Le livre est arrivé en service de presse.
Son titre les raisins de la misère, dans le fin fond de ma mémoire de vieux, évoquait un souvenir mais je ne me souvenais pas où il se logeait.
J’ai donc lu le livre d’une seule traite, il est bien écrit, précis, une enquête de terrain pleine d’empathie, sans pathos, près des gens de peu, fondée sur des études sérieuses et sur des faits rien que des faits, ou presque (lorsqu’elle aborde le rude problème de l’alcoolisme, c’est à charge, sans nuances.)
Le lendemain matin, en ouvrant mon ordinateur, j’ai bien sûr renseigné le livre pour voir s’il avait fait l’objet de critiques dans la presse.
Et, là, ô surprise, que vois-je sur la première page ?
Une chronique du 7 juillet 2014, signée par votre serviteur :
Le Miroir à 2 faces de Bordeaux : « Patient au bord de l'asphyxie cherche médecin urgentiste pour lui sauver la peau et au pied des grands crus poussent les raisins de la misère.
Je l’ouvre, comme vous le savez je l’ouvre toujours, c’est ce qui fait mon charme et énerve l’armada des cireurs de pompes, le hallebardier de Butane&Degaz en tête, et je découvre du minerai.
Je me paye la fiole du stipendié des châteaux : le César Compadre de Sud-Ouest :
Compadre écrit « Avec la mise en marché du millésime 2013, l’élite du Bordelais vit la plus noire campagne primeur de son histoire. Un système malade de ses excès qu’il faudrait réformer »
Pour bien évidemment lui renvoyer en revers Ixchel Delaporte : « Le Médoc est une région enclavée. Certains jeunes n'ont jamais mis les pieds à Bordeaux. Et puis, il y a un côté seigneur ici... Qui aurait intérêt à ce que les ouvriers agricoles fassent plus d'études ? Sûrement pas les propriétaires des châteaux... ».
Mais, mais, mais, ça sonne comme mai, mai, mai, « objection votre honneur » comme disent les lawyers étasuniens, « On va m’objecter : l’Humanité, ce sont les rouges le couteau entre les dents, la CGT… » en effet Ixchel Delaporte, écrit dans l’Humanité.
Je concède que mon statut de 68 hard rocardien non révisé ne m’a jamais fait beaucoup apprécier l’Humanité de Roland Leroy et consorts, mais je ne suis pas sectaire je sais trier le bon grain de l’ivraie, oublier les horreurs de Georges Marchais, apprécier le travail de Fiterman au Ministère des Transports, goûter la plume acérée de Claude Cabannes ICI
Bref, Ixchel, un prénom qui doit ne pas plaire à l’horrible Zemmour, c’est une déesse maya associée à l'eau, sur son blog Côté quartiers le 2 juillet 2014 titrait AU PIED DES GRANDS CRUS POUSSENT LES RAISINS DE LA MISÈRE
Dans ma chronique du même mois je citais un extrait :
« La vigne, ça détruit. Ma mère s’est fait opérer plusieurs fois. Je connais, c’est très dur. Mais, je n’ai pas le choix, il va falloir que je dépose des CV dans les châteaux. Je calcule tout au centime près : essence, loyer et nourriture… Je me prive en permanence», lâche Emilie, fille de viticulteurs, native de Lesparre-Médoc. C’est dans cette petite ville située au cœur de la presqu’île du Médoc que commence le « couloir de la pauvreté ». Un territoire baptisé par l’Insee, la CAF et la MSA (Mutuelle de santé agricole) qui s’étend de la pointe du Médoc jusqu’à Agen, sur plusieurs départements bordant la Garonne et ses affluents. Ce couloir, qui alterne petites villes et zones rurales, a la particularité d’abriter une population faiblement qualifiée et peu rémunérée, soumise aux contrats saisonniers. Qu’il s’agisse de la vigne, soit près de 80 % de l’activité économique, ou du tertiaire, tous les voyants sont au rouge. Entre 2010 et 2013, le nombre de personnes percevant le RSA socle est passé de 90 000 à 98000. Résultat : plus d'un Aquitain sur huit vit sous le seuil de pauvreté, l’équivalent de moins de 950 euros disponibles par mois. Sur les 226 jeunes suivis par la mission locale à Lesparre et Gaillan-en Médoc, 41 % sont sans qualification et seuls 32 % possèdent le permis de conduire. « Ici on peut être sûr d’avoir du travail toute l’année avec la vigne, mais il faut le permis. Or, la plupart des jeunes n'ont pas les moyens de payer 1500 euros. La question de la mobilité est centrale dans une région où il n'y a qu'un train qui relie à Bordeaux et où les bus ne relient pas les villages entre eux », témoigne Vina Seedoyal, conseillère emploi. »
Toute la chronique ICI
Je vous invite à la lire pour deux raisons :
- Ça vous donnera un avant-goût de ce qu’elle décrit dans son livre ;
Donc, Ixchel Delaporte a remis l’ouvrage sur le métier, « pendant plus d’un an, j’ai pris le train pour Bordeaux, puis loué une voiture pour sillonner par intermittence la région bordelaise. J’ai accumulé une quinzaine de cahiers à spirale de toutes les couleurs dans lesquels j’ai retranscrit les paroles des habitants du couloir de la pauvreté. »
C’est de la belle ouvrage quand elle s’en tient à ce travail d’écoute où elle donne la parole aux gens de peu de ce couloir de la misère. Lorsqu’elle enfourche, sans beaucoup de nuances, le combat des soi-disant défenseurs de notre santé, elle est beaucoup moins convaincante, même si sur certains points je partage certains de ses arguments.
