de paysans savoyards ; ses études de lettres et son engagement féministe l’ont conduite à s’intéresser aux représentations que la littérature donne des femmes de la terre. Ce recueil rassemble trente-huit textes choisis dans des œuvres françaises et étrangères, rédigées par des autrices et auteurs tantôt illustres, tantôt méconnus ou inconnus du grand public. Un cahier de photographies sur les paysannes de Savoie et de l’Ain complète l’ouvrage. Sont aussi fournies des données chiffrées concernant les agricultrices en France et dans le monde.

 

De l’Antiquité au XXIe siècle, les paysannes – qui ne constituent pas moins du quart de la population mondiale – ont inspiré des portraits parfois cruels, tendres ou drôles, rêveurs ou révoltés. Mais d’une vérité toujours saisissante, voire inquiétante. Avec Marguerite de Navarre, Victor Hugo, George Sand, Gustave Flaubert, Amélie Gex, Marcel Proust, Colette, William Faulkner, Nazim Hikmet, Marguerite Duras, Agota Kristof, Aki Shimazaki et les autres, c’est un univers rural, à la fois familier et campé sur ses secrets, qui révèle sa part invisible : les femmes.

https://cdn-s-www.ledauphine.com/images/8AA11AB7-408C-4A65-A870-339194BFA456/NW_raw/l-autrice-aixoise-josiane-gonthier-photo-le-dl-p-e-b-1638020022.jpg

Josiane Gonthier, née à Aix-les-Bains (Savoie), est professeure agrégée de lettres. En 1983, elle a rejoint la présidence de la République où elle a servi sous les deux mandats de François Mitterrand. Elle a poursuivi sa carrière dans les instances françaises puis internationales de la Francophonie. Elle a contribué à de nombreuses publications portant sur la langue française et sur les femmes.

Amazon.fr - Les paysannes: Portraits littéraires - Gonthier, Josiane,  Lafon, Marie-Hélène - Livres

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13 octobre 2022 4 13 /10 /octobre /2022 06:00

La Grande Guerre à travers l'art | Musement Blog

-Tu n’as rien à me dire ? Dis ! toi, oui toi Melchior ! Vraiment rien à me dire ?

-Mais tantine, à quel sujet donc ?

-Tu te moques de moi, Melchior ? je sais… Je sais qu’ils sont partis… Les Boches sont loin n’est-ce pas ?

-Oui, oui, et quoi, ça devait bien arriver, tantine. Alors, bon, ils sont loin.

Elle prit son air finaud comme s’il s’agissait de marchander une douzaine d’œufs sur le marché.

Elle souriait.

Mais pas de ce sourire doux et amène des vieux.

-Il paraît qu’ils en ont laissé dix, dix derrière eux, raides comme des harengs, baignant dans leur jus ! hei, tu m’entends Melchior ?

- Ah oui, tantine, dix, peut-être…

- Je veux les voir.

Je veux que tu m’y conduises ce soir.

Dis tu m’entends ?

-Oui, oui, mais à quoi bon ? d’ailleurs, ils n’y sont peut-être même plus.

-Oh que si, ils y sont encore.

Vois-tu, ils ont dit que les chiens les boufferont.

Personne n’osera les toucher avant.

Tu peux être sûr que s’ils le disent c’est que ça se passera comme ça…

Comme ça et pas autrement, Melchior !

-Ils ? ils ? Qui c’est ils, tantine ? Il ne faut pas trop écouter ceux qui parlent sans savoir.

-Melchior, si tu refuses de m’accompagner, je te jure que le François m’y mènera.

Je te jure que lui, au moins, il sera volontaire pour ça.

Il n’est pas de ceux qui voulaient leur mort et qui se voilent la face aujourd’hui.

-D’accord, tantine.

Je passerai à onze heures ce soir, il vaut mieux que personne ne nous voie. D’accord ?

-Si tu veux. Va pour onze heures ce soir, j’y compte bien mon neveu.

Ne chercha pas d’excuse pour me faire faux bond !

 

Te dires que j’i redouté l’arrivée de la nuit serait peut dire, Martha, j’avais surtout honte d’accompagner cette femme comme s’il s’agissait d’aller au spectacle.

