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12 octobre 2022 3 12 /10 /octobre /2022 06:00

Jeunesses hitlériennes : l'endoctrinement d'une nation | FESTIVAL  INTERNATIONAL DU FILM D'HISTOIRE

Je t’ai dit déjà qu’il me fallait racheter ma vie auprès des Résistants.

Vivre en les aidant ou mourir en traître collaborateur.

Le choix était simple, je les avais avertis du jour prévu de leur départ, c’était le marché conclu.

En contrepartie de ma tranquillité, il me suffisait de faire en sorte que le camion des archives tombe en panne, avant de quitter le centre-ville.

Ce qui me trouble  l’âme au point de faire de mes nuits des combats pour le sommeil, quand les visions qui peuplent mes insomnies me hantent jusqu’au lever du jour, c’est bien l’évènement de ce jour d’août.

Il avait débuté dans la joie, l’occupant quittait la ville.

C’est ta mère, Martha, qui m’avait assuré que Mathias serait dans le dernier véhicule du convoi, pour veiller sur les archives.

 

Lorsque je les ai vus arriver de la place des Thermes, j’ai compris tout de suite qu’il nous avait menti.

Le second véhicule n’était autre que la Mercedes du colonel Kiesel. Mathias était installé à côté de lui, tout pimpant dans son costume de parade.

Fier comme un vainqueur, ignorant que ce départ était une retraite.

 

Quel orgueil ! Quel putain d’orgueil ai-je pensé, et là, j’ai compris qu’il ne reviendrait pas après, que pour lui il n’y aurait pas d’après.

 

Seulement devenir, devenir non pas revenir.

Werden, nicht zurückkhren !

 

Ta mère ne l’a jamais su.

Son bonheur était si grand qu’il ne faisait qu’enfler davantage mon dépit.

C’est vraiment là, en voyant avec quelle superbe il abordait la défaite, que l’idée a germé dans mon esprit pour une heure plus tard s’affirmer comme une réalité.

Car personne n’a fait demi-tour pour prendre des nouvelles de ceux qui n’avaient pas suivi, ils n’étaient pas de ceux qui regardent derrière et lui moins que tout autre.

 

J’étais avec François, tu te souviens, fanfan le borgne. Il était lui aussi resté en arrière pendant toute la guerre à cause de son œil aveugle.

Nous étions au sommet de la montée de l’église, accoudé au parapet de l’escalier.

C’était un bel après-midi.

Dix jours avant, là-même, où nous étions, un pauvre type avait été assassiné par les Allemands.

Nous guettions leur départ.

Après les voitures d’officiers ont suivi les camions bâchés.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six…

Tous chargés d’hommes plus ou moins valides, des blessés qui avaient survécu.

La plupart avait baissé la bâche arrière, on voyait deux ou trois mains qui maintenaient une mince ouverture pour surveiller les arrières.

 

Et puis est arrivé le dernier.

 

Ce dernier, je l’attendais car je voulais voir si mon travail allait porter ses fruits.

Martha, « je dis travail », tu entends bien, « je dis travail. »

Puis voilà que le moteur toussote, crachote et cale.

 

Alors ils sont sortis.

Ils étaient dix, dix gosses plus misérables les uns que les autres, dans leurs tenues vert-de-gris trop grandes ou trop courtes, étriquées ou trop larges.

Dix gosses, indécis, un peu perdus, mais apparemment pas trop inquiets.

Vois-tu, Martha, ils avaient pris l’habitude de circuler ici sans craindre grand-chose de la population.

Ils ne savaient pas, eux, que ce jour était celui de leur débâcle, de leur totale défaite.

Ils n’avaient pas encore conscience du fait qu’ils n’étaient plus des occupants mais l’arrière-garde d’une armée en retraite.

Quand cela me revient, je ne peux pas ne pas penser à toutes les retraites de l’histoire, à toutes les embuscades tendue, sur le chemin du retour, quand la terre conquise se retourne et te saute au visage avec toute cette haine mûrie en silence.

Ils étaient là, ces dix gosses, essayant de pousser un véhicule lourd de tonnes de papiers qui n’avaient plus la moindre valeur.

