En fin de carrière, on se décida, moi qui n’était ni haut, ni fonctionnaire, de me mettre à disposition du CGAER, le cimetière des éléphants des hauts fonctionnaires du Ministère. Le dress-code majoritaire du gagatorium était très majoritairement : costar gris sur chemise blanche ornée d’une cravate de marchand de cravate à la sauvette. Depuis mon départ des ors de la République j’avais remisé mes costars bien coupés, mais chemises anglaises et mes cravates colorées Christian Lacroix, pour adopter des pantalons de toile ou des jeans, lavables à la machine, et des chemises ouvertes. Lors d’une réunion d’été, nu-pied dans mes mocassins, j’arborais un haut, genre chemise Lacoste, d’un blanc immaculé. Là, un petit énarque, que j’énervais pour d’autres raisons, il se piquait d’être un grand expert du monde du vin et enrageait de la cote que m’avait doté mon rapport, de plus il trainait aussi comme un boulet d’avoir eu quelques soucis avec ses riches émoluments du temps où il pantouflait à la FNSEA, bref, il n’attendait qu’une occasion pour m’allumer. Du haut de sa petite taille il me toisa : « Tu es en vacances ? » Du tac au tac, grand sourire, je lui répondis « Oui mon grand, à la prochaine réunion, je viendrai en bermuda à fleur, en tong, j’espère que ça ne développera pas ton urticaire… » Le reste de ma tirade fut encore moins aimable, je vous l’épargne. Il ne répliqua pas, même que lorsque Flamby succéda à Sarkozy, que le grand Stéphane Le Foll s’installa au 78 rue de Varenne, le dit homme vint me faire des ronds de jambe pour entrer dans les grâces du nouveau Ministre.
Bref, tout ça pour introduire cette chronique sur l’apparence.
Giovanni Scambini, chroniqueur lucquois, dans une nouvelle écrite au XVe siècle rapporte que « la renommée et la sagesse de Dante s’étant répandue », le nouveau roi de Naples Robert d’Anjou, fils de Charles II, à qui il a succédé en 1309, écrit à cette fin au condottiere Castruccio Castracani, seigneur de Lucques, chez qui Dante réside à cette époque en compagnie d’autres exilés florentins, et une autre lettre à Dante lui-même, pour accueillir le poète à sa cour « pour voir et entendre sa sagesse et sa vertu »
Dante accepte l’invitation « quitte Lucques et marche tant et si bien qu’il arrive à Naples. »
Dante Alighieri, est célèbre pour son tempérament fougueux et son esprit sarcastique qui l’ont condamné à une longue pérégrination à travers les cours italiennes après avoir été exilé de sa ville natale, Florence.
Le trajet de son voyage vers Naples est compliqué car Dante entretien des rapports orageux avec le parti guelfe (faction qui soutenait la papauté par opposition aux tenants de l’empereur germanique (XIIIe – XIVe) et préfère éviter « la terre où l’Église exerçait son pouvoir ». Au lieu de descendre vers droit au sud, il traverse les Apennins jusqu’aux Marches, puis retraverse les montagnes en direction de Naples.
Il entre à Naples à l’heure du déjeuner et se dépêche de se rendre au palais royal. On l’introduit aussitôt dans la salle du banquet où, « l’eau ayant été donnée aux mains », les invités prennent place à table »
PREMIER ACTE : Dante est installé « au bas bout de la table »
Scène 1 : Dante est mal fringué
Dante est habillé très simplement « comme les poètes avaient coutume de le faire » Massimo Montanari note : de toute évidence, l’image e l’intellectuel bohème n’est pas une invention du XIXe siècle.
Le souverain est en train de prendre place « à sa table », avec les barons du royaume. Quand il demande des nouvelles de Dante, on lui répond qu’il est enfin arrivé. Dans la précipitation, les domestiques installent le poète « au bas bout de la table », au fond de la salle, dans un endroit un peu à l’écart et dépourvu de prestige. Une place où la nourriture pouvait être plus modeste, car on ne sert pas les mêmes plats à toutes les tables : la qualité de la nourriture représente visuellement les différences de rang.