Je l’ai fait.

 

Elle était en grand deuil, une voilette sur les yeux.

-Les voilà. Ils sont tous là, en tas.

Comme ils sont tombés.

Elle était immobile, semblant fixer l’amoncellement difforme à vingt pas de nous.

 

-Ah ! mon Dieu, bénis soient ceux qui les ont retenus !

 

Et puis voilà qu’elle s’est avancée vers eux.

La voilette rejetée en arrière, la haine au visage. Elle est arrivée au pied de ce monticule de chair torturée, les pieds déjà souillés par le sang figé qui s’était répandu bien au-delà de ces corps et qui adhérait à ses semelles.

Et je l’ai vue, Martha, je l’ai vue, jupe retroussée, mains cambrée sur les hanches ; je l’ai vue comme un énorme vautour gravissant cette montagne de chair pétrifiée et déjà puante.

Je l’ai vue Martha, se hisser au-dessus de tous ces corps, enfoncée jusqu’aux chevilles dans cet amas d’hommes sacrifiés.

Et se tournant vers moi, relevant davantage jupe et jupon, le visage empreint d’une jubilation satanique.

Oui Martha, je l’ai vue, jambes écartées, pissant toute l’eau de son cops sur ces enfants morts.

Elle trépignait et pissait en même temps. Et cette image ne s’effacera jamais de ma mémoire.

Martha tu ne peux savoir la douleur que j’éprouvais soudain et seules les larmes ont pu un instant me soulager.

Elle est venue vers moi, s’essuyant l’entrejambe avec jupe et jupon, grossièrement, avec une insistance équivoque.

 

Le visage près de l’orgasme.

 

Oui Martha, il s’agissait bien de cela.

Un véritable orgasme.

 

Et puis nous sommes rentrés.

Elle avait les jambes souillées de sang noir.

Elle sentait la mort.

Elle a seulement dit, en me quêtant :

  • J’ai vengé mon Louis, Melchior, je l’ai vengé mon Louis !

 

 

Louis, c’était le fils qu’elle avait perdu aux premiers jours de la guerre calque part dans les Vosges et qui n’est jamais revenu.

Ni vivant, ni mort non plus.

Pauvre Louis, doux et réservé qu’il était.

 

Qu’aurait-il pensé d’un tel spectacle ?

J’avais honte, Martha, honte pour elle, honte pour moi.

J’avais mal pour ces gosses en train de pourrir derrière l’église.

Se peut-il vraiment que nous ne soyons rien.

Vraiment rien.

Et que le silence de Dieu n’est autre que l’absence de Dieu ?

Ne sommes-nous vraiment que misère et désespérance ? Que haine ?

 

Car là, est bien notre vraie nature, Martha, l’amour n’est qu’artifice.

Demande aux loups s’ils savent ce que c’est que l’amour ! la haine commande, la haine c’est pour sûr le ferment de toute ambition, de tout désir de vaincre et de posséder.

L’amour Martha n’est qu’artifice et mensonge.

 

Tu la vois la vieille Foise, tu la vois, Martha.

 

Moi, je ne vois que cet être massif, juché sur ce tas d’hommes.

Passant en jubilant sur ces enfants morts. Jamais plus cette vision ne m’a quitté.

Et jusqu’à sa mort, je n’ai plus jamais pensé a elle autrement qu’à cette image d’une ogresse monstrueuse se réjouissant d’une chasse héroïque.

 

Un tableau de chasse, Martha.

Et je suis certain que pour elle aussi, dans un tout autre registre, ce souvenir ne l’a jamais quittée.

Le jour de sa mort, les seules paroles qu’elle put dire au curé qui l’oignait : « Mais j’ai vengé mon Louis… »

 

Tu vois Martha, jusqu’au bout elle a revécu cet instant avec la même jouissance et peut-être en plu, ce « mais »

Un « mais » de regret ?

 

Non, pas le regret de l’avoir fait, mais peut-être le regret de n’avoir pas su par la suite, faire autre chose de sa vie que de ressasser cet épisode monstrueux.