Ils s’affairaient autour d’un capot soulevé cherchant la raison de la panne.

Mais ce jour-là, il n’y avait pas de mécano pour farfouiller dans ce ventre de ferraille et trouver l’organe déficient.

Ils parlaient, ils parlaient fort pour s’aider à croire qu’il n’y avait qu’eux.

Mais je sentais bien dans le ton de leur palabre un germe d’inquiétude, quelque chose comme une crainte.

Comme les enfants qui se trouvent seuls et qui parlent fort.

Qui ne parlent qu’à eux-mêmes, mais qui laissent ainsi croire à l’intrus pressenti qu’ils ne sont pas seuls, seuls dans le noir.

Ils étaient beaux ces gosses ravis à leur famille, à dix-huit ou seize ans, embarqués dans ce conflit qui avait déjà avalé leurs aînés, leurs pères, et avant eux leurs grands-pères rescapés du précédent désastre.

 

Voilà le spectacle que nous étions en train d’observer Fanfan et moi du haut de la montée de l’église.

Et lui, pensais-je, il aurait dû se trouver dans ce camion, lui, Martha, il aurait dû être là pour surveiller ce chargement d’archives inutiles…

Lui, le sous-officier qui m’avait embarqué dans cette galère, qui tout le reste de ma vie n’a cessé de me tourmenter et de faire de toute joie possible un incessant remords.

 

Malheureusement, dans l’après-midi du 28 août 44 va se dérouler un drame qui laissera un goût amer à ceux qui en furent les témoins impuissants. Au cours d’une halte inopinée dans la station, des éléments FTPF incontrôlés de la Brigade Rouge du Chablais exécutent 10 soldats allemands sur la place de l’église avant leur départ.

 

Ces quelques lignes d’un journaliste relatant les faits seront donc tout ce qui restera de ce massacre.

Mais pour toi, Martha, je veux en faire un écheveau indémaillable de douleur et de regrets. Je veux que tu saches et que tu te souviennes ce que fut cet événement. Il  est coutumier, le fait de massacrer le vaincu, lorsqu’en fin de combat, harassé de fatigue et submergé par la haine, le vainqueur se soulage de tous les coups reçus, de toutes les tensions soutenues et de ce désir de venger l’ami, le frère, tombés à ses côtés.

Mais ce jour-là, qui pourrait dire que le sang appelait le sang ?

C’était un jour qui allait se prêter plus à la fête qu’à l’horreur.

Et cependant, je n’en conserve, que ce sentiment d’une horreur terrible, effrayante, corrosive et qui n’a cessé depuis de me miner le cœur.

Ils étaient dix petits Allemands.

Ils sont morts sous le feu de leurs propres armes, de leurs propres balles.

Leur mort n’était pas due à une réaction brutale, non, elle  a été pensée, même si quelques minutes seulement suffirent à cette réflexion.

Elle a été pesée par un esprit vif et pervers.

Car il en faut de la perversité pour convaincre ses comparses qu’une mort serait encore pire si elle sortait  des armes qu’ils avaient prévues pour défendre leur retraite.

 

La mitrailleuse fixée à l’arrière du camion fut aussitôt sortie et installée derrière l’église.

Que pouvaient-ils comprendre, ces gamins, à la mort qu’on leur préparait ?

Ils étaient là, comme des mômes dans une cour d’école que les maîtres tentent de rassembler en un groupe homogène.

Ils s’exprimaient en paroles inquiètes que nul ici ne pouvait comprendre.

Une volée d’oiseaux pris au piège, se heurtant les uns contre les autres, s’abîmant contre la falaise.

Ils cherchaient chacun dans les yeux de l’autre une réponse à cette mise en scène.

Et puis, la rafale est partie.

 

À hauteur de visage.

Tous ces visages encore empreints de cette innocence, de cette fraîcheur que la jeunesse, même violée, leur avait conservée.

À hauteur de visage.

 

En une seconde, tous ces visages éclatés.

Tous ces enfants brutalement devenus pantins sanglants, s’entrechoquant les uns les autres, s’écroulant dans une gerbe de sang.