Que le vin soit aussi un vecteur de l’alcoolisme, le mauvais comme le très bon, j’en conviens, mais bien plus que le flacon c’est la misère sociale, la solitude, la pauvreté qui sont le terreau de l’alcoolisme. Je suis né dans un département alcoolisé, la Vendée qui se disputait la première place avec le Calvados de l’imprégnation alcoolique, une majorité des hommes de mon village passait par la case hôpital psychiatrique de la Grimaudière pour désintoxication, en ce temps-là pas de communication, de loi Evin (rocardien comme moi), j’ai beaucoup écrit et étudié la stratégie de Claude Got, inspirateur de la loi Evin, j’ai adhéré à l’ANPAA, j’ai défendu le combat de du Dr Ameisen, et j’estime que la conception de la lutte contre l’alcoolisme des alcoologues est un grave échec, une gabegie de fonds public. Bref, je suis bien d’accord que les pinards à bas prix du pépé Castel ne sont pas la quintessence de la culture du vin, qu’ils participent à l’alcoolisme, que le monde du vin n’a pas toujours su prendre le problème à bras le corps, c’est pire pour les pesticides, mais la culture de la prohibition est contre-productive, que la pseudoscience du premier verre ne tient pas la route si on prend la peine de lire et de comprendre la méta-étude de Lancet, c’est ne rien comprendre au désarroi de ceux qui se réfugient dans l’alcool, jeunes ou vieux. J’en reste-là mais je ne vois pas ce que vient faire ce sujet dans une enquête de terrain, la spécificité bordelaise n’existe pas ; en revanche, pour les pesticides, Ixchel Delaporte aborde le sujet avec de bons arguments, les grands chefs de Bordeaux ont fait preuve d’obstination stérile, d’entêtement, ils le payent cash.
J’ai été un peu long sur ce thème pour moi hors-sujet, ou du moins traité de manière trop engagée et surtout à sens unique – je ne suis pas sûr que son collègue Le Puill la suive sur ce terrain – il n’en reste pas moins que dans l’univers de tout est beau dans les châteaux de Bordeaux le livre d’Ixchel Delaporte est un LIVRE NÉCESSAIRE, c’est dérangeant, ça écorne la belle image, mais c’est une réalité que l’on ne peut ignorer, la glisser sous les beaux tapis, je vous invite à l’acheter et à le lire.