D’en faire la seule jouissance de sa vie, quand il était encore temps de s’emplir des joies et des bonheurs du jour qui se lève et de l’an qui finit. Martha, je voulais que cela aussi, tu le saches.

 

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12 octobre 2022 3 12 /10 /octobre /2022 07:00

Le Deblocnot': LE CUIRASSE POTEMKINE de Sergueï Eisenstein (1925) - par Pat  SladeLe Cuirassé Potemkine (Броненосец «Потёмкин - Sergueï M. Eisenstein, 1925)  - Le Monde de Djayessehttps://blog.culture31.com/wp-content/uploads/2022/06/cuirasse.jpg

Clin d’œil !

 

Le Corbusier e il Movimento Moderno in architettura - Artevitae

 

Après la première guerre, des mouvements sont nés, même après la poussée reçue dans le monde de l'art par le cubisme, qui visent à dépasser la classification des arts. Ozenfant élabore les principes du « purisme » et publie en 1918 avec Jeanneret (Le Corbusier) le manifeste intitulé : « Après le cubisme », dans lequel les formes simples et pures sont promues comme la source première de toutes les sensations esthétiques.

 

En 1919 Ozenfant et Le Corbusier fondent le mouvement puriste, qui sera diffusé à travers la revue  L'Esprit nouveau. Le purisme établit l'utilisation de formes simples et l'harmonie des procédés de l'art avec ceux de la nature. Le terme «Il Movimento Moderno» fait généralement référence à un développement complexe de phénomènes architecturaux et d'évolutions théoriques qui ont eu lieu entre les deux guerres mondiales.

 

« Les devoirs de vacances de Ciné papy – été 2022 - III »

 

https://www.benzinemag.net/wp-content/uploads/2020/07/un-chien-andalou-e1596109095902.jpg

Aujourd’hui c’est « Les Mouvements »

 

Ian  Haydn Smith cite André Bazin célèbre critique de cinéma de la première moitié du XXe siècle : «  La réalité n'est pas l’Art mais un art « réaliste » sait créé une esthétique intégrante de la réalité. »

 

À ses débuts, on a pu voir le cinéma s’imprégner des mouvements artistiques de son époque : expressionnisme, surréalisme. Mais, avec l’apparition d’un mouvement propre à son art, le néoréalisme en Italie, le cinéma a imposé avec force la spécificité de son art, tout en restant influencé par le reste du monde de l’art.

 

Voici quelques un des mouvements caractéristiques de ce septième art, illustrés par des films emblématiques.

 

Expressionnisme allemand                1913 – 1930     

« Metropolis » 1927          de Fritz Lang

 

Évolution

« Soupçon » 1941 et « Psychose » 1960 d’Alfred Hitchcock

 

Montage soviétique                        1919 – 1930

« Le cuirassé Potemkine » de Sergueï Eisenstein

 

Évolution

Le montage illustré par « L’homme à la caméra » 1929 de Dziga Vertov        

                           

Cinéma surréaliste                         1924 – 1932

« Un chien andalou » 1929 de Louis Buñuel

 

Évolution

On raconte que ce serait l’ancêtre du vidéoclip

 

Réalisme poétique                          1930 – 1939

« Quai des Brumes » 1938 de Marcel Carné  sont emblématiques « Le jour se lève » 1939 de Carné et/ou « Le Troisième Homme » 1949 de Carol Reed

 

Néoréalisme italien                        1943 – 1952

« Rome Ville Ouverte » 1945 de Roberto Rossellini

 

Évolution

« Le Voleur de bicyclette » 1948 de Vittorio De Sica qui est à peu près le dernier du genre

 

Nouvelle Vague                       1958 – 1973

« A bout de souffle » 1960 de Jean Luc Godard

 

Évolution

L’histoire d’Antoine Doinel « Baisers volés » 1968 et/ou « Domicile Conjugal » 1970 du même Truffaut

 

Nouvelle Vague britannique     1959 – 1963

« Les chemins de la Haute Ville » 1959 de Jack Clayton sont emblématiques « La Solitude du coureur de fond »  1959 de Tony Richardson Le mouvement s’est vite épuisé le cinéma britannique devenant plus commercial.