Ils gisaient tous au pied de la falaise comme une moisson saccagée par l’orage.

 

Il y eut encore dix coups de feu, un dingue peaufinait le massacre en leur tirant une balle dans la tête.

 

La laideur, ça peut être incommensurable, et celle-là, elle l’était.

Et nous avons donné des coups de pieds dans le muret sur lequel nous étions appuyés.

Nous avons pleuré fanfan et moi, et moi plus que lui, car brutalement me vint cette certitude : je savais que cela allait se passer.

 

Et puis la brigade est partie comme elle était arrivée.

Ils étaient dix petites Allemands, dix Fritz, dix Boches, dix Schleux.

Martha, c’est ainsi qu’il faut penser pour adoucir le mal, pour mieux faire passer l’horreur.

Dix Boches, dix Schleux, dix Boches, dix Schleux…

Les autres, ceux que j’attendais, ceux pour qui j’avais travaillé ne sont arrivés qu’une après.

Quel gâchis, Martha, pourquoi faut-il qu’ils ne soient arrivés qu’après ?

Qui les a donc retardés pareillement,

Cette question ne cesse de me tourner dans la tête.

Mais au fond, ne fallait-il pas que les choses se passent ainsi pour que la suite s’avère plausible et vivable.
Et j’ai vécu, nous avons vécu, Martha.

 

Après ce massacre, en oubliant mes larmes, j’avais toute nette en tête, cette idée de tuer ton père.

Je suis rentré à la maison.

Armé d’une pelle et d’une pioche, je suis allé jusqu’au fond du jardin, à deux mètres du pommier, dans ce petit coin de pelouse où l’été je tire un rotin pour faire un brin de sieste.

Là, j’ai commencé de creuser.

La terre est riche et foncée chez nous.

Tout y pousse si bien, un mensonge autant qu’un fruit savoureux.

Marie est arrivée, triste, voûtée, les deux bras pendant le long de son corps, paumes ouvertes vers moi.

 

Ils sont loin ?

J’opinais silencieux.

Je sais qu’il reviendra, il me l’a promis.

 

Il reviendra pour toujours, pour habiter ici dans cette maison. Je suis triste et heureuse à la fois.

J’ai envie de pleurer et de rire, Melchior, dis-moi que tout ça, ça va bientôt finir pour de bon.

Elle a tendu ses deux bras vers moi, elle pleurait.

Elle est venue se serrer contre moi :

-Il reviendra, n’est-ce pas Melchior ?

À cet instant j’ai vraiment tué ton père.

-Marie, il faut être forte, très forte.

Je l’ai serrée dans mes bras, fort, très fort et j’ai pleuré avec elle.

-Melchior, tu pleures, dit-elle.

- Il ne reviendra pas Marie.

Il ne reviendra plus.

-Mais si, il a promis, je le crois mon Mathias, je le crois.

-C’est vrai, il fallait le croire, Marie, mais…

-Mais quoi, Melchior, quoi ?

-Ce soir, à la nuit tombée on ira le chercher.

Il y a eu un accident Marie, un vilain accident.

 

Quand elle a vu la fosse, quand elle a compris, elle s’est mise à hurler :

-Non, non ne dis pas ça, Melchior, pas ça !

Et puis on a encore pleuré parce qu’il a bien fallu lui dire quel accident, où comment.

Alors elle s’est remise à hurler.

Elle hurlait comme si quelque tortionnaire lui arrachait les entrailles.

J’ai appliqué ma main sur sa bouche avec force et j’entendais à travers la paume de ma main ce crie mute, séquestré tout en elle et qui me venait droit au cœur à travers ma main, mon bras, mon épaule.

Tout en moi se mit à tressaillir comme elle, toute elle, à la vibration de ce hurlement contenu.

J’ai murmuré à son oreille :

-Marie, Marie, calme-toi, je t’en prie ! Il ne faut pas qu’ils nous entendent.

Et alors, je ne pensais plus aux  Brigades Rouges qui, à cette heure étaient loi, mais à tous ceux, qui silencieux, derrière leurs fenêtres, happaient dans le silence, le moindre bruit, la moindre voix, pour donner un alibi à l’assouvissement de leurs bas instincts.

