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15 octobre 2022 6 15 /10 /octobre /2022 06:00

Fichier:DEU Lenzkirch COA.svg — Wikipédia

Lenzkirch 1964

 

Je n’ai pas pu résister. J’ai profité de ton stage pour mettre fin à cette obsession.

Bâle,  Lörrach, Neustadt, tous ces paysages sont beaux, parfois un peu durs.

La forêt absorbe la lumière, les hauts fûts des sapins la découpent en tranches floues.

Il y a du mystère.

Cette Forêt Noire porte bien son nom.

Et puis, brutalement l’horizon s’ouvre sur une vaste prairie ondoyante et verte. Le sommet d’un clocher semble jaillir du sol, il y a un petit val et c’est le village. Tassé en cercle autour de sa place. L’auberge presque alsacienne, « Grei Falken », colombages, crépi clair, volets peints.

J’entre comme un touriste de passage.

Je ne sais pas encore si je coucherai une nuit ou plus. Peut-être pas du tout.

Il est onze heures du matin, un peu tôt pour la bière mais peu importe, allons y fièrement.

Pour pouvoir parler un peu il faut boire un peu.

-Bonjour

-Grüsskot

Il a mon âge. Il a dû lui aussi connaître une histoire semblable.

-Vous parlez français ?

-Petit peu

Il me montre entre pouce et index ce que son petit peu signifie. C’est vraiment peu. Je tente ma chance le plus simplement du monde.

-Herr Mathias von Vassy ?

-Ach ! Mathias, ya, kommen Sie bitte.

Nous sortons sur le pas de la porte.

-Burgmeister, compris ?

-Mathias Burgmeister ?

-Ya

Je règle ce que je dois.

-Avez-vous des chambres ?

-Ya wohl, une nuit ?

-Peut-être, je verrai après.

J’aborde la place avec hésitation.

Que suis-je vraiment venu chercher ici ?

Le père de Martha ? Le Mathias que nous avons cru aimer ? Comment être franc avec soi-même quand vingt ans après la même maladie vous tient encore les tripes…

Je n’ai pas à entrer, Mathias est sur le perron. Et je réalise brutalement qu’il n’est plus notre Mathias, qu’à la rigueur il pourrait peut-être être un père pour Martha.

Je doute.

Il fixe la voiture de ses yeux que je distingue à peine derrière ses lunettes, il s’est voûté, il porte une barbe bizarrement rousse.

Il me voit.

Alors il épie chaque coin de la place, et chaque coin des rues qui y arrivent.

Il semble s’assurer que personne ne nous voie.

IL vient vers moi.

-Melchior, qu’est-ce que tu viens faire ici ? Quelle folie t’a pris, dis ?

-Je viens voir un homme. Mathias von Wassy, tu te souviens de lui ?

-Personne ne gagnerait rien à se souvenir de ce qu’il était, où il était…

-Peut-être, mais vois-tu, je voulais être sûr.

Tiens, regarde ces photos.

Elle est belle, intelligente, pleine de vie.

Elle s’appelle Martha.

Je lui tends les photos de ma petite Martha.

-Pourquoi fais-tu ça, Melchior, pourquoi ? Ça n’a pas de sens. J’ai payé ma dîme, non ? J’ai jeté à tes vautours dix âmes pour que tu m’oublies.

C’était donc pas assez ?

Dix âmes pleines d’espoir ?

-Tu n’étais pas dans le lot, Mathias.

Pourquoi n’étais-tu pas dans le dernier camion ?

-Je t’ai jeté en pâture dix hommes pour apaiser tes démons, pour qu’ils épargnent ta vie.

Je n’avais rien à faire d’être parmi eux.

Tu peux comprendre ça ? Rien à faire d’y laisser ma peau. Nous avons eu là-bas le meilleur. J’ai retrouvé ici le meilleur et je n’entends pas en changer. Alors estime toi bien payé et va-t-en.

 

J’étais abasourdi. Je voulais savoir.

-Tu savais donc pour le camion ?

-Cette pauvre Marie, crois-tu qu’elle était assez adroite pour me tirer les vers du  nez ?

Mon pauvre Melchior, cette naïve n’avait en aucune façon le tempérament d’une Mata Hari. J’ai deviné tout de suite qu’elle me cuisinait pour savoir où je serais, quand, comment, pourquoi, et tout et tout…

-Mais Martha ?

-Je ne connais pas de Martha, je ne veux pas connaître de Martha.

Ici je suis le Maire, et je suis le père de quatre enfants.

Le glorieux soldat rentré au pays pour aider le siens.

Tu comprends ça ?

Retourne chez toi, Melchior, tu ne vaux pas mieux que moi.

Prends une voie directe, en forêt, les accidents sont si vite arrivés.

Oublie tout ça, rien ne vaut qu’on s’en souvienne.

Seuls comptent le présent et demain.

Werden Melchior, nicht zurückkehren.

 

Je suis reparti.

Je suis renté d’une traite avec le feu au ventre, il me semblait brusquement que je les avais vraiment tués ces dix gosses.

Mais oui, il avait peut-être raison : je les avais tués.

 

 

 

 

                        //////////

 

 

 

 

Dès lors je sus que mon enfant, ma fille, Martha, était bien mienne.

Je suis que ne t’avais dérobée à personne, et que je pouvais t’aimer comme un père.

 

 

 

 

                    //////////

 

 

 

 

Le temps, Martha, que sommes-nous face au temps ?

La vie n’est-elle qu’un appât que la mort nous lance, un appât à nos bouches altérées, un leurre pour nos corps oublieux…

Tous, nous mordons à pleines dents à cet hameçon.

J’avais cet amour aveugle de la vie qui travaillait l’entier de moi-même et me portait à rêver que possible existe et que tentation n’est pas mirage.

Vivre des autres, leur arracher la caresse du mot, la caresse du geste, comme une étrange manne aux propriétés illusoires certes, mais dans l’instant si nécessaire pour vaincre la solitude qui tend de jour en jour à faire de toi, aux yeux des autres, le sage que tu n’es pas, pour figer au fond de ton cœur cette angoisse qui te dit que demain n’est rien de plus qu’un  hier encore plus incertain, un prochain matin plus brumeux, un regard plus trouble.

 

J’ai longtemps refusé d’accepter, mais je sais bien que demain ne peut être que la veille de ce jour où je baisserai les bras pour dire : c’était donc ça la vie ?

Et cela aura été ça et rien d’autre.

Ça, le court chemin qui, de désillusions en faux espoirs, m’aura conduit à ce dernier matin.

 

Je ne cherche pas d’excuse à ma conduite, pas plus d’ailleurs que je ne pardonne à ceux qui m’ont trahi.

J’ai vécu avec la même intensité mes bonheurs comme mes désillusions.

Je te l’avoue, Martha, quand le dernier soleil vient te lécher la peau…

C’est mieux que la caresse d’une femme, c’est plus sensuel encore que les lèvres humides d’un amant.

Demain c’est l’automne, nous indique le calendrier.

Faut-il vraiment le croire ?

Tout préside à me faire entendre le contraire.

J’ai choisi et je ne reviendrai pas sur ce choix, j’ai longuement rejoué le dernier acte et je connais mon rôle.

Je n’aurai aucune hésitation à remplir ce contrat avec moi-même contre moi-même.

Je vais au-devant de ma nuit sans regret, sans remords.

 

 

 

C’est sur ces mots que se terminait le journal de Melchior.

 

 

 

 

                          //////////

 

 

 

 

 

Je relève dans le journal « l’Écho Aixois » : « Août 1964, la barque vide de Melchior Seguin a été retrouvée, échouée sur le rivage de la côte sauvage. Le lac comme c’est souvent le cas n’a jamais rendu son corps. »

 

Je ne peux m’empêcher de penser que Melchior Seguin est mort d’une vieille blessure de guerre.

 

 

 

 

 

                                 //////////

 

 

52 idées de LU boites | boite, boite a biscuit, boite metal

 

1984

 

Il me restait encore cette boîte à biscuits à inventorier.

Elle contenait vingt-huit enveloppes toutes adressées à une Madame Martha von Wassy à Lenzkirch.

Je ne pus m’empêcher d’en ouvrir une.

Elle ne contenait qu’une page blanche.

La deuxième de même.

Toute ne contenaient qu’une feuille vierge.

Vingt-huit lettres dûment cachetées et timbrées.

Vingt-huit adresses identiques. Vingt-huit pages blanches.

 

Qui donc de Marie ou de Melchior mentait à l’autre ? Dans quel délire Marie avait-elle vécu les mois de sa grossesse ? Et plutôt qu’un délire, me venait soudain à l’esprit qu’elle avait en toute conscience accepté le départ de Mathias et caché son désespoir en laissant croire à Melchior que sa manœuvre l’avait convaincue.

Et lui résistant au désir de les ouvrir, avait consciencieusement joué le messager.

Comme il avait dû, Melchior, triturer cette boîte à biscuits, comme le désir de l’ouvrir, de déchirer les enveloppes, de lire enfin ces lettres, qui ne pouvaient qu’être d’amour, avait dû lui troubler l’âme.

 

Il l’avait enfermé cet amour, dans cette boîte, muré dans ce réduit, tué sans que mort s’en suive, comme il l’avait fait de Mathias.

Mais l’oubli, dans tout ça, quel oubli ?

Jamais il n’a pu se défaire des images qui troublaient son esprit, de Mathias passionné dans les bras juvéniles de Marie.

De ce même Mathias qu’il avait lui, Melchior, serré contre sa poitrine, enserré dans ses bras, aimé.

Savait-elle vraiment que jusqu’au bout elle l’avait torturé.

Aujourd’hui, je crois que le but de Marie n’était autre que de faire souffrir  cet homme qui vivait à ses côtés, cet homme qui n’avait jamais su lire dans ses yeux les reflets de son cœur.

La force de l’amour qu’elle nourrissait en secret et que lui rejetait sous le fallacieux prétexte d’un cousinage trop proche et d’une infirmité qu’il n’avait su accepter.

 

 

 

 

 

                                //////////

 

 

 

 

 

 

Aux grandes vacances, Martha, avait été désignée pour un stage à Londres.

Elle s’était portée volontaire pour commencer dès la prochaine rentrée, l’enseignement de l’anglais en primaire à raison de quelques heures par semaine.

Je l’approuvais pou cette décision, et avant son départ, nous étions convenus de nous appeler trois fois par semaine, chacun son tour, pour donner des nouvelles et faire le point.

Les appels commencèrent dès le troisième jour, ponctuels à dix-neuf heures.

Dès le quatrième appel, ils se firent quotidiens.

Cette séparation me convainquit rapidement que vivre loin d’elle, elle loin de moi n’était plus possible.

Elle ne me dit rien et je patientais, attendant son retour, pour lui avouer l’état de mes sentiments.

Je n’osais la brusquer, mais il n’était plus question de n’être que voisin-voisine à la maison comme à l’école.

J’étais mûr pour franchir ce pas que jusqu’alors ni l’un ni l’autre n’avions encore osé franchir.

 

Huit jours avant son retour, je reçus une lettre de Martha.

J’étais un peu angoissé car rien dans nos conversations n’avait annoncé cet envoi.

Nos échanges téléphoniques avaient jusqu’alors suffi pour nous rassurer l’un sur l’autre.

Elle était allée au concert et de retour, elle avait éprouvé le besoin de m’écrire plutôt que de téléphoner.

 

 

 

 

 

                      //////////

 

 

 

 

Mon cher Bruno,

 

 

Ce concert, j’i voulu l’écouter en aveugle pour n’être en aucun cas distraite par le jeu des instruments ou des musiciens.

J’ai voulu pouvoir être seule dans ce dédale de sons, des harmonies, avec pour seules images celles captives de ma mémoire.

Celle de mon père écoutant Schubert, Mozart, Beethoven, les yeux clos.

 

Celles de mon père me tenant la main pendant que tournait un vinyle sur le Pathé Marconi qui surmontait la TSF.

Je l’entends encore me murmurer : comment ont-ils pu, s’extirpant de leur prison de chair et d’os, livrer à nos sens cette musique où ce qui pouvait être humain s’élève jusqu’au divin.

 

Comment ont-ils pu ? Martha, n’étaient-ils pas comme nous, des hommes ?

Était-ce l’espoir ou le désespoir qui guidait leur main sur la partition ?

Qui révélait avant les instruments, dans le silence de leur cœur, à leurs oreilles attentives et émues, les sons qu’ils allaient nous révéler.

Parfois, vois-tu, je pense qu’avec un peu de volonté, j’aurais pu faire quelque chose, devenir quelqu’un…

 

Martha, il y a vingt-ans que je marche à côté de mes pompes.

Par manque de volonté.

Toi ma fille, ne rate pas le coche, va vers le beau, va sans hésiter où to cœur te pousse.

 

C’est à l’heure où tout cela me revient en mémoire que j’éprouve le besoin de t’écrire.

Bruno, assez tergiversé, assez tourné en rond, assez de silence.

Je t’aime Bruno, c’est la musique que j’entends dans mon cœu, celle que je veux partager avec toi.

 

 

 

 

                            //////////

 

 

 

 

 

 

Je ne pouvais pas attendre, j’ai attrapé le téléphone, je l’ai appelée.

-Bruno ? Que se passe-t-il, ce n’est pas notre heure ?