 

Nouvelle Vague japonaise                    1959 – 1976

« Contes cruels de la jeunesse » 1960 d’Oshima

 

Évolution

« Profonds désirs des dieux » 1968 d’Imamura

 

Cinéma Novo                                     1960 – 1974

« Antonio das mortes » 1969 de Glauber Rochas sont emblématiques « Le Dieu noir et le Diable blond » 1964 Le mouvement plus porté sur l’esthétisme que sur l’engagement politique de ses débuts a fini par faire disparaître le mouvement.

 

Nouvelle Vague tchèque              1963 – 1968

« Au feu les pompiers » 1967 de Milos Forman

 

Évolution

Le mouvement c’est éteint avec la fin du « Printemps de Prague ».

 

Nouveau cinéma allemand                  1966 – 1982

« Alice dans les villes » 1974 de Wim Wenders

Au cri de «  Le vieux cinéma est mort » 26 cinéastes, en 1969, signent un manifeste

 

Évolution

Le peu de moyen, le peu d’intérêt public pour certains films et « l’exil » de certains cinéastes ont fait disparaître de mouvement.

« Le Tambour » 1979 de Volker Schlöndorff

 

Nouvel Hollywood                          1967 – 1980

« Taxi driver » 1976 de Martin Scorcèse ou quand les studios perdent la main et que les cinéastes avec le fameux «  final cut » s’emparent du pouvoir

 

Évolution

« Gosford Park » 2001 de Robert Altman

 

Nouvelle vague hongkongaise  1978 – 1997

« Le Syndicat du crime » 1986 de John Woo

 

Évolution

« In the Mood for Love » 2000 de Wong Kar-Wai

 

Cinéma du look                       1982 – 1991

« Diva » 1981 de Jean-Jacques Beineix

Cette expression a été inventée par le critique Raphaël Bassan en 1989 dans un numéro des « Cahiers du Cinéma » sont emblématiques « Subway » 1985 de Luc Besson « Les Amants du Pont-Neuf » 1991 de Leo Carax

 

Nouvelle vague taïwanaise                  1982 – 1997

« Salé, sucré » 1994 de Ang Lee sont emblématiques

« Un temps pour vivre, un temps pour mourir » 1985 de Hou

 

Cinquième génération chinoise        1984 – 1996

« Le Sorgho rouge »  1987 de Zhang

 

Évolution

« Adieu ma concubine »  1993 de Chen (Palme d’or à Cannes)

 

Dogme 95                                   1995 – 2005

« Les Idiots » 1998 de Lars von Trier

Il fut l’un des initiateurs d’un manifeste * en dix points que les réalisateurs devaient signer. Finalement trente et un film furent réalisés avant la fin du mouvement en 2005

 

New French Extrémity                 +/- 2000

« Baise-moi » 2000 de Virginie Despentes  ou le cinéma transgressif.

 

 

Manquent à cette liste des mouvements plus confidentiels ou étrangers plutôt réservés à des spécialistes. Ainsi par ordre chronologique : « École polonaise » « Nouvelle vague iranienne » « Nouvelle vague australienne » «  Nouveau cinéma queer », « Nouveau cinéma mexicain », « Numblecore », « Nouvelle vague roumaine »

Les amateurs les plus exigeants pourront satisfaire leur curiosité en consultant la « Petite histoire du Cinéma » de Ian Haydn Smith – Flammarion éditeur à laquelle ce devoir de vacances doit beaucoup.

 

 

* Je ne résiste pas au plaisir de vous donner quelques un des dix points du Dogme

 

         1        - tourner sur place, sans accessoire

         2       - en couleurs mais en lumière naturelle sans filtre

         3       - seul le format académique est autorisé. Pas de 16/9

         4       - le son sera diégétique avec sources visibles à l’écran (si on entend de la musique elle doit, par exemple être celle d’un orchestre visible dans le décor)

         5       - pas de représentation de l’action superficielle racontée par un personnage par exemple.