 

Le lendemain, trois femmes seront lâchement assassinées, deux autres tondues et portées à travers la ville, par de tristes héros qui auront attendu le départ de l’envahisseur pour s’affranchir de leur peur, de leur lâcheté, par plus de lâcheté encore.

-Marie, tais-toi, pour l’amour de Dieu tais-toi !

A cet instant Marie s’en moquait vraiment, car bien sûr, si Dieu avait été, Mathias n’aurait pas compté parmi ces cadavres défigurés.

 

La nuit venue, nous avons pris le chemin de l’église en poussant la charrette à bois qui avait dans ses roues un siècle d’honnêtes travaux.

J’avais plié la bâche en quatre et dissimulé dessous une quinzaine de bûches longues, en prévision du retour.

Il lui fallut faire face à ce tas de chair morte qui baignait dans une mare de sang noirci.

Faire face à cette odeur, oui déjà cette odeur, avant même les insectes.

L’odeur du sang avant même celle plus commune de la pourriture.

 

J’ai piétiné dans ce sang durci et sans choisir j’ai tiré un corps par les épaules, il a glissé parmi les autres comme lubrifié par tant de sang.

Martha était écroulée contre le mur de l’église, elle sanglotait doucement, elle avait admis la chose.

Aurait-elle pu décrypter un visage, son visage dans cette charpie de chair d’os et de sang ?

Non, elle ne pouvait le reconnaître, seul, peut-être son pantalon trop court, oui, le pantalon ! Mais tous avaient des uniformes à peu près à leur mesure, tous les derniers appelés, les derniers habillés, les derniers à mourir.
Pouvait-elle se tromper réellement ? Elle l’avait dans le cœur, dans le ventre, ce visage, cet être tout entier.

Il ne nous est pas donné d’être ni devin ni prophète.

Et l’amour ne suffit pas à ouvrir toutes les portes, celle de toutes les misères, de tous les mensonges, de toutes les hypocrisies…

Non, elle ne pouvait que se persuader qu’il était là.

 

 

Simplement peut-être parce qu’elle n’avait pris le temps de défaire l’ourlet de son pantalon pour le mettre à sa juste hauteur.

 

J’ai donc traîné un cadavre jusqu’à la charrette que nous avions vidée de ses bûches et de la bâche.

C’était un enfant, le corps d’un enfant, dix-neuf ans peut-être.

Il était presque léger et me vint à l’esprit que certains prétendaient qu’un corps mort est beaucoup plus lourd qu’un vivant.

J’ai couvert son corps de la bâche et des bûches de hêtres.

Et nous avons pris le chemin de la ferme.

Nous peinions, poussant chacun un bras de la charrette, comme deux malheureux ayant grappillé leur bois pour l’hiver.

C’est depuis ce jour-là qu’ils ont fait courir le bruit que le Melchior et la Marie allaient sûrement partager la même cheminée.

Personne n’a jamais su, que ce jour-là, était celui des funérailles de Mathias.

Leur curiosité s’était arrêtée au minable rapport d’un cousinage qui se terminait en liaison.

Un boiteux, de surcroît, pour une Marie si jeune et si belle.

Marie, que j’avais si souvent imaginée candide et humble dans les bras de Mathias.

Marie, si simple et cependant si complexe dans ses choix.

 

Pourquoi en ces temps aussi douloureux, avait-elle choisi d’aimer celui en qui on ne pouvait voir que l’ennemi.

Mathias l’ange maudit.

Cependant, même à mes yeux, il restait l’ange, l’ange de l’amour, celui qui trônait à la place de l’éphèbe de Caravage.

Elle le lui avait crié :

-Reste, reste pour notre enfant ! Elle l’avait supplié et, lui, avait promis.

 

C’est donc derrière chez nous dans un coin de jardin que nous l’avons enterré, roulé dans la bâche sans que j’ose relever son identité.

Cet inconnu est ainsi devenu notre Mathias.
Pauvre Mathias enterré dans une terre hostile.

Mais il était nécessaire pour Marie que son amour reste sa possession au-delà de la mort.

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