-Et si Martha, c’est notre heure plus que jamais. Martha, Martha Seguin, veux-tu m’épouser ?

-Répète-le encore et encore, c’est si bon.

Oui c’était bon de l’entendre pour elle, de le dire pour moi, nous avons parlé une demi-heure et mis au point son retour précipité.

En raccrochant, la décision me vint tout naturellement.

 

Nous sommes nés de la nuit et nous retournerons tous un jour à la nuit.

Pourquoi faudrait-il que ce court espace de clarté que nous nommons vie, qui nous est si chichement imparti, soit obscurci par les nuages des vies de ceux qui nous ont précédés.

 

Je pris la bêche et j’allai jusqu’au vieux pommier.

Là, écartant avec soin un demi-mètre carré de gazon, je creusai un trou.

J’allai chercher le journal de Melchior, le déposai dans cette tombe improvisée et l’arrosai d’essence avant de l’enflammer.

Une heure après, les cendres recouvertes de terre, la terre recouverte de son tapis de gazon, il ne restait plus rien du journal de Melchior.

Melchior serait définitivement le père de Martha.

Au-dessus de la porte de l’atelier un rayon de soleil taquinait tendrement les reflets rougeoyants d’un tableautin où semblait sourire un Mont Granier… Une montagne Sainte Victoire !

 

 

J’étais heureux.

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14 octobre 2022 5 14 /10 /octobre /2022 06:00

La Vierge enceinte de Cucugnan - Cucugnan - Aude - Midi-Pyrénées - Grand  Sud Insolite et Secret

J’ai compris tout de suite.

Dès qu’elle a franchi le seuil.

Vois-tu Martha, une femme heureuse de l’être ne peut cacher qu’elle est enceinte.

 

Et Marie, ce jour-là, irradiait d’un bonheur qui d’un coup effaçait toutes les peines vécues.

Elle ne voyait plus que l’enfant de Mathias, elle n’allait plus vivre que pour l’enfant de Mathias. Elle était dans son for intérieur, convaincue que Mathias allait renaître dans l’enfant qu’elle portait.

Et je peux te dire, Martha, une mère n’a plus, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, le caractère d’une femme quand avant même qu’il naisse, elle s’affirme mère de son enfant.

Entre la mère et la femme, il y a un gouffre qu’aucun homme ne saura jamais vraiment combler.

Il faut alors partager, sans s’oublier.

N’aimer plus qu’à travers l’enfant cette femme devenue mère.

Aborder avec plus de respect ce ventre qui s’est ouvert sur une vie.

Ce ventre qui ne peut plus dans l’esprit n’être qu’un objet de plaisir.

Vois-tu Martha, je te parle aussi des choses que j’ai peu connues, mais je l’ai écoutée, ta mère, semaine après semaine, mois après mois.

Ce ventre, parfois, n’était plus son ventre mais l’objet d’une telle vénération que je l’ai crue près de perdre la raison.

 

Notre vie commune ? Nous étions devenus frère et sœur dans les faits, bien qu’amants pour le reste de la ville et notre coexistence me devenait lourde.

J’étais seul en fait pour apprivoiser les fantômes d’hier et modérer les projets de demain.

Toujours enter désespoir et utopie.

Elle écrivait, en toute inconscience, à Lenzkirch, à cette adresse que Mathias avait laissée. A cette Martha qui serait la grand-mère de l’enfant à venir.

Chaque semaine une lettre partait.

Qu’aurait-elle pu espérer de ces courriers par les temps que nous traversions ?

Mais il était inutile de tenter de la raisonner.

Elles sont toutes là, dans la boîte à biscuit LU.

Je n’en ai posté aucune.

Je ne les ai pas ouvertes non plus.

Pas lues.

Je voulais tracer un trait sur Mathias.

Il était mort pour nous. Je savais depuis ce jour terrible qu’il ne réapparaîtrait pas.

Nous étions la part sombre de Mathias. Le péché de Mathias.

Et j’imaginais sans peine ce que pourrait être le remords d’un cœur qui s’était tant donné à Dieu avant de connaître la nature des hommes…

 

Je vais l’appeler Martha si c’est une fille, Mathias si c’est un garçon.

-Martha ? Pourquoi Martha ? Marie, ce n’est pas un prénom de chez nous.

Marthe, si tu veux, mais Martha ? Tu y penses vraiment ?

-Martha parce que la mère de Mathias s’appelle Martha.

Elle sera heureuse quand elle saura.

-Cesse de te faire des films, Marie.

Si elle avait voulu savoir, elle t’aurait écrit, non ?

-Elle n’a sûrement jamais reçu mes lettres. Imagine, Melchior ce que c’est qu’un pays qui a perdu la guerre.

Tous ses enfants morts sans la moindre gloire pour se consoler.

Elle pleurait.

-Calme-toi car Mathias, ou Martha, a besoin de calme pour mûrir.

C’est comme un fruit, attention, la grêle, les orages… les chagrins.

 

Et je riais aux éclats, je riais de voir le visage de ta mère tout à coup buriné par l’inquiétude et deux fines mains qui palpaient son ventre à peine gros, qui caressaient cette forme à peine visible, mais qui déjà sous ses mains devait peser le poids d’un enfant.

 

Alors, voyant ma  mine, elle riait à son tour et me sautait dans les bras en me donnant des coups de poings.

Ma petite Marie. Marie à moi.

 

Les lettres de ta mère, prends-les et lis-les. Elle ne parle sûrement que de toi. Comment pouvait-elle croire qu’elles atteindraient leur but. Nous étions fin quarante-quatre.

Rien n’était fini. Pas une lettre ne pouvait partir vers l’Allemagne.

Pas une seule. Elle vivait alors totalement dans un monde parallèle, avec Mathias mort et toi à naître.

 

 

 

 

 

                              //////////

 

 

 

 

Et toi Martha ? tu m’as demandé, tu te souviens.

-Papa, elle est où ma maman ?

-Elle est au ciel ma chérie, au ciel.

-Pourquoi au ciel ?

-Parce que, quand toi tu nous es venue de ciel, le Bon Dieu a dit Marie, j’ai besoin d’une maman pour les enfants du ciel, et il l’a emmenée au ciel. Voilà !

 

 

 

 

 

                            //////////

 

 

 

 

 

Les mois ont passé.

Mars et le printemps pointaient leur nez.

Tu es une enfant du matin, Martha.

À six heures, Marie est venue me réveiller.

-Melchior, il faut y aller, cette fois ça y est ! il vient, je sens qu’il vient !

Elle avait déjà préparé depuis plusieurs jours sa petite valise.

-Marie, du café ? Une petite tartine ? Je parie que tu n’as rien dans l’estomac…

-Non, je te dis, il faut faire vite !

J’essayais de différer. Je ne sentais pas vraiment la chose. Et pourquoi l’aurais-je senti mieux, je n’allais pas accoucher, moi ? Cependant il me semblait qu’il devait y avoir des douleurs, de spasmes, des crispations, enfin, avant comme pendant, pour l’un comme pour l’autre. Mais rien. J’oubliais alors que je n’étais pas l’autre.

Elle parlait comme si elle allait effectuer quelque chose d’urgent, mais de naturel, sans panique. Sans la moindre trace de peur.

Il n’y avait dans ses yeux que de la lumière, cette lumière qu’y allume le bonheur.

Et j’en souffrais.

Elle allait accoucher d’un enfant de Mathias.

Elle le tenait déjà entre ses mains.

Elle le serrait entre ses deux mains.

Et de la manière qu’elle soutenait son ventre, je la devinais, soutenant déjà entre ses mains cet enfant de Mathias.

 

Et moi, pensais-je, ne lui avais-je pas donné le change pendant ses mois de grossesse.

Ses longs mois où l’angoisse se partageait les heures avec la question perpétuelle : pourquoi ne pas avoir avorté ?

 

Parce que cette question, nous nous l’étions posée. Elle d’abord, moi plus tard.

J’avais aussi fait part de mes craintes, parlant des méthodes malthusiennes de la campagne : aiguille à tricoter, bouquet de persil…

S’en suivaient infection et fièvre, la mort peut-être.

Et puis, après tout, dis-je, c’est notre enfant, celui de notre Mathias.

Et nous en étions convenus sans grande peine.

 

À la maternité, tout fut conforme, l’accueil, la chambre, rien n’était discutable.

Quand le temps fut venu…

Oui, j’étais là, dans le couloir, Martha et j’ai tout de suite compris que quelque chose ne se passait pas tout à fait comme espéré.

-Un siège, c’est un siège !

L’infirmière est sortie affolée.

-Le docteur, vite, le docteur !

Deux portes plus loin, elle s’acharnait, tapait contre la porte, hurlait.

 

Il est sorti, hagard. Et puis il a souri.

-Un siège ! a crié l’infirmière.

-Un siège ! a-t-il repris, un siège…asseyez-vous je vous en prie…

Il riait.

Il riait encore quand j’entendis le hurlement de ta mère.

-Marie, Marie ! je me précipitais vers la salle d’accouchement. Elle était là, jambes écartelées, ventre sanglant. Elle pleurait de douleur, sûrement.

Mais de peur plus sûrement encore.

Quand il sortit enfin, l’enfant, l’infirmière le lui arracha des mains et disparut dans la pièce voisine.

Je m’approchai de Marie. Je lui saisis les mains. Elle était épuisée, les larmes lui coulaient sur le visage, les oreilles, le cou, il y avait mêlés aux larmes, de la sueur et du sang.

 

Elle m’a regardé et m’a dit.

- Melchior, donne-lui un père.

Promets-moi, Melchior, promets-moi, donne lui un père.

C’était une prière, plus encore qu’une prière, une supplique.

Et ses yeux parlaient autant que sa voix.

-C’est une fille ! Vous avez une jolie petite fille !

L’infirmière semblait aussi heureuse que si l’enfant était le sien.

 

C’est notre fille, dis-je, nous l’appelons Martha.

Comme sa grand-mère.

Alors Marie a longuement soupiré, elle a serré fort entre ses pauvres mains mes mains gourdes et rugueuses.

-Merci, Melchior, mon Melchior.

C’est tout ce qu’elle a dit, Martha.

Ta mère n’a pas survécu plus de deux jours, deux jours de silence et d’inertie, deux jours de lente agonie.

Le boucher qui t’a mise au monde est mort aujourd’hui.

Inutile de chercher à savoir s’il a expié ses fautes.

Lorsque je repense à ces moments, me vient à l’esprit l’image d’un Mathias insolemment beau, déposant sa semence dans ce corps pur de Marie.

Je reste persuadé aujourd’hui encore qu’il y a plus de pureté à semer la graine qu’à cueillir le fruit.

 

 

 

 

                             //////////

 

 

 

 

 

Pouvais-je alors te dire Martha, ce que fut pour ta mère cette porte du ciel…

 

 

 

 

 

                               //////////

 

 

 

 

Un père qui embrasse sa petite fille qu’éprouve-t-il ?

Et quand cet enfant grandit, quand d’enfant, elle devient jeune fille et puis jeune femme…

J’ai souffert Martha, de ton enfance à aujourd’hui.

J’ai souffert, car j’ai aimé ma fille, j’ai étreint ma fille, j’ai embrassé mon enfant comme n’importe quel père l’aurait fait.

Mais toujours, j’avais à l’esprit ce fait irrépressible : si les autres savaient, si les autres se doutaient simplement, que penseraient-ils de moi ?

J’ai vu des pères aduler leur enfant, j’ai vu des pères serrer contre leur poitrine ce qu’il savait être leur fruit.

Mais toi Martha, pouvais-tu définitivement être mienne, l’enfant de mes amours ?

Mon fruit ?

Je me suis souvent demandé ce que pouvait ressentir un père adoptif pour les enfants qu’il n’avait pas procréés.

Pouvait-il mieux les aimer que moi, les caresser, les étreindre, les embrasser sans craindre la moindre ambiguïté dans ses gestes, dans ses sentiments, parce que tout ça, est prévu sur le papier ?

Je n’ai jamais eu de réponses.

Je me suis toujours contenté de ma raison.
Je t’ai donné l’amour que Mathias t’aurait donné, je t’ai donné l’amour que j’éprouvais pour toi et pour eux deux.

L’amour d’un père pour sa fille comme tu es pu chaque jour me rendre ta part de cet amour.

Si les autres avaient su…

C’est ça, le poison qui a perturbé toute mon existence.

Si les autres savaient…

Et je scrutais les regards de tous ces gens qui nous observaient. Et je me disais sans pouvoir y échapper : tout cela repose sur un mensonge.

Tout cet amour est né d’un mensonge.

Il ne peut donc pas être amour mais déviance, anomalie, perversité…

 

Je me disais, un père adoptif le fait sans réticence, car adopter un enfant c’est passer par la voie officielle, l’administration, l’attente, les déceptions avant le jour où l’enfant arrive. Mais moi, Melchior, je l’avais volé, cet enfant-là.

 

Je l’avais sciemment dérobé à son père et peut-être même à sa mère, car sans mon mensonge aurait-elle souffert autant.

J’avais en permanence devant les yeux, le pauvre corps supplicié de Marie, les mains ensanglantées d’un médecin monstrueux qui fourrageait dans ce corps comme un mécanicien incompétent dans un moteur.

Pardonne-moi l’image Martha.