         6       - le film devait se dérouler ici et maintenant

         7       - pas de film de genre      

         8       - pas de mentions de réalisateur

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12 octobre 2022 3 12 /10 /octobre /2022 06:00

Jeunesses hitlériennes : l'endoctrinement d'une nation | FESTIVAL  INTERNATIONAL DU FILM D'HISTOIRE

Je t’ai dit déjà qu’il me fallait racheter ma vie auprès des Résistants.

Vivre en les aidant ou mourir en traître collaborateur.

Le choix était simple, je les avais avertis du jour prévu de leur départ, c’était le marché conclu.

En contrepartie de ma tranquillité, il me suffisait de faire en sorte que le camion des archives tombe en panne, avant de quitter le centre-ville.

Ce qui me trouble  l’âme au point de faire de mes nuits des combats pour le sommeil, quand les visions qui peuplent mes insomnies me hantent jusqu’au lever du jour, c’est bien l’évènement de ce jour d’août.

Il avait débuté dans la joie, l’occupant quittait la ville.

C’est ta mère, Martha, qui m’avait assuré que Mathias serait dans le dernier véhicule du convoi, pour veiller sur les archives.

 

Lorsque je les ai vus arriver de la place des Thermes, j’ai compris tout de suite qu’il nous avait menti.

Le second véhicule n’était autre que la Mercedes du colonel Kiesel. Mathias était installé à côté de lui, tout pimpant dans son costume de parade.

Fier comme un vainqueur, ignorant que ce départ était une retraite.

 

Quel orgueil ! Quel putain d’orgueil ai-je pensé, et là, j’ai compris qu’il ne reviendrait pas après, que pour lui il n’y aurait pas d’après.

 

Seulement devenir, devenir non pas revenir.

Werden, nicht zurückkhren !

 

Ta mère ne l’a jamais su.

Son bonheur était si grand qu’il ne faisait qu’enfler davantage mon dépit.

C’est vraiment là, en voyant avec quelle superbe il abordait la défaite, que l’idée a germé dans mon esprit pour une heure plus tard s’affirmer comme une réalité.

Car personne n’a fait demi-tour pour prendre des nouvelles de ceux qui n’avaient pas suivi, ils n’étaient pas de ceux qui regardent derrière et lui moins que tout autre.

 

J’étais avec François, tu te souviens, fanfan le borgne. Il était lui aussi resté en arrière pendant toute la guerre à cause de son œil aveugle.

Nous étions au sommet de la montée de l’église, accoudé au parapet de l’escalier.

C’était un bel après-midi.

Dix jours avant, là-même, où nous étions, un pauvre type avait été assassiné par les Allemands.

Nous guettions leur départ.

Après les voitures d’officiers ont suivi les camions bâchés.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six…

Tous chargés d’hommes plus ou moins valides, des blessés qui avaient survécu.

La plupart avait baissé la bâche arrière, on voyait deux ou trois mains qui maintenaient une mince ouverture pour surveiller les arrières.

 

Et puis est arrivé le dernier.

 

Ce dernier, je l’attendais car je voulais voir si mon travail allait porter ses fruits.

Martha, « je dis travail », tu entends bien, « je dis travail. »

Puis voilà que le moteur toussote, crachote et cale.

 

Alors ils sont sortis.

Ils étaient dix, dix gosses plus misérables les uns que les autres, dans leurs tenues vert-de-gris trop grandes ou trop courtes, étriquées ou trop larges.

Dix gosses, indécis, un peu perdus, mais apparemment pas trop inquiets.

Vois-tu, Martha, ils avaient pris l’habitude de circuler ici sans craindre grand-chose de la population.

Ils ne savaient pas, eux, que ce jour était celui de leur débâcle, de leur totale défaite.

Ils n’avaient pas encore conscience du fait qu’ils n’étaient plus des occupants mais l’arrière-garde d’une armée en retraite.

Quand cela me revient, je ne peux pas ne pas penser à toutes les retraites de l’histoire, à toutes les embuscades tendue, sur le chemin du retour, quand la terre conquise se retourne et te saute au visage avec toute cette haine mûrie en silence.

Ils étaient là, ces dix gosses, essayant de pousser un véhicule lourd de tonnes de papiers qui n’avaient plus la moindre valeur.