Extraits :
Page 24
« Je remonte la rue Aristide-Briand, l’une des trois rues commerçantes, où se suivent des magasins désespérément vides. Ils sont à l’abandon mais la ville a décidé d’apposer des films plastiques sur les devantures, mettant en scène des commerces. On appelle ça la vitrophanie. Ces fausses vitrines, dignes des rues bien achalandées du 16 e arrondissement de Paris, possèdent aussi leurs faux clients souriants. Des trompe-l’œil pour masquer l’absence de commerces et susciter l’envie. J’y découvre, en condensé, ce qu’il est désormais illusoire de trouver dans une petite ville française : une galerie d’art, une boulangerie, un primeur, un maître-chocolatier, une épicerie fine, une charcuterie… Dans la galerie d’art, un couple de dos s’enlace en admirant une peinture. Á côté, une boulangère à la toque blanche, étrangement accoutrée, tend à une cliente un pain noir aux céréales. Plus loin, un primeur présente des étals garnis de fruits et légumes étincelants. Le cache-misère paraît absurde. Sur un petit panneau, on peut lire : « Vitrine virtuelle, mise en valeur du commerce de proximité dans le cadre de la revitalisation du centre-ville de Pauillac. L’image et l’imagination peuvent devenir réalité pour vos projets. »
Page 30
Les travailleurs étrangers sont les derniers maillons d’une chaîne économique qui n’a cessé de tirer les conditions de travail vers le bas. Depuis une quinzaine d’années, beaucoup de propriétés viticoles ont profité des départs à la retraite et des arrêts maladie de leurs salariés viticoles permanents pour avoir recours aux travailleurs saisonniers ou occasionnels. D’après les données de la MSA en 2015, parmi les 7 280 exploitations viticoles employeuses de la région Aquitaine, 5 800 ont souscrit 74 000 contrats occasionnels. Mais les propriétaires font aussi appel à des entreprises de travaux viticoles, qui s’occupent de composer les équipes d’ouvriers et le rémunérer en fonction des besoins. Que les saisonniers soient employés par les châteaux ou les entreprises, chaque fois ils signent ce que l’on appelle le contrat de travail saisonnier, dont la durée peut varier de quinze jours à huit mois. Dans les faits, les contrats sont établis pour trois mois durée maximale pour bénéficier du Titre emploi simplifié agricole, appelé TESA, renouvelable autant que nécessaire. Ce TESA a été créé pour simplifier les formalités administratives (contrat de travail, immatriculation du salarié, signalement au service santé au travail et bulletin de paie.) Mais surtout, grâce à l’emploi d’un travailleur occasionnel, l’employeur dont l’entreprise a moins de vingt salariés peut demander le bénéfice des exonérations de cotisations patronales de sécurité sociale et de certaines cotisations patronales conventionnelles. Les contrats saisonniers sont également exonérés du versement de l’indemnité de 10% de la prime de précarité. »
Page 32
« Le centre-ville de Pauillac a été laissé à l’abandon, ouvrant la voie aux marchands de sommeil qui accaparent les logements insalubres loués aux saisonniers », constate l’étude sur le travail saisonnier en Médoc. »
Page 40
« La télévision est allumée sur une chaîne de dessins animés espagnols. José, tout en préparant le repas, me raconte comment il s’est blessé à la cheville en tombant il y a quelques semaines. « Je me suis relevé et j’ai continué », me dit-il dans un mélange d’espagnol et de portugais, en faisant le geste de zipper sa bouche. Une odeur d’épices et d’herbes aromatiques embaume la pièce. Ce soir-là, la famille mangera un filet de dinde sous vide, cuisiné avec des pommes de terre. Un festin qu’Asma paye cher : chaque fois qu’elle accepte de la viande non halal au Secours Populaire, elle reçoit une flopée d’insultes de la part des autres femmes musulmanes. Qu’importe, ses enfants seront nourris. »
Page 76
« Taux élevé de saisonniers faiblement rémunérés, exode urbain de foyers modestes venus de Bordeaux, appartements insalubres, trafic de drogue… Située à treize kilomètres de Saint-Émilion, Castillon-la-Bataille est un des points névralgiques du couloir de la pauvreté […] Le niveau de vie est un des plus faibles du département de la Gironde, avec 25 ?5% des habitants de moins de 65 ans au RSA […] C’est jour de marché et malgré cela, le centre-ville dégage un sentiment de désolation. Le long de l’allée centrale bordée de platanes se mêlent les étals de fruits et légumes et les vendeurs de vêtements à 2 euros. Au bout, le PMU Le Vincennes rallie de nombreux hommes maghrébins, les plus jeunes, en survêtement, restent adossés à d’imposants pots de fleurs, à l’extérieur du bar. Ceux-là sont connus pour tenir une permanence de trafic de drogue à ciel ouvert. Leurs clients : des jeunes tout aussi précaires qu’eux, qui vont jusqu’à payer les barrettes de shit à crédit… »
Comme vous pouvez le constater on est loin du papier glacé d’En Magnum ou de Terres de Vins… Faut tout de même pas fâcher les annonceurs…