Il fallait que je sache, me disais-je, il fallait au moins que je sache si mon enfant, ma fille, était bien mienne, ou si par mon mensonge je l’avais dérobé à son père.

J’ai attendu des années pour mettre un terme à cette question parce que j’avais peur de la réponse.

Et puis un jour j’ai pris la décision de franchir le pas.

 

 

 

 

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13 octobre 2022 4 13 /10 /octobre /2022 06:00

La Grande Guerre à travers l'art | Musement Blog

-Tu n’as rien à me dire ? Dis ! toi, oui toi Melchior ! Vraiment rien à me dire ?

-Mais tantine, à quel sujet donc ?

-Tu te moques de moi, Melchior ? je sais… Je sais qu’ils sont partis… Les Boches sont loin n’est-ce pas ?

-Oui, oui, et quoi, ça devait bien arriver, tantine. Alors, bon, ils sont loin.

Elle prit son air finaud comme s’il s’agissait de marchander une douzaine d’œufs sur le marché.

Elle souriait.

Mais pas de ce sourire doux et amène des vieux.

-Il paraît qu’ils en ont laissé dix, dix derrière eux, raides comme des harengs, baignant dans leur jus ! hei, tu m’entends Melchior ?

- Ah oui, tantine, dix, peut-être…

- Je veux les voir.

Je veux que tu m’y conduises ce soir.

Dis tu m’entends ?

-Oui, oui, mais à quoi bon ? d’ailleurs, ils n’y sont peut-être même plus.

-Oh que si, ils y sont encore.

Vois-tu, ils ont dit que les chiens les boufferont.

Personne n’osera les toucher avant.

Tu peux être sûr que s’ils le disent c’est que ça se passera comme ça…

Comme ça et pas autrement, Melchior !

-Ils ? ils ? Qui c’est ils, tantine ? Il ne faut pas trop écouter ceux qui parlent sans savoir.

-Melchior, si tu refuses de m’accompagner, je te jure que le François m’y mènera.

Je te jure que lui, au moins, il sera volontaire pour ça.

Il n’est pas de ceux qui voulaient leur mort et qui se voilent la face aujourd’hui.

-D’accord, tantine.

Je passerai à onze heures ce soir, il vaut mieux que personne ne nous voie. D’accord ?

-Si tu veux. Va pour onze heures ce soir, j’y compte bien mon neveu.

Ne chercha pas d’excuse pour me faire faux bond !

 

Te dires que j’i redouté l’arrivée de la nuit serait peut dire, Martha, j’avais surtout honte d’accompagner cette femme comme s’il s’agissait d’aller au spectacle.

Je l’ai fait.

 

Elle était en grand deuil, une voilette sur les yeux.

-Les voilà. Ils sont tous là, en tas.

Comme ils sont tombés.

Elle était immobile, semblant fixer l’amoncellement difforme à vingt pas de nous.

 

-Ah ! mon Dieu, bénis soient ceux qui les ont retenus !

 

Et puis voilà qu’elle s’est avancée vers eux.

La voilette rejetée en arrière, la haine au visage. Elle est arrivée au pied de ce monticule de chair torturée, les pieds déjà souillés par le sang figé qui s’était répandu bien au-delà de ces corps et qui adhérait à ses semelles.

Et je l’ai vue, Martha, je l’ai vue, jupe retroussée, mains cambrée sur les hanches ; je l’ai vue comme un énorme vautour gravissant cette montagne de chair pétrifiée et déjà puante.

Je l’ai vue Martha, se hisser au-dessus de tous ces corps, enfoncée jusqu’aux chevilles dans cet amas d’hommes sacrifiés.

Et se tournant vers moi, relevant davantage jupe et jupon, le visage empreint d’une jubilation satanique.

Oui Martha, je l’ai vue, jambes écartées, pissant toute l’eau de son cops sur ces enfants morts.

Elle trépignait et pissait en même temps. Et cette image ne s’effacera jamais de ma mémoire.

Martha tu ne peux savoir la douleur que j’éprouvais soudain et seules les larmes ont pu un instant me soulager.

Elle est venue vers moi, s’essuyant l’entrejambe avec jupe et jupon, grossièrement, avec une insistance équivoque.

 

Le visage près de l’orgasme.

 

Oui Martha, il s’agissait bien de cela.

Un véritable orgasme.

 

Et puis nous sommes rentrés.

Elle avait les jambes souillées de sang noir.

Elle sentait la mort.

Elle a seulement dit, en me quêtant :

  • J’ai vengé mon Louis, Melchior, je l’ai vengé mon Louis !

 

 

Louis, c’était le fils qu’elle avait perdu aux premiers jours de la guerre calque part dans les Vosges et qui n’est jamais revenu.

Ni vivant, ni mort non plus.

Pauvre Louis, doux et réservé qu’il était.

 

Qu’aurait-il pensé d’un tel spectacle ?

J’avais honte, Martha, honte pour elle, honte pour moi.

J’avais mal pour ces gosses en train de pourrir derrière l’église.

Se peut-il vraiment que nous ne soyons rien.

Vraiment rien.

Et que le silence de Dieu n’est autre que l’absence de Dieu ?

Ne sommes-nous vraiment que misère et désespérance ? Que haine ?

 

Car là, est bien notre vraie nature, Martha, l’amour n’est qu’artifice.

Demande aux loups s’ils savent ce que c’est que l’amour ! la haine commande, la haine c’est pour sûr le ferment de toute ambition, de tout désir de vaincre et de posséder.

L’amour Martha n’est qu’artifice et mensonge.

 

Tu la vois la vieille Foise, tu la vois, Martha.

 

Moi, je ne vois que cet être massif, juché sur ce tas d’hommes.

Passant en jubilant sur ces enfants morts. Jamais plus cette vision ne m’a quitté.

Et jusqu’à sa mort, je n’ai plus jamais pensé a elle autrement qu’à cette image d’une ogresse monstrueuse se réjouissant d’une chasse héroïque.

 

Un tableau de chasse, Martha.

Et je suis certain que pour elle aussi, dans un tout autre registre, ce souvenir ne l’a jamais quittée.

Le jour de sa mort, les seules paroles qu’elle put dire au curé qui l’oignait : « Mais j’ai vengé mon Louis… »

 

Tu vois Martha, jusqu’au bout elle a revécu cet instant avec la même jouissance et peut-être en plu, ce « mais »

Un « mais » de regret ?

 

Non, pas le regret de l’avoir fait, mais peut-être le regret de n’avoir pas su par la suite, faire autre chose de sa vie que de ressasser cet épisode monstrueux.

D’en faire la seule jouissance de sa vie, quand il était encore temps de s’emplir des joies et des bonheurs du jour qui se lève et de l’an qui finit. Martha, je voulais que cela aussi, tu le saches.

 

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12 octobre 2022 3 12 /10 /octobre /2022 06:00

Jeunesses hitlériennes : l'endoctrinement d'une nation | FESTIVAL  INTERNATIONAL DU FILM D'HISTOIRE

Je t’ai dit déjà qu’il me fallait racheter ma vie auprès des Résistants.

Vivre en les aidant ou mourir en traître collaborateur.

Le choix était simple, je les avais avertis du jour prévu de leur départ, c’était le marché conclu.

En contrepartie de ma tranquillité, il me suffisait de faire en sorte que le camion des archives tombe en panne, avant de quitter le centre-ville.

Ce qui me trouble  l’âme au point de faire de mes nuits des combats pour le sommeil, quand les visions qui peuplent mes insomnies me hantent jusqu’au lever du jour, c’est bien l’évènement de ce jour d’août.

Il avait débuté dans la joie, l’occupant quittait la ville.

C’est ta mère, Martha, qui m’avait assuré que Mathias serait dans le dernier véhicule du convoi, pour veiller sur les archives.

 

Lorsque je les ai vus arriver de la place des Thermes, j’ai compris tout de suite qu’il nous avait menti.

Le second véhicule n’était autre que la Mercedes du colonel Kiesel. Mathias était installé à côté de lui, tout pimpant dans son costume de parade.

Fier comme un vainqueur, ignorant que ce départ était une retraite.

 

Quel orgueil ! Quel putain d’orgueil ai-je pensé, et là, j’ai compris qu’il ne reviendrait pas après, que pour lui il n’y aurait pas d’après.

 

Seulement devenir, devenir non pas revenir.

Werden, nicht zurückkhren !

 

Ta mère ne l’a jamais su.

Son bonheur était si grand qu’il ne faisait qu’enfler davantage mon dépit.

C’est vraiment là, en voyant avec quelle superbe il abordait la défaite, que l’idée a germé dans mon esprit pour une heure plus tard s’affirmer comme une réalité.

Car personne n’a fait demi-tour pour prendre des nouvelles de ceux qui n’avaient pas suivi, ils n’étaient pas de ceux qui regardent derrière et lui moins que tout autre.

 

J’étais avec François, tu te souviens, fanfan le borgne. Il était lui aussi resté en arrière pendant toute la guerre à cause de son œil aveugle.

Nous étions au sommet de la montée de l’église, accoudé au parapet de l’escalier.

C’était un bel après-midi.

Dix jours avant, là-même, où nous étions, un pauvre type avait été assassiné par les Allemands.

Nous guettions leur départ.

Après les voitures d’officiers ont suivi les camions bâchés.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six…

Tous chargés d’hommes plus ou moins valides, des blessés qui avaient survécu.

La plupart avait baissé la bâche arrière, on voyait deux ou trois mains qui maintenaient une mince ouverture pour surveiller les arrières.

 

Et puis est arrivé le dernier.

 

Ce dernier, je l’attendais car je voulais voir si mon travail allait porter ses fruits.

Martha, « je dis travail », tu entends bien, « je dis travail. »

Puis voilà que le moteur toussote, crachote et cale.

 

Alors ils sont sortis.

Ils étaient dix, dix gosses plus misérables les uns que les autres, dans leurs tenues vert-de-gris trop grandes ou trop courtes, étriquées ou trop larges.

Dix gosses, indécis, un peu perdus, mais apparemment pas trop inquiets.

Vois-tu, Martha, ils avaient pris l’habitude de circuler ici sans craindre grand-chose de la population.

Ils ne savaient pas, eux, que ce jour était celui de leur débâcle, de leur totale défaite.

Ils n’avaient pas encore conscience du fait qu’ils n’étaient plus des occupants mais l’arrière-garde d’une armée en retraite.

Quand cela me revient, je ne peux pas ne pas penser à toutes les retraites de l’histoire, à toutes les embuscades tendue, sur le chemin du retour, quand la terre conquise se retourne et te saute au visage avec toute cette haine mûrie en silence.

Ils étaient là, ces dix gosses, essayant de pousser un véhicule lourd de tonnes de papiers qui n’avaient plus la moindre valeur.

Ils s’affairaient autour d’un capot soulevé cherchant la raison de la panne.

Mais ce jour-là, il n’y avait pas de mécano pour farfouiller dans ce ventre de ferraille et trouver l’organe déficient.

Ils parlaient, ils parlaient fort pour s’aider à croire qu’il n’y avait qu’eux.

Mais je sentais bien dans le ton de leur palabre un germe d’inquiétude, quelque chose comme une crainte.

Comme les enfants qui se trouvent seuls et qui parlent fort.

Qui ne parlent qu’à eux-mêmes, mais qui laissent ainsi croire à l’intrus pressenti qu’ils ne sont pas seuls, seuls dans le noir.

Ils étaient beaux ces gosses ravis à leur famille, à dix-huit ou seize ans, embarqués dans ce conflit qui avait déjà avalé leurs aînés, leurs pères, et avant eux leurs grands-pères rescapés du précédent désastre.

 

Voilà le spectacle que nous étions en train d’observer Fanfan et moi du haut de la montée de l’église.

Et lui, pensais-je, il aurait dû se trouver dans ce camion, lui, Martha, il aurait dû être là pour surveiller ce chargement d’archives inutiles…

Lui, le sous-officier qui m’avait embarqué dans cette galère, qui tout le reste de ma vie n’a cessé de me tourmenter et de faire de toute joie possible un incessant remords.

 

Malheureusement, dans l’après-midi du 28 août 44 va se dérouler un drame qui laissera un goût amer à ceux qui en furent les témoins impuissants. Au cours d’une halte inopinée dans la station, des éléments FTPF incontrôlés de la Brigade Rouge du Chablais exécutent 10 soldats allemands sur la place de l’église avant leur départ.

 

Ces quelques lignes d’un journaliste relatant les faits seront donc tout ce qui restera de ce massacre.

Mais pour toi, Martha, je veux en faire un écheveau indémaillable de douleur et de regrets. Je veux que tu saches et que tu te souviennes ce que fut cet événement. Il  est coutumier, le fait de massacrer le vaincu, lorsqu’en fin de combat, harassé de fatigue et submergé par la haine, le vainqueur se soulage de tous les coups reçus, de toutes les tensions soutenues et de ce désir de venger l’ami, le frère, tombés à ses côtés.

Mais ce jour-là, qui pourrait dire que le sang appelait le sang ?

C’était un jour qui allait se prêter plus à la fête qu’à l’horreur.

Et cependant, je n’en conserve, que ce sentiment d’une horreur terrible, effrayante, corrosive et qui n’a cessé depuis de me miner le cœur.

Ils étaient dix petits Allemands.

Ils sont morts sous le feu de leurs propres armes, de leurs propres balles.