Ils s’affairaient autour d’un capot soulevé cherchant la raison de la panne.

Mais ce jour-là, il n’y avait pas de mécano pour farfouiller dans ce ventre de ferraille et trouver l’organe déficient.

Ils parlaient, ils parlaient fort pour s’aider à croire qu’il n’y avait qu’eux.

Mais je sentais bien dans le ton de leur palabre un germe d’inquiétude, quelque chose comme une crainte.

Comme les enfants qui se trouvent seuls et qui parlent fort.

Qui ne parlent qu’à eux-mêmes, mais qui laissent ainsi croire à l’intrus pressenti qu’ils ne sont pas seuls, seuls dans le noir.

Ils étaient beaux ces gosses ravis à leur famille, à dix-huit ou seize ans, embarqués dans ce conflit qui avait déjà avalé leurs aînés, leurs pères, et avant eux leurs grands-pères rescapés du précédent désastre.

 

Voilà le spectacle que nous étions en train d’observer Fanfan et moi du haut de la montée de l’église.

Et lui, pensais-je, il aurait dû se trouver dans ce camion, lui, Martha, il aurait dû être là pour surveiller ce chargement d’archives inutiles…

Lui, le sous-officier qui m’avait embarqué dans cette galère, qui tout le reste de ma vie n’a cessé de me tourmenter et de faire de toute joie possible un incessant remords.

 

Malheureusement, dans l’après-midi du 28 août 44 va se dérouler un drame qui laissera un goût amer à ceux qui en furent les témoins impuissants. Au cours d’une halte inopinée dans la station, des éléments FTPF incontrôlés de la Brigade Rouge du Chablais exécutent 10 soldats allemands sur la place de l’église avant leur départ.

 

Ces quelques lignes d’un journaliste relatant les faits seront donc tout ce qui restera de ce massacre.

Mais pour toi, Martha, je veux en faire un écheveau indémaillable de douleur et de regrets. Je veux que tu saches et que tu te souviennes ce que fut cet événement. Il  est coutumier, le fait de massacrer le vaincu, lorsqu’en fin de combat, harassé de fatigue et submergé par la haine, le vainqueur se soulage de tous les coups reçus, de toutes les tensions soutenues et de ce désir de venger l’ami, le frère, tombés à ses côtés.

Mais ce jour-là, qui pourrait dire que le sang appelait le sang ?

C’était un jour qui allait se prêter plus à la fête qu’à l’horreur.

Et cependant, je n’en conserve, que ce sentiment d’une horreur terrible, effrayante, corrosive et qui n’a cessé depuis de me miner le cœur.

Ils étaient dix petits Allemands.

Ils sont morts sous le feu de leurs propres armes, de leurs propres balles.

Leur mort n’était pas due à une réaction brutale, non, elle  a été pensée, même si quelques minutes seulement suffirent à cette réflexion.

Elle a été pesée par un esprit vif et pervers.

Car il en faut de la perversité pour convaincre ses comparses qu’une mort serait encore pire si elle sortait  des armes qu’ils avaient prévues pour défendre leur retraite.

 

La mitrailleuse fixée à l’arrière du camion fut aussitôt sortie et installée derrière l’église.

Que pouvaient-ils comprendre, ces gamins, à la mort qu’on leur préparait ?

Ils étaient là, comme des mômes dans une cour d’école que les maîtres tentent de rassembler en un groupe homogène.

Ils s’exprimaient en paroles inquiètes que nul ici ne pouvait comprendre.

Une volée d’oiseaux pris au piège, se heurtant les uns contre les autres, s’abîmant contre la falaise.

Ils cherchaient chacun dans les yeux de l’autre une réponse à cette mise en scène.

Et puis, la rafale est partie.

 

À hauteur de visage.

Tous ces visages encore empreints de cette innocence, de cette fraîcheur que la jeunesse, même violée, leur avait conservée.

À hauteur de visage.

 

En une seconde, tous ces visages éclatés.

Tous ces enfants brutalement devenus pantins sanglants, s’entrechoquant les uns les autres, s’écroulant dans une gerbe de sang.