Scène 2 : la colère de Dante
L’irascible Dante s’en offusque, il pense que Robert d’Anjou a manqué à ses devoirs d’hospitalité en faisant preuve d’une telle négligence. Comme il a faim, il décide de rester « Dante ayant volonté de manger, il mangea. » Mais le repas terminé, il se lève et prend la route d’Ancône pour rentrer en Toscane.
DEUXIÈME ACTE : Les regrets du roi
Le roi s’est attardé et bavarde avec ses convives, soudain il se rappelle qu’il a manqué à ses devoirs à l’égard d’un hôte important et demande où est Dante. On lui répond qu’il est reparti. Robert regrette de ne pas lui avoir fait honneur et pense qu’il s’en est allé parce qu’il était en colère. Il ordonne à un messager, muni d’une lettres d’excuses de le rattraper. Rejoint, Dante lit la lettre et rebrousse chemin.
TROISIÈME ACTE : Le retour du poète irascible
Scène 1 : Dante est rayonnant au haut bout de la première table
Le revoici à Naples. Cette fois, il passe un « habit magnifique » et se présente au roi très cérémonieusement. L’heure du repas arrive et le roi l’installe « au haut bout de la première table, qui se trouvait à côté de la sienne. » Une place de premier choix, dans la géographie symbolique du banquet. La table à côté de celle du roi est la plus proche du centre du pouvoir, celui qui la préside occupe une place d’honneur, accordée à de rares élus. Dante, entouré de hauts personnages, est rayonnant au beau milieu de la table.
Scène 2 : Dante fait son cinéma
Le spectacle peut commencer. Les plats et les vins arrivent : « Dante prend la viande et la frotte sur sa poitrine et sur ses vêtements ; et il verse aussi du vin sur ses vêtements. » Ses voisins commencent à murmurer : les intellectuels ont beau être des gens bizarres, là quand même il exagère ! Frotter la viande sur soi, verser « le vin et le bouillon sur ses vêtements » est un comportement pour le moins singulier.
Bartolomeo Ricci, humaniste lucquois du XVIe siècle, enrichit cet épisode de détails savoureux : « Au lieu de porter la nourriture à sa bouche, Dante la jetait sur ses vêtements, la versant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; il mit la viande bouillie sur son bras ; il accrocha des oiseaux entiers sur ses épaules. »
« Ce doit être un rustre », commentent ses illustres voisins.
Dante les entend, mais il ne pipe mot, so plan fonctionne.
Scène 3 : le roi en personne s’adresse à Dante
« Dante, que vous ai-je vu faire ? Vous qui êtes si sage, pourquoi vous êtes-vous si mal conduit ? »
Scène 4 : la réponse de Dante qui n’attendait que ça
« Sainte Couronne, je sais que le grand honneur que vous m’avez fait, vous l’avez fait à mes habits ; et j’ai donc voulu que mes habits savourent les plats servis à table. » Et pour ceux qui n’auraient pas encore compris, il explique : « Je suis le même que l’autre jour, avec toute ma sagesse, quelle qu’elle soit. Mais l’autre jour vous m’avez mis au bas bout de la table, parce que j’étais mal habillé ; aujourd’hui, bien habillé, vous ‘avez mis au haut bout. »
DERNIER ACTE : le roi Robert est un grand seigneur
Le roi ne se sentit pas insulté par ce reproche, qu’il trouva fait avec esprit et « honnêtement », et surtout qui correspondait à la vérité. Il ordonna qu’on apporte un habit propre à Dante qu’il pria de se changer, après quoi le poète « mangea tout joyeux d’avoir montré au roi sa folie. »
Le repas terminé, le souverain se leva de table, prit Dante à paet et s’entretint aimablement avec lui, « pratiquant sa science » et trouvant que c’était une personne encore plus brillante et savante qu’il avait ouï dire. Il le pria de rester encore quelques jours à sa cour, pour le palisir de converser avec lui.
Librement adapté et mis en page à partir de « DRESS CODE » Dante à la cour de Robert d’Anjou in Les Contes de la Table Massimo Montanari