Leur mort n’était pas due à une réaction brutale, non, elle  a été pensée, même si quelques minutes seulement suffirent à cette réflexion.

Elle a été pesée par un esprit vif et pervers.

Car il en faut de la perversité pour convaincre ses comparses qu’une mort serait encore pire si elle sortait  des armes qu’ils avaient prévues pour défendre leur retraite.

 

La mitrailleuse fixée à l’arrière du camion fut aussitôt sortie et installée derrière l’église.

Que pouvaient-ils comprendre, ces gamins, à la mort qu’on leur préparait ?

Ils étaient là, comme des mômes dans une cour d’école que les maîtres tentent de rassembler en un groupe homogène.

Ils s’exprimaient en paroles inquiètes que nul ici ne pouvait comprendre.

Une volée d’oiseaux pris au piège, se heurtant les uns contre les autres, s’abîmant contre la falaise.

Ils cherchaient chacun dans les yeux de l’autre une réponse à cette mise en scène.

Et puis, la rafale est partie.

 

À hauteur de visage.

Tous ces visages encore empreints de cette innocence, de cette fraîcheur que la jeunesse, même violée, leur avait conservée.

À hauteur de visage.

 

En une seconde, tous ces visages éclatés.

Tous ces enfants brutalement devenus pantins sanglants, s’entrechoquant les uns les autres, s’écroulant dans une gerbe de sang.

Ils gisaient tous au pied de la falaise comme une moisson saccagée par l’orage.

 

Il y eut encore dix coups de feu, un dingue peaufinait le massacre en leur tirant une balle dans la tête.

 

La laideur, ça peut être incommensurable, et celle-là, elle l’était.

Et nous avons donné des coups de pieds dans le muret sur lequel nous étions appuyés.

Nous avons pleuré fanfan et moi, et moi plus que lui, car brutalement me vint cette certitude : je savais que cela allait se passer.

 

Et puis la brigade est partie comme elle était arrivée.

Ils étaient dix petites Allemands, dix Fritz, dix Boches, dix Schleux.

Martha, c’est ainsi qu’il faut penser pour adoucir le mal, pour mieux faire passer l’horreur.

Dix Boches, dix Schleux, dix Boches, dix Schleux…

Les autres, ceux que j’attendais, ceux pour qui j’avais travaillé ne sont arrivés qu’une après.

Quel gâchis, Martha, pourquoi faut-il qu’ils ne soient arrivés qu’après ?

Qui les a donc retardés pareillement,

Cette question ne cesse de me tourner dans la tête.

Mais au fond, ne fallait-il pas que les choses se passent ainsi pour que la suite s’avère plausible et vivable.
Et j’ai vécu, nous avons vécu, Martha.

 

Après ce massacre, en oubliant mes larmes, j’avais toute nette en tête, cette idée de tuer ton père.

Je suis rentré à la maison.

Armé d’une pelle et d’une pioche, je suis allé jusqu’au fond du jardin, à deux mètres du pommier, dans ce petit coin de pelouse où l’été je tire un rotin pour faire un brin de sieste.

Là, j’ai commencé de creuser.

La terre est riche et foncée chez nous.

Tout y pousse si bien, un mensonge autant qu’un fruit savoureux.

Marie est arrivée, triste, voûtée, les deux bras pendant le long de son corps, paumes ouvertes vers moi.

 

Ils sont loin ?

J’opinais silencieux.

Je sais qu’il reviendra, il me l’a promis.

 

Il reviendra pour toujours, pour habiter ici dans cette maison. Je suis triste et heureuse à la fois.

J’ai envie de pleurer et de rire, Melchior, dis-moi que tout ça, ça va bientôt finir pour de bon.

Elle a tendu ses deux bras vers moi, elle pleurait.

Elle est venue se serrer contre moi :

-Il reviendra, n’est-ce pas Melchior ?

À cet instant j’ai vraiment tué ton père.

-Marie, il faut être forte, très forte.

Je l’ai serrée dans mes bras, fort, très fort et j’ai pleuré avec elle.

-Melchior, tu pleures, dit-elle.

- Il ne reviendra pas Marie.

Il ne reviendra plus.

-Mais si, il a promis, je le crois mon Mathias, je le crois.

-C’est vrai, il fallait le croire, Marie, mais…

-Mais quoi, Melchior, quoi ?

-Ce soir, à la nuit tombée on ira le chercher.

Il y a eu un accident Marie, un vilain accident.

 

Quand elle a vu la fosse, quand elle a compris, elle s’est mise à hurler :

-Non, non ne dis pas ça, Melchior, pas ça !

Et puis on a encore pleuré parce qu’il a bien fallu lui dire quel accident, où comment.

Alors elle s’est remise à hurler.

Elle hurlait comme si quelque tortionnaire lui arrachait les entrailles.

J’ai appliqué ma main sur sa bouche avec force et j’entendais à travers la paume de ma main ce crie mute, séquestré tout en elle et qui me venait droit au cœur à travers ma main, mon bras, mon épaule.

Tout en moi se mit à tressaillir comme elle, toute elle, à la vibration de ce hurlement contenu.

J’ai murmuré à son oreille :

-Marie, Marie, calme-toi, je t’en prie ! Il ne faut pas qu’ils nous entendent.

Et alors, je ne pensais plus aux  Brigades Rouges qui, à cette heure étaient loi, mais à tous ceux, qui silencieux, derrière leurs fenêtres, happaient dans le silence, le moindre bruit, la moindre voix, pour donner un alibi à l’assouvissement de leurs bas instincts.

 

Le lendemain, trois femmes seront lâchement assassinées, deux autres tondues et portées à travers la ville, par de tristes héros qui auront attendu le départ de l’envahisseur pour s’affranchir de leur peur, de leur lâcheté, par plus de lâcheté encore.

-Marie, tais-toi, pour l’amour de Dieu tais-toi !

A cet instant Marie s’en moquait vraiment, car bien sûr, si Dieu avait été, Mathias n’aurait pas compté parmi ces cadavres défigurés.

 

La nuit venue, nous avons pris le chemin de l’église en poussant la charrette à bois qui avait dans ses roues un siècle d’honnêtes travaux.

J’avais plié la bâche en quatre et dissimulé dessous une quinzaine de bûches longues, en prévision du retour.

Il lui fallut faire face à ce tas de chair morte qui baignait dans une mare de sang noirci.

Faire face à cette odeur, oui déjà cette odeur, avant même les insectes.

L’odeur du sang avant même celle plus commune de la pourriture.

 

J’ai piétiné dans ce sang durci et sans choisir j’ai tiré un corps par les épaules, il a glissé parmi les autres comme lubrifié par tant de sang.

Martha était écroulée contre le mur de l’église, elle sanglotait doucement, elle avait admis la chose.

Aurait-elle pu décrypter un visage, son visage dans cette charpie de chair d’os et de sang ?

Non, elle ne pouvait le reconnaître, seul, peut-être son pantalon trop court, oui, le pantalon ! Mais tous avaient des uniformes à peu près à leur mesure, tous les derniers appelés, les derniers habillés, les derniers à mourir.
Pouvait-elle se tromper réellement ? Elle l’avait dans le cœur, dans le ventre, ce visage, cet être tout entier.

Il ne nous est pas donné d’être ni devin ni prophète.

Et l’amour ne suffit pas à ouvrir toutes les portes, celle de toutes les misères, de tous les mensonges, de toutes les hypocrisies…

Non, elle ne pouvait que se persuader qu’il était là.

 

 

Simplement peut-être parce qu’elle n’avait pris le temps de défaire l’ourlet de son pantalon pour le mettre à sa juste hauteur.

 

J’ai donc traîné un cadavre jusqu’à la charrette que nous avions vidée de ses bûches et de la bâche.

C’était un enfant, le corps d’un enfant, dix-neuf ans peut-être.

Il était presque léger et me vint à l’esprit que certains prétendaient qu’un corps mort est beaucoup plus lourd qu’un vivant.

J’ai couvert son corps de la bâche et des bûches de hêtres.

Et nous avons pris le chemin de la ferme.

Nous peinions, poussant chacun un bras de la charrette, comme deux malheureux ayant grappillé leur bois pour l’hiver.

C’est depuis ce jour-là qu’ils ont fait courir le bruit que le Melchior et la Marie allaient sûrement partager la même cheminée.

Personne n’a jamais su, que ce jour-là, était celui des funérailles de Mathias.

Leur curiosité s’était arrêtée au minable rapport d’un cousinage qui se terminait en liaison.

Un boiteux, de surcroît, pour une Marie si jeune et si belle.

Marie, que j’avais si souvent imaginée candide et humble dans les bras de Mathias.

Marie, si simple et cependant si complexe dans ses choix.

 

Pourquoi en ces temps aussi douloureux, avait-elle choisi d’aimer celui en qui on ne pouvait voir que l’ennemi.

Mathias l’ange maudit.

Cependant, même à mes yeux, il restait l’ange, l’ange de l’amour, celui qui trônait à la place de l’éphèbe de Caravage.

Elle le lui avait crié :

-Reste, reste pour notre enfant ! Elle l’avait supplié et, lui, avait promis.

 

C’est donc derrière chez nous dans un coin de jardin que nous l’avons enterré, roulé dans la bâche sans que j’ose relever son identité.

Cet inconnu est ainsi devenu notre Mathias.
Pauvre Mathias enterré dans une terre hostile.

Mais il était nécessaire pour Marie que son amour reste sa possession au-delà de la mort.

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11 octobre 2022 2 11 /10 /octobre /2022 06:00

 

Le ciel parfois dans sa cruauté va au devant de ce que l’humain aurait pu souhaiter.

Vois-tu Martha, au fond, je me suis réjoui de cette série de malheurs qui peu à peu, jour après  jour m’ont apporté  ce que jamais je n’aurais su ou même osé prendre par moi-même.

Des années plus tard, dans ses mémoires qu’il confiait à un journal local, un journaliste sincère écrira : « Au cours d’une halte inopinée dans la station, des éléments FTPF incontrôlés de la Brigade Rouge du Chablais exécutèrent dix soldats allemands sur la place de l’église avant leur départ. »

C’est tout.

 

 

    Tout ce qui devra rester dans la mémoire des hommes.

Un entrefilet qui n’incite à aucune émotion.

Je ne veux plus être le seul à garder de ce jour le terrible ressentiment qu’il a eu sur ma vie, su notre vie, Martha.

Je pense qu’il est temps que tu saches ce que furent les jours qui précédèrent ta naissance, même si la connaissance entraîne une part de désespoir.

Il y a dans ces événements se quoi stimuler le désir de vivre, ce même désir qui m’a animé jusqu’à ce jour, ce  désir d’être père.

 

Ce que je désespérais d’être un jour.

Tout ça, c’était avant qu’ils tombent.

Avant que la haine ne les ait foudroyés.

 

Le monde chantait encore pour moi, les fleurs avaient encore une odeur et le rire des gens invitait à rire.

Mais le monde a changé il a suffi d’un instant, d’un mauvais concours de circonstance : « Une simple halte inopinée dans la station. »

 

Tu te rends compte Martha, une simple halte inopinée dans la station.

Comme l’a joliment écrit ce journaliste.

Mais pour ceux qui ne savent pas, c’est presque rien, un pneu qui crève sur la route des vacances, rien de plus.

Une halte inopinée.

 

J’en crève Martha, et toi tu en as souffert toute ta jeunesse.

Mais est-ce que tu as vraiment souffert de m’avoir pour père, un veuf de deux amours comme ça a dû être triste pour toi ma fille ?

 

Toi que j’ai chérie parce que je voyais dans ton visage, le visage de Marie et dans tes yeux cette intensité, cette lumière, cette profondeur des yeux de Mathias.

Je t’ai aimée ma fille et j’aimerais parfois que tu me le redises, non pas comme autrefois, ce « T’aime papoun » que tu me murmurais à l’oreille, lorsque au coucher je fermais ce livre de la marmotte ou du Père castor que tu affectionnais tant.

Tu te souviens, ce livre où les montagnes riaient et pleuraient comme la marmotte.

J’aimerais te l’entendre dire aujourd’hui, maintenant que tu es grande et que tu es loin de moi.

Maintenant que tu sais qu’un autre est ton père par la chair et le sang.

 

Le peu de temps qui nous a été accordé de vivre ensemble, Marie et moi, était un temps d’attente. Un temps d’indécision.

Nous étions dans le mensonge absolu.

Il fallait que tous croient que j’étais le père de l’enfant à naître, et Marie pleurait souvent dans mes bras le soir.

 

Ah, ces soirs où nous sentions en nous la présence de Mathias

Il était là, comme un rôdeur jaloux et révolté. Pour Marie c’était l’amour que la fatalité lui avait ôté. Pour moi, j’étais cette fatalité qui avait décidé de la tromper.

J’étais le voleur qui ne pouvait s’emparer du magot car le coffre qu’il avait dérobé restait fermé et qu’il n’en avait pas la clef.

Le cœur de ta mère n’a jamais failli, Martha.

Je n’ai eu que son amitié, que sa reconnaissance.

Je n’ai eu que le reflet du diamant que je m’étais approprié.

Jamais elle n’a accepté que je sois plus que ton père, rien que ton père.

Parfois je me disais en moi-même, en la contemplant les yeux fixés sur son ventre plein de toi : « Elle a deviné mon forfait. »

Mais elle ne pouvait pas savoir, pouvait-elle seulement sentir qu’il était encore quelque part vivant une autre vie ?