Ils gisaient tous au pied de la falaise comme une moisson saccagée par l’orage.

 

Il y eut encore dix coups de feu, un dingue peaufinait le massacre en leur tirant une balle dans la tête.

 

La laideur, ça peut être incommensurable, et celle-là, elle l’était.

Et nous avons donné des coups de pieds dans le muret sur lequel nous étions appuyés.

Nous avons pleuré fanfan et moi, et moi plus que lui, car brutalement me vint cette certitude : je savais que cela allait se passer.

 

Et puis la brigade est partie comme elle était arrivée.

Ils étaient dix petites Allemands, dix Fritz, dix Boches, dix Schleux.

Martha, c’est ainsi qu’il faut penser pour adoucir le mal, pour mieux faire passer l’horreur.

Dix Boches, dix Schleux, dix Boches, dix Schleux…

Les autres, ceux que j’attendais, ceux pour qui j’avais travaillé ne sont arrivés qu’une après.

Quel gâchis, Martha, pourquoi faut-il qu’ils ne soient arrivés qu’après ?

Qui les a donc retardés pareillement,

Cette question ne cesse de me tourner dans la tête.

Mais au fond, ne fallait-il pas que les choses se passent ainsi pour que la suite s’avère plausible et vivable.
Et j’ai vécu, nous avons vécu, Martha.

 

Après ce massacre, en oubliant mes larmes, j’avais toute nette en tête, cette idée de tuer ton père.

Je suis rentré à la maison.

Armé d’une pelle et d’une pioche, je suis allé jusqu’au fond du jardin, à deux mètres du pommier, dans ce petit coin de pelouse où l’été je tire un rotin pour faire un brin de sieste.

Là, j’ai commencé de creuser.

La terre est riche et foncée chez nous.

Tout y pousse si bien, un mensonge autant qu’un fruit savoureux.

Marie est arrivée, triste, voûtée, les deux bras pendant le long de son corps, paumes ouvertes vers moi.

 

Ils sont loin ?

J’opinais silencieux.

Je sais qu’il reviendra, il me l’a promis.

 

Il reviendra pour toujours, pour habiter ici dans cette maison. Je suis triste et heureuse à la fois.

J’ai envie de pleurer et de rire, Melchior, dis-moi que tout ça, ça va bientôt finir pour de bon.

Elle a tendu ses deux bras vers moi, elle pleurait.

Elle est venue se serrer contre moi :

-Il reviendra, n’est-ce pas Melchior ?

À cet instant j’ai vraiment tué ton père.

-Marie, il faut être forte, très forte.

Je l’ai serrée dans mes bras, fort, très fort et j’ai pleuré avec elle.

-Melchior, tu pleures, dit-elle.

- Il ne reviendra pas Marie.

Il ne reviendra plus.

-Mais si, il a promis, je le crois mon Mathias, je le crois.

-C’est vrai, il fallait le croire, Marie, mais…

-Mais quoi, Melchior, quoi ?

-Ce soir, à la nuit tombée on ira le chercher.

Il y a eu un accident Marie, un vilain accident.

 

Quand elle a vu la fosse, quand elle a compris, elle s’est mise à hurler :

-Non, non ne dis pas ça, Melchior, pas ça !

Et puis on a encore pleuré parce qu’il a bien fallu lui dire quel accident, où comment.

Alors elle s’est remise à hurler.

Elle hurlait comme si quelque tortionnaire lui arrachait les entrailles.

J’ai appliqué ma main sur sa bouche avec force et j’entendais à travers la paume de ma main ce crie mute, séquestré tout en elle et qui me venait droit au cœur à travers ma main, mon bras, mon épaule.

Tout en moi se mit à tressaillir comme elle, toute elle, à la vibration de ce hurlement contenu.

J’ai murmuré à son oreille :

-Marie, Marie, calme-toi, je t’en prie ! Il ne faut pas qu’ils nous entendent.

Et alors, je ne pensais plus aux  Brigades Rouges qui, à cette heure étaient loi, mais à tous ceux, qui silencieux, derrière leurs fenêtres, happaient dans le silence, le moindre bruit, la moindre voix, pour donner un alibi à l’assouvissement de leurs bas instincts.