 

 

 

 

                                //////////

 

 

 

 

Il faut que tu saches, Martha, quel cheminement m’a conduit à envisager sa mort. Quand un homme s’éprend d’amour pour un autre homme, ça ne semble en rien comparable à ce qu’un homme peut être lorsqu’il s’éprend d’amour pour une femme, c’est bien plus fort, et plus qu’une femme pourrait comprendre quand bien même elle pourrait l’admettre.

 

Quand il est entré dans ma vie, j’ai su tout de suite que je ne pourrais échapper à l’attirance que j’éprouvais pour lui.

J’ai lu dans ses yeux, avant qu’il ne la ressente lui-même, cette étrange tendresse qui te fait espérer que son regard ne quittera pas le tien, avant que tu aies pu lui transmettre par ton propre regard, cette connivence née brusquement du fond de l’âme.

 

Ce jour du tableau et de sa folle démonstration, lui, ne savait rien encore.

Moi je savais tout déjà.

 

C’est ainsi souvent que naît un amour d’homme.

Je pourrais te dire encore et encore comment tout s’est déroulé.

Cette démonstration me semble inutile.

Je voudrais simplement que tu comprennes quels sentiments m’ont brusquement assailli et torturé quand j’ai compris que Marie me l’avait ravi.

 

Une femme peut-elle souffrir vraiment ce que souffre un homme, lorsque celui qu’elle aime s’éloigne d’elle pour une autre ?

 

Quand j’ai surpris leurs regards à lui et à Marie, j’ai d’abord refusé de croire…

J’ai refusé de sentir s’alléger, peu à peu l’étreinte de  ses épaules.

Se faire plume cette tête qu’il venait d’enfouir dans mon cou avec force.

Se faire furtive la morsure de sa bouche sur mon épaule qui lentement jour après jour s’est allégée jusqu’à ne plus être qu’un frôlement.

Cette bouche tant visitée par ma bouche altérée qui se refermait devant l’assaut de mes lèvres.

 

Je me suis senti délaissé par cet être, tout entier possédé par Marie, confirmé dans son inclinaison par sa seule volonté et tout l’amour qui lui servait d’outil.

C’était plus que je n’aurais pu supporter. C’était trop.

 

À mes premiers reproches, il avait écarté le sujet en citant la Bible. Pauvre naïf que j’étais, je ne résistais pas à la tentation de lutter.

Je niais l’existence de Dieu.

Quoi de plus naturel que de nier l’existence de ce perturbateur, aux premiers maux qui te frappent, aux premières blessures que t’inflige la vie.

Impuissant à le convaincre de notre amour, je voulais lui prouver que la notion de faute était une histoire trop récente pour qu’o, puisse lui accorder la moindre valeur.

 

Je voulais lui prouver, que Dieu lui-même était né de la faiblesse des hommes et que la vraie force des hommes serait de vivre sans Dieu.

 

Je voulais qu’il comprenne enfin, en désespoir de cause, que si son Dieu est amour, l’amour ne pouvait en aucun cas être considéré comme une ignominie.

 

Je m’appliquais par tous les moyens à lui apporter quelques citations pour étayer mes convictions. De Job à l’Ecclésiaste, tout y passait.

Je lui disais, personne n’est à même de juger si l’amour est pur ou impur selon qu’il a pour objet un homme ou une femme (qui donc extraira le pur et l’impur ? Personne.)

 

Et puis il y avait cette phrase qui me semblait plus proche de ses convictions et peut-être plus pertinente : « Il n’y a personne de juste sur terre au point de faire le bien, sans jamais pécher. »

Mais ces joutes ne m’ont pas aidé à le convaincre, il était passé le temps, où nous nous aimions corps et âme.

Et je peux te dire encore combien nous avions refermé notre cœur sur ces moments de fusion.

 

 

 

 

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10 octobre 2022 1 10 /10 /octobre /2022 06:00

Le Déjeuner sur l'herbe (Monet, Paris)

Cette page de Mathias qu’il m’avait glissée dans la poche avec autant d’hypocrisie, je te la confie.

Elle est presque parfaite.

Il parlait si bien notre langue. Il aimait dire :

- Chez nous, nous parlons le français depuis quatre  siècles.

 

« Melchior, il faut que tu comprennes.

Nous étions tristes tous les deux quand nous avions fait l’amour.

Nous avions une aigreur au cœur et nous en voulions à la société toute entière de ne pas être en conformité avec nos désirs.

Nous nous en voulons mutuellement de n’être pas conformes à ce qu’exige cette société.

Melchior, nous étions heureux c’est certain, mais amers.

Te souviens-tu des silences qui suivaient notre extase ?

Te souviens-tu des regards voilés que nous posions l’un sur l’autre, cette tendresse coupable qui suivait nos étreintes.

Te souviens-tu de mon angoisse lorsque je cherchais en toi une assurance, un réconfort ?

Lorsque je te disais, Melchior on s’aime…

On s’aime mais on n’est pas pédé, n’est-ce pas ?

Et toi tu me répondais avec ta douceur qui me faisait fondre, toi, tu me répondais : non, Mathias on n’est pas pédé.

On est seulement des victimes, des victimes de la guerre et de l’amour.

Parce que cet amour qui est en nous, il faut lui donner une existence, il faut qu’il s’exprime.

 

Nous ne sommes simplement que des hommes qui partagent un même amour.

 

Voilà, Melchior, si tout cela était vrai, tu vas comprendre qu’avec Marie tout était différent.

Sans inhibition, sans tabou.

Simplement comme un jeu chaque fois différent, chaque fois inattendu et qui trouverait son accomplissement dans les moments les plus indus, dans les lieux les plus inattendus.

Melchior, nous avons ri avec Marie, nous avons pris des fous rires après l’amour.

Marie me regardait, les yeux plein de larmes et de bonheur, la bouche ruisselante de son rire et dans un fou rire commun nous déversions tout ce que l’amour n’avait pas encore libéré en nous.

 

Melchior il ne faut pas m’en vouloir, il ne faut pas en vouloir à Marie.

Ce qui existe entre elle et moi est si différent de cet amour qui nous a liés.

 

 

 

 

                                  //////////

 

 

 

 

Quant au colis d’adieu pour Marie, je l’ai déplié avec une certaine amertume.

Je croyais à un livre. En plus du carton il y avait quatre épaisseurs de papier autour de l’objet.

Enfin je déroulais lentement les derniers replis.

C’était un petit châssis sur lequel était tendue une toile.

Une huile bien peinte, un peu vite peut-être.

Un mot me vint immédiatement à l’esprit : érotique.

Et cependant, elle ne représentait que deux grenades et une banane pelée au tiers avec la peau retroussée.

L’agencement des trois fruits sur la toile ne pouvait laisser aucun doute sur l’esprit dans lequel ils avaient été peints.

Il y avait un envoi en bas à gauche :

« Pour Zac, pris au panier du déjeuner sur l’herbe, Manet. »

Mes mains s’étaient mises à trembler.

Ce pouvait-il vraiment que ce tableautin soit de Manet ?

Il s’est avéré qu’il est reconnu aujourd’hui comme tel, à l’instar de l’asperge d’Ephrussi, des violettes de Morisot et des pommes de Méry Laurent.

C’est vraiment le petit format 16 par 21, mais en lui-même et pour ce qu’il représente à mes yeux, c’est plus l’atelier de Courbet.

Il faut aujourd’hui que je te dise qu’il n’a pas quitté mon atelier.

Il est toujours accroché au mur au-dessus de la porte, là où personne ne le regarde.

Je l’avais dissimulé sous une de mes aquarelles du Mont Granier que j’ai sagement marouflé dessus.

Un chiffon humide te permettra de le dégager de sa gangue.

 

C’est le seul cadeau que t’aura fait ton père.

Fais-en bon usage si je puis dire.

Et si sa valeur sentimentale pour toi s’avère plus forte que sa valeur vénale, garde le bien en souvenir de ces heures de bonheur et de drame, d’amour et de haine qui ont précédé ta naissance.

 

 

 

 

                                    //////////

 

 

 

De tout départ il y a aussi celui qui reste, le sédentaire.

Celui qui est venu un jour, qui est resté un certain temps et puis qui est parti.

Alors lorsqu’errant à nouveau vers toi, il fait étape parfois sans prévenir, dans ta maison qu’il prend un peu comme l sienne, tu ressens l’ivresse des retours.

Et lorsque ton regard saisit à nouveau son regard, lorsque tes yeux se fixent à nouveau sur ses yeux, il y a une profonde connivence qui traduit toute l’amitié, les non-dits, les semaines de silence.

Le retour.

Faire du retour l’instant unique qui brise le silence et efface l’absence.

Faire du retour la continuité comme ininterrompue de la rencontre et dans la parole ou dans le silence, faire du retour l’éternité du moment fugitif.

Mais aussi, savoir faire de chaque au-revoir un adieu.

Savoir dans la main qui se tend, dans les mains qui se serrent, faire passer l’intensité de l’adieu. Dans les regards qui se croisent, saisir l’étincelle qui te révèle soudain la vulnérabilité de l’homme, la fragilité de son être et combien court est le temps qui lui est imparti par rapport à l’éternité.

 

Pour quel voyage nous quittes-tu ?

Laisse passer dans ton regard cette angoissante question qui dit à la fois adieu, à jamais…

Moi aussi à demain.

Ma maison est ta maison sur le chemin plein d’embûches et bien que temps et distance vont nous séparer, je te le dis, elle reste l’étape de ta route, le phare immuable sur lequel peut s’appuyer ta quête.

Voilà Martha, ce que j’aurais souhaité dire à Mathias le jour de son  départ mais la situation ne se prêtait plus à un tel déferlement de générosité.

 

 

 

 

                                         //////////

 

 

 

 

 

Ce qu’il faut que tu comprennes, Martha, maintenant que tu sais, c’est que Mathias est ton père.

J’ai fait tout mon possible pour être ce père, cependant dans tout l’amour que je t’ai donné, je dois t’avouer qu’il y avait aussi, une grande part de cet amour qui me restait pour lui.

Car, si je suis resté veuf de ta mère pour son souvenir et pour toi, pour que rien n’entache ta jeunesse, je suis avant tout resté le solitaire qui tentait de tromper sa douleur d’un amour perdu en nourrissant en lieu et place l’amour d’un autre pour son enfant.

 

Elle était belle Marie. Si belle que n’importe quel homme en serait tombé amoureux.

Et moi-même je crois que j’ai d’abord nourri un sentiment pour elle où se mêlaient  la sympathie pour une cousine mais aussi cet amour auquel je ne pouvais aspirer à cause de mon handicap.

Son sourire était franc et il me disait oui, avant que tout arrive.

Il me disait on est bien tous les deux quand on parle des heures sans s’ennuyer, quand on rit et que les larmes nous coilent sur les joues.

Oui on était déjà bien tous les deux avant que tout arrive, avant que Mathias arrive, avant que cet amour nous agrippe le cœur chacun à sa manière.

Mais en fait, n’est-il pas qu’une manière d’aimer, une unique manière.

Tout le reste est foutaise.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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9 octobre 2022 7 09 /10 /octobre /2022 06:00

Le Refuge huguenot - Musée protestant

Elle avait besoin de m’écrire.

Ta mère, Martha.

Elle que je voyais chaque jour, elle n’a pas eu le courage de me parler.

J’ai trouvé sa lettre sur la table de la cuisine.

Elle disait :

« Je veux te dire Melchior, ce lent bonheur qui envahit mon cœur jour après jour, heure après heure.

Depuis que je l’ai rencontré à ta maison, j’ai pensé au beau garçon qu’il est.

 

 

 

 

                    //////////

 

 

 

 

Au Beau Site, je n’avais pas eu le bonheur de le voir. Il se fondait dans la masse des autres uniformes verts. Ou bien, avais-je la tête ailleurs, la tête toute au travail et à la peur de l’après…

 

Depuis deux jours il fait de courtes apparitions dans le service où je travaille l’après-midi.

Sous prétexte d’un pli à refaire au pantalon du colonel il vient en lingerie et me regarde en souriant m’appliquer à refaire un pli déjà parfait.

J’ai compris cela, Melchior, quand il m’a dit :

- Marie, je vous connais depuis longtemps.

 

J’ai été surprise. Lui, m’appelant Marie, j’en ai sursauté. Et puis tout s’est éclairci.

Il m’a dit qu’il est ton ami, que tu es si bon pour lui, comme un frère.

Je n’en doute pas.

Je te connais, toi, et ton indulgence pour tout ce qui n’est pas à priori agressif.

Et Dieu sait que Mathias ne l’est pas.

Il m’a parlé de toi avec tellement de douceur que si tu l’avais entendu tu aurais reçu ces paroles comme baume au cœur.

Toi qui te sens si souvent reclus dans cet exil du cœur, toi qui refuses toute porte qui s’ouvre.

Tu devrais comprendre qu’une infirmité ne te condamne pas à rien mais au contraire au meilleur.

Celle qui t’offrira son amour le fera en connaissance de cause

Pour moi, je suis ensorcelée par ce garçon qui avance pas à pas vers ma tendresse et vers ce que je devine devenir de l’amour.

 

Je sais que cet amour est interdit, que si je succombe, demain, la paix revenue, je  serai punie pour ma faiblesse. Mais lui, qu’en est-il de lui, Melchior ?