 

Le lendemain, trois femmes seront lâchement assassinées, deux autres tondues et portées à travers la ville, par de tristes héros qui auront attendu le départ de l’envahisseur pour s’affranchir de leur peur, de leur lâcheté, par plus de lâcheté encore.

-Marie, tais-toi, pour l’amour de Dieu tais-toi !

A cet instant Marie s’en moquait vraiment, car bien sûr, si Dieu avait été, Mathias n’aurait pas compté parmi ces cadavres défigurés.

 

La nuit venue, nous avons pris le chemin de l’église en poussant la charrette à bois qui avait dans ses roues un siècle d’honnêtes travaux.

J’avais plié la bâche en quatre et dissimulé dessous une quinzaine de bûches longues, en prévision du retour.

Il lui fallut faire face à ce tas de chair morte qui baignait dans une mare de sang noirci.

Faire face à cette odeur, oui déjà cette odeur, avant même les insectes.

L’odeur du sang avant même celle plus commune de la pourriture.

 

J’ai piétiné dans ce sang durci et sans choisir j’ai tiré un corps par les épaules, il a glissé parmi les autres comme lubrifié par tant de sang.

Martha était écroulée contre le mur de l’église, elle sanglotait doucement, elle avait admis la chose.

Aurait-elle pu décrypter un visage, son visage dans cette charpie de chair d’os et de sang ?

Non, elle ne pouvait le reconnaître, seul, peut-être son pantalon trop court, oui, le pantalon ! Mais tous avaient des uniformes à peu près à leur mesure, tous les derniers appelés, les derniers habillés, les derniers à mourir.
Pouvait-elle se tromper réellement ? Elle l’avait dans le cœur, dans le ventre, ce visage, cet être tout entier.

Il ne nous est pas donné d’être ni devin ni prophète.

Et l’amour ne suffit pas à ouvrir toutes les portes, celle de toutes les misères, de tous les mensonges, de toutes les hypocrisies…

Non, elle ne pouvait que se persuader qu’il était là.

 

 

Simplement peut-être parce qu’elle n’avait pris le temps de défaire l’ourlet de son pantalon pour le mettre à sa juste hauteur.

 

J’ai donc traîné un cadavre jusqu’à la charrette que nous avions vidée de ses bûches et de la bâche.

C’était un enfant, le corps d’un enfant, dix-neuf ans peut-être.

Il était presque léger et me vint à l’esprit que certains prétendaient qu’un corps mort est beaucoup plus lourd qu’un vivant.

J’ai couvert son corps de la bâche et des bûches de hêtres.

Et nous avons pris le chemin de la ferme.

Nous peinions, poussant chacun un bras de la charrette, comme deux malheureux ayant grappillé leur bois pour l’hiver.

C’est depuis ce jour-là qu’ils ont fait courir le bruit que le Melchior et la Marie allaient sûrement partager la même cheminée.

Personne n’a jamais su, que ce jour-là, était celui des funérailles de Mathias.

Leur curiosité s’était arrêtée au minable rapport d’un cousinage qui se terminait en liaison.

Un boiteux, de surcroît, pour une Marie si jeune et si belle.

Marie, que j’avais si souvent imaginée candide et humble dans les bras de Mathias.

Marie, si simple et cependant si complexe dans ses choix.

 

Pourquoi en ces temps aussi douloureux, avait-elle choisi d’aimer celui en qui on ne pouvait voir que l’ennemi.

Mathias l’ange maudit.

Cependant, même à mes yeux, il restait l’ange, l’ange de l’amour, celui qui trônait à la place de l’éphèbe de Caravage.

Elle le lui avait crié :

-Reste, reste pour notre enfant ! Elle l’avait supplié et, lui, avait promis.

 

C’est donc derrière chez nous dans un coin de jardin que nous l’avons enterré, roulé dans la bâche sans que j’ose relever son identité.

Cet inconnu est ainsi devenu notre Mathias.
Pauvre Mathias enterré dans une terre hostile.

Mais il était nécessaire pour Marie que son amour reste sa possession au-delà de la mort.

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