J’ai besoin de conseils. J’ai besoin de ta parole de juste, pour me dire si je dois accepter ce que je ressens ou lutter contre mes sentiments.

 

Il n’est pas vraiment allemand, tu sais.

Il s’appelle Von Wassy parce que Wassy c’est le nom d’un village de France.

Quand ses aïeux ont quitté le pays à cause des guerres de religion, ils sont arrivés en Allemagne en disant qu’ils étaient de Wassy. Tu vois, il me l’a dit.

 

C’est arrivé à beaucoup de Huguenots qui se réfugiaient en pays protestants. Ils ont perdu leur nom mais ils ont gardé celui du village martyr.

Melchior, notre amour ne serait-il pas un juste retour des choses.

 

Aujourd’hui, il m’a pris la main et l’a embrassée, j’ai pleuré de bonheur après son départ. Melchior, essaie de savoir s’il est sérieux et si tu le penses, pousse le vers moi, car je ne ferai pas le premier pas.

 

 

 

 

                         //////////

 

 

 

 

Tu imagines, Martha, l’effet de cette lettre, quand moi-même je me réjouissais de son possible amour.

Elle n’avait peut-être pas fait le premier pas, mais lui n’avait pas hésité longtemps.

A quelle faim succombait-il pour l’aimer ainsi avec tant de fougue qu’il en avait mise à m’aimer…

 

 

 

 

                      //////////

 

 

 

 

 

Je les épiais.

Ce n’était plus chez moi qu’il venait mais chez Marie et tu te doutes, Martha, que je ne pouvais m’empêcher, lorsqu’il m’arrivait d’aller chez elle de respirer fort, très fort :

- C’est du café Melchior, du vrai café.

- C’est Mathias.

- Nous buvons le café ensemble quand il arrive à s’évader, le soir après le couvre-feu.

Elle souriait Marie. Elle était aveuglée par son bonheur.

Je les ai épiés jour après jour. Je les ai regardés, tapi dans la nuit, sous la fenêtre de Marie.

Comme j’ai souffert, ma fille, de ces soirées où ils s’aimaient.

Comme j’ai regretté ce jour où croyant bien faire j’avais invité Marie à se joindre à nous pour un moment.

 

 

 

 

                          //////////

 

 

 

 

 

J’avais tout deviné bien avant qu’il me parle.

Avant, que lui me parle, juste après notre dernière étreinte.

Martha, comme j’ai haï, Marie, ce jour-là, comme j’aurais souhaité sa mort.

Je n’avais connu d’amour que celui-ci, je n’avais d’espoir qu’en lui et d’un coup il m’échappait, il se glissait hors de moi comme se glisse une vipère hors du sentier où tu passes.

J’ai pleuré.

J’ai pleuré de le perdre.

J’ai surtout souffert de sa désinvolture où je crus lire le seul besoin de se libérer de la solitude.

Le seul besoin, non pas la passion, non pas l’amour, le besoin de s’échapper par le corps de cette prison de l’esprit qu’était devenue pour lui cette vie de soldat proche de la déroute.

Et puis vint le jour où le départ fut programmé. Mathias débarqua en hâte et en catimini à la maison, il ne voulait pas voir Marie.

Non, il venait me voir moi.

Ce n’était pas vraiment pour moi mais par manque de franchise.

Il tenait sous sa capot » un petit colis plié dans du carton ficelé.

- Melchior, voilà ce qui se passe, nous partons demain.

Ce paquet, c’est pour Marie.

Plus tard, si par malheur je ne reviens pas.

Tu te doutes de ce que c’est, cette guerre, l’issue est déjà inévitable et notre retour en Allemagne devient de plus en plus aléatoire.

Ce présent c’est pour elle.

Pour lui assurer un certain bien-être.

Enfin, je ne sais pas m’expliquer, mais toi tu comprendras.

Il faudra le cacher jusqu’à la fin de la guerre et plus tard personne ne le réclamera.

C’est le major Wohlgruss qui l’avait dans son paquetage. Il venait du front russe.

C’est loin tout ça, et lui est mort il y a trois jours.

Tu te souviens, l’individu de la chambre 127, celui qui voulait te tuer, quand tu as refusé…

Je me souvenais bien sûr, de cet affreux prussien unijambiste qui m’avait promis la mort si  un jour il pouvait à nouveau marcher.

C’était un petit colis.

Je le mis de côté sans trop d’illusion à son sujet.

Et moi qu’avais-je eu pour adieu ? Car il s’agissait bien d’un adieu, je l’avais compris à son regard, au ton de sa voix.

Je l’avais compris aussitôt : si par malheur je ne reviens pas ! Foutaise, mensonge.

J’avais envie de lui dire pourquoi mens-tu, dis moi la vérité au moins à moi si tu n’as pas le courage de le dire à Marie.

Mais je n’ai rien dit.

J’ai joué l’ami crédule en espérant peut-être encore une étreinte, un véritable adieu, une ultime tendresse, un regard franc.

Il m’a quitté sur une vague accolade, en glissant dans ma poche une épaisse enveloppe et je l’ai maudit pour avoir esquissé une dernière caresse à travers la toile de mon bleu alors même qu’il mettait sa trahison au-dessus de ce que nous avions ressenti.

Il ne s’est pas retourné une seule fois sur la maison qu’il quittait.

Cette maison où il avait trouvé un asile pour combler sa solitude, épancher ses faiblesses, ses peurs.

Pas un regard pour moi.

Et c’est là que j’ai brutalement eu ce désir que le destin fasse, qu’il ne revienne jamais.

Ni pour moi, ni pour Marie.

Car vis-tu Martha, il faut aujourd’hui que je te dise tout ce que tu ne peux connaître par toi-même, et de toi-même.

Tu es belle, belle comme lui, belle comme Marie.

Mais moi, pour moi, ce que j’ai connu là, en dépit de cette infirmité qui m’avait mis au banc de tous les autres, c’était plus que tu ne pourrais imaginer.

J’ai cru en son amour, j’ai connu la tendresse de sa bouche d’homme quand elle s’emparait tout entière de ma bouche d’homme.

La douceur de sa tête blottie entre épaule et nuque.

Et lui, en partant ainsi, comme un voleur, avait-il oublié cet ardent soupir qu’un tel abandon lui dérobait inconsciemment lorsqu’il sombrait sans retenue dans cette paix après l’amour ?

L’a-t-il partagé avec autant de passion asservie lorsqu’il se laissait aller à l’oubli de moi dans les bras de Marie ?

Martha, tu es l’ange né de ce mensonge.

Je le sais : au fond de lui-même, un combat incessant lui taraudait l’âme, il faut ainsi travestir la vérité pour lui donner belle nature sans aller jusqu’au mensonge.

Sans oser mentir à l’autre quand on se ment à soi-même.

Je veux te dire et te redire encore ce que fut cet amour pour que le moment venu de la confrontation, ces mots te reviennent en mémoire.

Que ces images se superposent à celles qui te révolteront pour réduire ta colère, pour maîtriser ton dégoût et contenir ton emportement.

Pour que tu puisses lentement, lentement accéder à la paix, car vois-tu, Martha, il ne sert plus à rien de regretter.

Ce qui fut ne peut être changé, nous le savons, mais ce qui pourrait changer le passé c’est en l’acceptant, trouver une voie dans l’apaisement.

 

Ainsi donc il est parti.

 

Et je peux te l’affirmer aujourd’hui sans plus de regrets pour Marie que pour moi.

Il avait pris ce que nous avions donné librement.

Il savait nos cœurs avides d’amour et le sien impatient d’être comblé.

Mais comblé comme on vient à bout d’une faim, d’une attente trop longue, d’une impatience de pubère.

 

Et nous, malheureux sédentaires, d’une patrie honteuse, nous avions libéré tout cet amour latent sans retenue peut-être, mais en secret.

Il ne nous restait aussi la vengeance, car après tout il était lui aussi e nos ennemis.

Ce qu’il avait pris, ne nous l’avait-il pas dérobé à force de mensonge, de sourires, de gestes tendres ? Nous étions les vaincus de cette histoire, nous avions été piégés par Mathias.

 

 

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8 octobre 2022 6 08 /10 /octobre /2022 06:00

Maison, dite villa Colibri, puis La Revardière - Inventaire Général du  Patrimoine Culturel

La villa Colibri !

Un paradis tout simplement, au bord du lac. Une de ces grosses maisons avec terrasse à balustres, port privé, petite plage de galets et dépendances…

Un vaste parc, une immense pelouse…

J’ai pensé qu’il s’agissait sûrement de réparer une tondeuse, un tracteur ou quelqu’autre utilitaire de jardinage.

 

- Melchior, je vais te montrer la bête, suis-moi.

Nous sommes partis à pied vers les dépendances.

Il y avait un vaste hangar où ils avaient garé leurs voitures et là, sur ses cales, un majestueux Riva tout rutilant de ses vernis intacts, qu’ils venaient de débâcher.

Ils ? En fait ils étaient cinq qui s’excitaient autour, le faisaient reluire de mille éclats avec des chiffons.

- Tu vois Melchior, c’est pas pour rien qu’on te déplace.

Tu vois la merveille, tu l’imagines sur le lac, direction Hautecombe !

Ce bateau-là ce n’est rien d’ordinaire, Melchior.

Le colonel le veut sans faute en état de marche pour demain.

Alors, à toi d’officier.

- Et si je ne peux pas ?

- Tu peux. Je le sais Melchior, si ce n’est pas pour eux que tu le fais, fais-le pour moi.

 

Ils m’ont alors déplié un escabeau, tendu mes outils, apporté du carburant.

Ils étaient cinq à tourner autour, à m’observer, à m’épier.

Ils se figeaient brusquement à chacune de mes tentatives pour amorcer le moteur.

Mathias était parti vers la maison.

À midi il est venu m’apporter du pain et du fromage, il m’a tendu ce menu casse-croûte en haussant les épaules comme s’il n’y avait plus eu que cela.

Il avait le regard implorant. J’ai fait la moue, enfin j’ai souri.

Alors ses yeux ont chaviré vers le bonheur.

- Quand ? a-t-il demandé.

- Mathias, pour réveiller une telle princesse d’un aussi long sommeil, il faut plus qu’un baiser de Prince.

Alors il a enserré mes mains dans les siennes, a esquissé un baiser et m’a murmuré à l’oreille :

- Un baiser de ton huguenot sera-t-il assez pour éveiller la princesse ?

 

Vois-tu Martha, je ne sais s’il était sincère ou menteur. Je crois qu’il était les deux à la fois.

Il y avait tant de bonheur dans son regard…

Mais je ne pouvais m’empêcher de songer qu’il y avait autant de bonheur à son égard, que pour le fait qu’il allait donner satisfaction à ses chefs en usant envers moi de sa séduction corrosive.

 

Nous avons mis le bateau à l’eau dans l’après-midi.

J’ai fini de nettoyer l’intérieur et de briquer les chromes.

Les officiers tenaient leurs séances dans le salon du nord. Les chauffeurs et l’intendance avaient obtenu un répit.

Ils avaient quitté l’uniforme pour ne plus garder qu’un caleçon sans grâce et arpentaient la migre plage de galets.

A mon tour je les observais. Rien, pas un mot. Le silence de ces hommes dans cet univers débordant de bruissements, de cris d’oiseaux, sous un soleil cuisant, trahissait leur inquiétude. Les oiseaux, la brise dans les roseaux, quel orage dissimulait donc cet état de paix apparente ?

Quel tumulte endiguaient-ils dans leur tréfonds, là où orgueil, désir, dépit, envie tentaient de s’exprimer.

Quelle peur maintenait dans leur silence cette trombe qui me semblait à même de jaillir à tout instant.

Je crois qu’il y avait chez eux, et par-dessus tout, cet orgueil d’être les détenteurs d’une race.

Ils possédaient la force et la beauté, ils en étaient persuadés.

Ils déambulaient sur cette maigre plage en se lançant des regards qu’ils voulaient indifférents, mais ils se mesuraient les uns les autres.

Je crois qu’à certains moments, ils se défiaient sans mot dire, par le seul silence.

J’imagine alors qu’une femme jetée en pâture à ces hommes, aurait déclenché une lutte sans merci.

Ces demi-dieux n’étaient que des hommes.

Comme moi ?

Non, la comparaison me semblait impossible.

Cette gueule d’ange qu’est la mienne, s’est dissipée en même temps que ma possibilité de marcher droit.

Un boiteux peut-il jamais être beau ?

 

 

Le Riva a démarré. Tu l’entends ?

Dans ton imagination peux-tu essayer de trouver à la rubrique « pétarade de luxe », le ronflement d’un Riva ?

D’abord, il y a la mise en route.

Et  puis après, le noble ronflement à l’arrêt.

Alors, ils ont tous sursauté.

Tiré brutalement de leur monde illusoire, ils sont réapparus un peu comme des enfants.

Oui, je les ai vus arriver comme des enfants.

Ils ont applaudi.

Oui, Martha, ils ont applaudi, ils avaient oublié qui j’étais, ils ont lancé des « hourras » !

Comme à la fête.

Et là-haut sur la terrasse, accoudé aux balustres blanches, j’ai vu soudain cette rangée de taches vertes surmontés de visages rubiconds qui cherchaient des yeux le Riva invisible pour eux, caché par la digue du port.

Et je te jure, je l’ai vu lui, le colonel Keisel, se joindre aux applaudissements des mômes.

J’avoue que j’ai éprouvé une certaine fierté à l’avoir fait. Je veux dire la remise en route du Riva.

« Le Lyonnais » le jardinier des lieux est arrivé avec une bouteille de champagne, un Dom Pérignon 1937.

On a cru que c’était pour le boire. Non, ordre du Général, il fallait le briser contre la coque pour le baptiser « Sieg » (victoire).

Ordre du général ! Imagines-tu l’outrance de leur caprice ?

Casser une bouteille contre la coque d’un Riva.

Quel crime n’étaient-ils pas prêts à commettre ?

C’est ce que j’ai pensé vois-tu, même à cette époque, même là.

Je l’ai pensé alors qu’autour de nous, des hommes mourraient assassinés de pire manière.

Je l’ai pesé et je crois que même aujourd’hui, je n’ai pas honte de l’avoir pensé.

 

J’ai cassé la bouteille contre la digue, les mêmes ont renouvelé leurs « hourras », les officiers étaient déjà rentrés, ils se foutaient éperdument de tout ça.

 

J’avais épargné cet oiseau intact qui ronflait doucement, vibrant comme une caresse sous mes pieds nus.

Le soir nous sommes restés à  Colibri.

Les officiers avaient un repas de gala.

Nous, nous étions sur la plage.

Le « lyonnais »  nous avait rejoints, il avait apporté deux Pétrus 1931, trois Haut-Brion 1931 et Trois Yquem 1929.

J’étais abasourdi par la richesse de la cave. Jamais nous n’aurions imaginé que la cave de Colibri pouvait contenir autant de merveilles.

 

J’abordais le Lyonnais avec un large sourire.

- D’où sors-tu toutes ces merveilles ? Les officiers sont-ils au courant ?

- T’inquiètes pas Melchior, il reste 354 de ces merveilles dans la cave et eux là-haut, ils en ont déjà éclusées plus de cent en une semaine.

- Ils en ont préparé quelques cartons pour emmener, sans quoi is boiront tout avant de partir.

- Mais d’où sors-tu ce trésor ?

- C’est ce qui m’a sauvé la vie, Melchior. Connaître le secret de la cave du Colibri.

Tu vois, vieux, j’étais jardinier ici avant que ça pète. Et un jour j’ai  surpris le patron pensif devant sa cave.

Il m’a dit : « Jules ça tourne mal, ou on les cache ou on les perd. »

 

Alors on les a murées dans le réduit, sous la terrasse, sous la descente de l’escalier.

On a fait ça à deux et il m’a dit. Jules, tu seras le seul à le savoir avec moi. J’ai confiance en toi parce que tu ne bois que de l’eau.

Mais il plaisantait, il avait vraiment confiance en moi.

Ce Lyonnais, c’était un type bien. Depuis quatre ans j’étais jardinier à sa villa de Collonges. Colibri c’était la résidence d’été.

Il faisait un peu de la Résistance, mais je crois surtout qu’il était juif.

Un jour la milice a débarqué à Collonges.

Il n’y avait plus que nous deux dans la maison, le reste de la famille était déjà loin.

Nous deux.

Tu nous vois.

Les salauds nous ont emmenés à Montluc.

Il y a dix mois de ça.

J’en ai vu partir des camions, Melchior, ils les chargeaient sans ménagement. Certains étaient déjà… Enfin.

Je n’ai plus revu mon patron.

Et moi, un jour j’ai cru mon tour arrivé quand il sont venus me chercher.

Mon nom c’est Dupont. C’est con, Dupont. Mais avec un nom comme ça, on ne peut pas être juif, même pas un qui se cacherait sous un faux nom.

Dupont c’est trop vrai pour un type qui n’est pas vraiment Dupont.  

Ils sont venus me chercher pour faire le jardin chez un chleu… à Collonges, tu imagines !

Il avait emménagé dans la villa.

Quelqu’un leur avait dit où j’étais, bref, ils cherchaient un homme d’entretien, ils sont venus me chercher.

Le boche en question, c’est le grand qui fait la fête là-haut. Il voulait me renvoyer à Montluc quand ils ont quitté Lyon.

Mais voilà, ce gros soudard avait un point faible : les vins du Bordelais !

J’ai monnayé mon départ avec lui contre une fabuleuse collection.

Tu imagines la transaction, Melchior, ma vie à moi contre quatre ou cinq cents bouteilles de picrate.

On pèse pas lourd vieux, on pèse pas lourd, mais quoi, faut reconnaître que c’était un bon coup ! Ma vie, ne vaut que quatre ou cinq cents bouteilles de picrate, Melchior, c’est à pleurer. À pleurer !

 

Et Juju le « Lyonnais » ivre de son propre sang, riait en répétant : « à pleurer, à pleurer » !

Il arpentait la plage, une bouteille de Haut-Brion à la main et dans mon esprit déjà flou je voyais l’homme supportant le flacon de sang d’une perfusion vitale.

C’était la fête ! Vraiment la fête, il y avait un feu de bois, nous étions en rond tous autour, comme des gosses en colonie de vacances.

Nous avons bu.

Les bouteilles circulaient de main en main.

Ils ont chanté.

 

Pourquoi faut-il ici comme ailleurs, que toutes ces chansons issues du folklore soient ainsi emplies d’une nostalgie indéfinissable qui vous étreint le cœur et vous met les larmes au bord des paupières ?

Toutes ont un commun accord qui, même étant d’ailleurs, les fait résonner en nous comme de vieilles connaissances.

 

Peu à peu, la nuit s’étirant, c’est une espèce de tristesse, aux réminiscences de non-dits et de non-faits, de manqués et de ratés, qui vous gonfle la poitrine.

Les mains se cherchent. Les doigts se mêlent.

On ose dire qu’on s’aime.

On est trois, quatre, six… peu importe on se le dit. On le pense. Vraiment ?

Peu importe si cela ne dure qu’un court instant.

Peu importe si c’est aidé par l’ivresse qu’on sombre brusquement dans cette sorte d’euphorie.

Le cœur s’est ouvert à la confidence avec d’autres  qui demain seront étrangers à nouveau.

Mais ce qui est dit est dit et le restera.

- On s’aime bien, nous tous, n’est-ce pas Melchior.

On s’aime peut-être pas tout court mais on s’aime bien.

Et les mains frôlent les nuques et les bras enserrent les bras et les yeux se fondent dans les yeux.

Et ne serait-ce que pour un soir, l’essentiel n’était-il pas que cela fût.

Oui je l’ai vécu cet instant et bien vécu.

Et Mathias à côté de moi le vivait comme moi.

On s’aime bien.

Voilà le mot qui rassure quand le cœur commence à douter des faits.

Quand l’ébriété s’estompe.

 

Quand avec la fraîcheur du jour qui point, on frisonne, et de froid et de cette angoisse qu’on avait cru chasser mais qui n’était que dissimulée sous les voluptueuses goulées de Pétrus et Haut-Brion.

 

Cependant je ‘ai bien éprouvé ce sentiment, du fond du cœur, de toute mon âme.

Et même au matin, cet emballement ne m’a pas semblé n’êter qu’un mirage.

Il est le fol prélude à l’amitié me disais-je.

Le premier pas vers ce qui aurait pu s’appeler l’amour si ce mot-là n’était sujet à toutes les ambiguïtés.

Nous allons nous quitter, nous le savons bien, nous qui entonnons avec lenteur « ce n’est qu’un au-revoir. »

Faut-il donc que tout départ se conclu de la manière la plus banale ou bien est-ce cela, la seule façon de se quitter chez les gens simples.

 

Les Français moyens ? Les Allemands moyens ?

Aussi loi qu’il m’est possible de remonter, je me souviens que ce chant est toujours venu clore une page de ma vie.

 

 

Le lendemain, retour à la villa Colibri.

Les officiers excursionnaient sur le Riva.

Je l’ai démarré sans problème. Mathias pilotait.

Je les ai regardés partir, sur un lac à peine ridé, sous une légère brise, avec un soleil estival. Mathias n’eut pas un regard pour moi, en contournant la digue, il était droit.

Il était raide, figé, à l’instar des officiers, qui semblaient à la parade.

Était-ce par orgueil ou par désespoir ?

Il vivait cette fin de guerre comme la veille d’une victoire alors même que tout annonçait une défaite.

Ou bien se disait-il alors, « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », et prenait-il dans chaque chose ce que de plus enivrant il pouvait y trouver.

C’est en pensant à Jules le jardinier que me vient cette idée.

 

Il est mort le 28 août 1944, alors qu’il sortait de Colibri, exécuté par une bande de voyous qui venaient de sévir en ville.

Il avait bien fait, celui-là, de partager avec nous ces crus fameux.

 

 

 

 

 

 

 

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7 octobre 2022 5 07 /10 /octobre /2022 06:00

L'Amour vainqueur.Berlin, Gemäldegalerie.

-Qu’est-ce que c’est tous ces tableaux ?

-Des reproductions.

-Qui fait ça ?

-Moi

-Tu ne m’avais pas dit que tu peignais. Pourquoi ?

-Tu ne l’as pas demandé.

-Et celui-là ? celui qui n’est pas fini là-bas sur le chevalet, c’est quoi ?

-« Amor Vinci omnia », c’est un Caravage.

-Tu ne devrais pas copier. Il y a assez de gens et de choses autour de toi pour les peindre. Pourquoi copier des tableaux qui ont peut-être quatre cents ans et plus, c’est sans intérêt.

Je l’ai regardé, tout méprisant qu’il était.

J’ai hésité quelques secondes et :

-Déshabille-toi, assieds-toi, sur le banc et je te peins à la place de l’ange.

- Nu ?

- Oui, comme l’ange de Caravage, nu.

- Melchior, tu plaisantes ? Allez, soit sérieux !

- Je n’ai jamais été aussi sérieux, Mathias. Mais si ça te dérange, n’en parlons plus.

Je vais copier Caravage.

Alors il s’est déshabillé. En caleçon il s’est assis sur le banc et notre première séance a commencé.

Trois jours après, il est revenu. Il est passé directement à l’atelier, s’est dévêtu, assis sur le banc.

- Alors l’artiste tu viens ?

Je suis arrivé, méfiant.

Il posait.

Nu.

Il avait simplement dissimulé son sexe entre ses cuisses, genoux croisés.

- Mathias, ce n’est pas un  castrat que je peins, c’est l’amour.

Tu comprends ? Sors ce sexe de son étau !

- Viens le sortir si tu oses.

- Ne te fais pas prier. C’est toi qui a décidé d’être l’amour, sois-le jusqu’au bout !

- Viens, viens y donc.

(Vois-tu Martha, le piège c’était ça. Je suis allé vers lui.)

- Arrange ça comme tu veux Melchior.

Il avait desserré l’étreinte de ses jambes.

J’en repliai une, la gauche, sur le côté, le genou reposant sur le bord du banc, la droite pendante.

Et je donnai une pichenette des doigts à son sexe pour qu’il retombe mollement.

Je retournai au chevalet.

 

 

Comme j’ôtais le drap de la toile ébauchée, je le sentis derrière moi

Il me saisit par les épaules pris d’un étrange fou-rire.
J’ai compris tout de suite qu’il me narguait.

Mais sans méchanceté, comme un ado qui vient de faire une farce et qui se réjouit de son tour.

 

 

Il se mit alors à danser dans l’atelier, le sexe en érection, chantant « amor vinci omnia » sur l’air de « Deutschland über alles. »

 

 

J’ai remis le drap sur la toile et je suis parti en claquant la porte.

Mais vois-tu, le mal était là, brutalement, profondément incrusté dans le fruit, je ne pouvais détacher mon esprit de cette image d’un corps magnifique de jeunesse et de beauté gesticulant autour de l’atelier.

 

 

 

 

 

                                        //////////

 

 

 

 

Dans les jours qui suivirent, j’ai terminé de le peindre sans qu’il vienne poser.

Je l’ai peint, alors que déjà, un désir que je ne me connaissais pas me poussait à le voir.

 

Et plus je lui donnais corps et visage sur la toile, plus je sentais croître en moi ce désir de posséder ce corps et d’être dans le même temps reconnu comme un égal par cet être trop beau.

 

Je n’avais que deux années de plus que lui, mais la vie m’avait jamais permis de me voir avec avec autant d’assurance qu’il en affectait.

 

 

 

                        //////////

 

 

 

 

Cette jambe folle, ce membre presque inutile que je traînais, avait éclipsé tout le reste, repoussé en moi toute relativité quant à ce que j’étais vraiment.

Lorsque j’eus terminé le tableau, nu devant la toile, j’essayais de comprendre pourquoi, je m’étais ainsi refermé sur moi-même.
Pourquoi j’avais projeté tout mon être sur mon infirmité, plutôt que de tenter de l’oublier. Mais je réalisais aussitôt que toutes mes tentatives avaient été vaines, repoussées par les réflexions des autres.

Pire peut-être.

Tout avait d’ailleurs commencé ce jour-là, celui où ma mère m’avait dit :

- Mon pauvre garçon, il ne faudra pas compter sur ton physique pour séduire.

C’était dit !

Avait-elle perçu en les prononçant, le poids terrible de se mots ?

Se doutait-elle de l’énormité de sa réflexion ?

Cependant, je ne pouvais, en moi-même, lui en vouloir.

Ce n’était en fait que la brutale confirmation de ce que je craignais.

J’étais déçu, mais elle, probablement autant que moi. Souvent les enfants se posent de bien étranges questions que les parents ne soupçonnent même pas.

 

Avais-je été dès le départ sa déception ?

Avais-je été l’inattendu ? Ou bien tout simplement le moment de ma venue avait-il été le fruit d’un mauvais choix…

Il en est des naissances comme de la mort, rarement l’événement se produit au jour et à l’heure souhaités

Et quand bien même il aurait été choisi, qui peut garantir que ce choix n’était pas le seul fait d’une impulsion mal maîtrisée.

 

J’avais tiré la psyché de ma mère contre le chevalet et je me contemplais dans ce haut miroir.

Étais-je vraiment aussi beau que lui, abstraction faite de ma jambe ?

J’étais tellement préoccupé que je n’avais pas entendu la porte s’ouvrir.

- Mais, c’est qu’il est beau comme un ange, celui-là ! Personne ne se doute que son bleu de travail dissimule un trésor.

J’ai sursauté.

Il était debout derrière moi.

Il souriait.

Surpris et dépité, j’écartais les bras, muet et honteux.

Alors, il est venu à moi, il s’est serré contre ma poitrine, son menton sur mon épaule.

J’ai refermé mes bras sur lui…

 

Après, bien après, il est allé jusqu’à son uniforme qui gisait sur le sol.

Il  a sorti d’une poche un cornet de papier et il est parti vers la cuisine.

Martha, c’était la première fois.

C’était aussi la première fois depuis tant de temps que montait sous les poutres une vraie odeur de café.

 

À cette époque, nous ne connaissions plus que l’odeur de l’orge torréfiée, infusée.

Il revint, avec deux tasses et la cafetière de tôle émaillée bleue. Nous avons siroté notre café pendant une heure et ce fut le début d’un rite.

Un jour il me dit :

- Cette cafetière il faut que je l’emporte en te quittant, Melchior, parce qu’elle et toi et moi à la fois, elle est nous deux et tant d’amour échangé, tant de mots…

 

Il l’a laissée, Martha, car quand il est parti, elle n’était déjà rien pour lui.

 

 

 

 

                             //////////

 

 

 

 

 

Ce jour-là, Mathias est arrivé au lever du soleil.

- Secoue-toi, l’infirme, aujourd’hui on descend au lac.

Prépare ta caisse à outils Melchior, on va à Colibri, il s’y tient un conseil des gradés. Pour toi il y a du travail sur un moteur.

- Un moteur ?

- Je ne t’en dis pas plus, tu verras sur place.

Le colonel n’a pas précisé.

- Comme d’habitude n’est-ce pas, rien de précis.

Toujours tout vague. Et puis une fois à pied d’œuvre, débrouille-toi, mais fais le boulot. Avec une armée comme ça, vous ne pouvez pas gagner la guerre.

- Melchior, silence ! Plus jamais de mots pareils. Tu comprends ? C’est le poteau direct si on t’entend.

- Tu m’a bien entendu Mathias, non ? Alors fais ton devoir.

- Non, non et non je n’ai rien entendu. Alors cesse, toi aussi, de m’appeler l’infirme.

- Pardonne-moi, c’était gentil.

 

Il avait ses yeux fatigués. Le visage palot, les traits tirés.

Tout n’allait pas si bien. Le printemps se terminait mal, hier « ils » avaient bombardé Chambéry.

Une bombe s’était même égarée jusqu’au port.

Ce qui devait justifier tout ce remue-ménage. J’avais cru deviner de la peur dans leurs yeux, mais aussi de l’impatience, celle des plus jeunes, impatients d’en finir.

Cette nervosité qui précède la fuite véritable, qui est déjà fuite de l’esprit.

Ils sont, dans la tête, sur les chemins du retour.

Tant pis pour la défaite.

Elle ne faisait plus guère de doute.

Mais pourvu que l’heure arrive d’un départ sans tambour ni trompette.

Ce chemin du retour, ils y pensaient tous déjà.

Mathias n’en disait rien mais il était ailleurs.

Nous sommes descendus au port.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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6 octobre 2022 4 06 /10 /octobre /2022 06:00

CPSM FRANCE 73 " Aix les Bains, Hôtel Beau Site" | 73 savoie : aix les bains  (73) | Ref: 174380 | collection-jfm.fr

Aix 1943

 

Ils sont entrés à leur manière, frappant le sol de leurs semelles, alertant déjà tout le voisinage.

J’avais ouvert la porte craignant qu’ils ne la défoncent.

 

Qu’avais-je fait pour mériter cette visite ?

Le colonel s’est tourné vers sont subalterne :

 

« Du, Mathias, sag dem Franzozen dass er ab jetz für uns arbeiten wird! In der autowerbstatt, auf den zimmern, eben über all, wo etwas zu rearieren gibtUnd ich dulde keine wiederrede.

Dies ist ein Befehl!

 

Le colonel était rouge pivoine. Il avait craché sa phrase d’une traite. En final, il avait éructé dans un gargouillis baveux le « Heil Hitler » et s’était dispensé du salut.

L’autre, au garde-à-vous commença à me traduire d’une voix monocorde et saccadée.

Il dit :

-Je suis le sous-officier Von Wassy, responsable de l’intendance au niveau des grands hôtels où sont soignés nos hommes.

Le médecin-colonel Kiesel a dit :

À partir d’aujourd’hui vous travaillerez pour nous.

Au garage, dans les étages des divers établissements, partout où il faudra réparer quelque chose.

Il dit surtout : c’est un ordre et u ordre du médecin-colonel Kiesel ça ne se discute pas.

 

Vous comprenez ?

C’est net.

Surtout pas de bêtise.

Il faut obéir monsieur Melchior Seguin.

Nous savons que vous êtes mécanicien, plombier, électricien…

 

-Mais attendez, attendez, n’en rajoutez pas, tout ça fait beaucoup, m’exclamais-je.

-Ne soyez pas modeste, nous savons de source sûre que vous êtes tout cela à la fois.

- Comment pouvez-vous…

- Nous savons, j’ai dit.

- Je veux seulement dire, comment pouvez-vous parler français comme ça ?

- Je parle français c’est tout et ça suffit pour vous.

Vous êtes convoqué au travail à l’hôtel Mirabeau demain matin à 7 h 30 au bureau du colonel Kiesel.

N’oubliez pas de venir, monsieur Seguin, ce serait oublier de vivre.

 

Il eut un petit ricanement.

Ce petit sous-officier vert d gris, je ne pouvais déjà pas le haïr pour cette façon teutonne de s’exprimer en français.

Ce blondinet arraché à son lycée quelque part en bordure de la France pour couvrir la défaite et assurer la retraite !

Car il ne faisait plus guère de doute dans nos esprits que les jeux étaient faits.

À quoi bon alors jouer encore aux maîtres.

De plus, celui-là était d’une beauté suffocante.

L’aryen modèle pensais-je ;

Mais quoi ?

Il obéissait lui-même aux mêmes ordres, soumis au même chantage.

Je désirais le haïr, mais je sentais bien que dans mon for intérieur, que je ne haïrais bien, que ce que je pourrais pas posséder.

 

Vois-tu, Martha, dès notre premier entretien j’ai ressenti plus que de la curiosité pour cet Allemand qui parlait un si bon français.

 

On était en août quarante trois.

Un bel été, ils sont arrivés sans faire beaucoup de bruit.

Ils ont investis les grands hôtels comme l’avaient fait d’autres combattants d’un autre camp. Il y avait plus de blessés et de malades que d’hommes en état de combattre, mais nous le savions, la ville était hôpital depuis  longtemps.

 

En fait, ils n’avaient pas eu de mal à me mettre le grappin dessus.

Il suffisait de consulter les listes des employés des hôtels pour retrouver des hommes et des femmes encore aptes à servir.

De tout temps mon infirmité m’avait aiguillé vers des voies de garage, j’avais été l’homme d’entretien du Beau-Site.

Ma nouvelle tâche allait s’étendre aux autres hôtels.

 

Et puis ils sont partis.

 

Et j’étais là, pantois et effrayé, car je n’avais pas encore vraiment pris conscience de ce que serait la guerre.

A cause de ma jambe raide, j’étais toujours passé à côté de la tourmente.

J’avais vécu égoïstement.

J’avais fait de ma solitude un refuge que rien ne semblait devoir déranger.

Que rien jusqu’alors n’avait dérangé.

 

Fanfan était borgne, moi j’étais boiteux.

Et ce qui au début m’avait humilié, m’était vite apparu comme le salut que Dieu m’avait assuré pour traverser toutes les querelles et tous les désastres sans plus de dommage.

 

J’étais beau comme un ange, mais un ange qui n’aurait qu’une aile est-il encore un ange ?

Je songeais souvent à l’ange déchu, souvent j’imaginais cet ange maudit de la création qui tombait d’un ciel empli de chérubins vers des abîmes peiplés de gnomes et de goitreux nus comme des vers et tous plus laids que pouvaient l’être les personnages d’un tableau de Bosch ou un de ces jugements derniers de Torcello ou d’ailleurs.

 

Si tu savais, Martha, combien de fois je l’ai entendu ce :

-Alors gueule d’ange, on n’a pas le pied beau !

Les imbéciles qui pensaient faire de l’esprit.

Combien de fois j’ai ressenti cette haine profonde, cette amertume qui me gonflait le cœur.

Et quoi ? Pouvais-je courir pour me battre ?

Avec une jambe raide, une démarche plus que claudicante. J’ai pleuré en silence, lorsque déjà tout gosse à l’école…

C’est méchant, les gosses, mais, ça ne sait pas vraiment ce que ça fait.

Non, les petits ne pouvaient mesurer l’étendue du mal qu’ils faisaient en riant de mon infirmité.

Mais les grands, les vingt ans et plus.

Imagine la visite la visite du conseil de révision, c’est alors que tout a pris plus d’ampleur.

Il n’a même pas attendu que j’arrive jusqu’à lui l’adjudant :

-Où il va celui-là ? Il va faire la guerre avec une béquille !

Tous se sont esclaffés. Réformé d’office.

L’humiliation d’être brusquement un sous-homme.

Le handicapé à l’école, l’infirme dela campagne, était devenu un sous-homme.

Et quel que soit son cœur, le corps seul était jugé et condamnait l’ensemble.

Fanfan avec son œil en moins trompait son monde aisément.

Il n’a jamais souffert ce que moi, avec cette patte raide j’ai pu endurer.

 

Un jour, je me l’étais promis, je la couperai à la hache ! Mais je l’ai conservée et ce que j’ai pu faire de ma vie je crois que je l’ai fait à cause d’elle.

Elle, cette jambe que j’avais fini par considérer comme un boulet qui me retenait prisonnier, non pas en victime, mais en coupable, d’un crime dont j’ignorais la nature.

 

Je t’avoue que j’ai longtemps erré avant de me poser quelque temps sur l’aire complaisante de la foi.

J’ai crié ma colère face à Dieu pour cette injuste punition jusqu’au jour où j’ai compris que Dieu n’y était pour rien, que Dieu n’existe que pour celui qui croit, dans le temps qu’il vit.

 

Il est plus facile de s’y accrocher que de lutter seul.

 

Mathias qui était responsable de l’intendance me fit très tôt comprendre que dans un sens comme dans l’autre la voie hiérarchique passait par lui.

C’est fou ce qu’à vingt ans un uniforme et des galons peuvent endurcir le caractère et donner de l’aplomb même à un timide.

Plus tard, quand nous nous sommes mieux connus, il m’a dit en riant :

-La toque fait souvent le chef, mais pas toujours la bonne cuisine.

C’était un soir, à la maison où il était tenu à composer un repas allemand, avec spätzle choux rouge et jarret de porc.

 

Tu imagines aisément la suite. Trois jours à peine après cette entrevue, les autres ont débarqué chez nous.

-Alors Melchior, on travaille pour les boches maintenant ?

-Mais…J’étais obligé.

-Obligé ? Melchior, tu pouvais aussi bien venir avec nous, non ?

-C’était eux ou le poteau, alors.

-Alors maintenant, Melchior, c’est nous ou le mur !

-Mais…

-Plus de mais. C’est « tu marches ou tu crèves ! » T’es u héros ou un zéro, compris ?

- D’accord, mais quoi ? Qu’est-ce que vous me voulez ?

-Oh, pas un travail de Titan, non, seulement savoir ce qu’ils font, ce qu’ils disent, ce qu’ils transportent, quand is partiront, et puis enfin, où sont leurs archives.

Ils sont arrivés avec un tas d’archives et ça, ça nous intéresse en haut lieu.

C’est Jourdain qui fera la liaison une fois par semaine.

Tâche d’être précis et curieux, quand t’es chez eux.

On est d’accord ?

-Oui, oui, bien sûr, vous pouvez compter sur moi, c’est juré.

 

Je tremblais.

Je crevais de peur.

Je souhaitais les voir partir vite, vite.

Je savais que cela devait arriver un jour ou l’autre, mais aussi vite…

Je me sentais coupable soudain, doublement coupable.

Il ne fallait pas qu’on sache, que personne d’autres qu’eux sachent.

En refermant la porte derrière eux, je tremblais comme une feuille.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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