J’ai lu avec plaisir Alto Braco de Vanessa Bamberger.
L’Aubrac, l’Alto Braco, le haut lieu, il est rare que dans un roman, en l’occurrence Alto Braco de Vanessa Bamberger chez Liana Levi, on écrive avec autant de justesse, de précision, avec finesse et humour, les réalités de l’élevage dans cet Aveyron plus connu pour ses exilés parisiens que pour ses vaches.
En passant du côté des filles suis allé marauder à la librairie d’en face où, sans même consulter la 4e de couverture j’ai acquis L’Enfant parfaite de Vanessa Bamberger, que ce patronyme me rappelle son précédent livre. Le cerveau est vraiment une étrange machine, guidant mon choix sans référence explicite.
Si, il y en avait une : le titre L’Enfant parfaite
Dès l’école primaire et pis encore dans le secondaire : l’impératif de réussite, pour les adolescents du haut du panier des couches éduquées, est tel qu’aucune imperfection n’est plus tolérée.
Terrifiant !
« Roxane assume sans se leurrer : soutien de sa mère, responsable de la conservation de cette foutue perfection, léguée par son père, Roxane bien seule face à des adultes-enfants qui en font un accessoire de leurs fantasmes de lignée, Roxane victime de la bêtise, d’un système qui proclame « marche ou crève », mais soit belle, aussi, lisse, transparente. Roxane, héroïne tragique de l’indifférence ordinaire.
Quel formidable et émouvant roman ! Féroce, acide, vrai, utile. Un monde d’adultes absents, dévots du culte de la perfection par procuration, celle de leur progéniture, incapables d’assumer leurs manquements... »
On vole aux enfants leur enfance…
Je viens de découvrir sur la Toile un Entretien avec Vanessa Bamberger : la souffrance à l’école est-elle un passage obligé ?
"L’Enfant parfaite", l’itinéraire glaçant d’une bonne élève comme les autres ICI
La souffrance à l’école est-elle un passage obligé ?
C’est en tout cas le sentiment de François, chirurgien, l’un des deux protagonistes de L’Enfant parfaite de Vanessa Bamberger (Liana Levi). Il partage le livre avec Roxane, une excellente élève qui entre en classe de première S dans un lycée parisien réputé. L’un et l’autre ne se connaissent pas vraiment, François est un vieux copain du père de Roxane, exilé dans le Sud de la France après son divorce. L’un et l’autre seront toutefois unis par le drame. La musique et la médecine sont comme une portée sur laquelle s’inscrit l’histoire, de Bach à Nekfeu, des classiques joués par la mère altiste de Roxane et écoutés par François, jusqu’au rap qui berce et épaule Roxane dans son quotidien sous pression.
Une petite musique tendre ou féroce sur laquelle se déclinent les variations de l’amitié entre ados, avec, en miroir, l’amitié des hommes mûrs, la peur de l’échec de la mère musicienne en parfaite symétrie avec celle de Roxane, et l’immense solitude qui contient chaque personnage dans la fiction de la vie qu’il se fait.
L’ouverture du roman n’est autre que le Serment d’Hippocrate et donne le ton : aussi banale que soit devenue la consultation chez un médecin, une prescription engage la vie et la responsabilité non seulement du patient mais du médecin. Sur le papier, cela semble très solennel et d’une solidité imparable, mais Vanessa Bamberger sait à merveille ébranler les fondements de ce mur déontologique, soumis à l’épreuve du quotidien.
Un médecin peut respecter le serment qu’il a prononcé et se retrouver pourtant dans une zone grise, entre responsabilité et culpabilité. Dans L’Enfant parfaite, l’impératif de réussite est tel qu’aucune imperfection n’est plus tolérée. La vie de nos ados est devenue si exigeante, si stressante, que la crise d’acné qui frappe Roxane fait basculer la jeune fille dans une vraie détresse psychologique. Qu’est-ce qui, dans ce roman, est à l’origine du drame, la prise d’un médicament aux effets secondaires douteux ou un contexte social et personnel ?
Vanessa Bamberger invite à répondre à cette question par une réflexion sur la nuance et les fragilités. Un roman qui ne juge pas, mais qui excelle à raconter une histoire qui nous ressemble.
Karine Papillaud
Entretien avec Vanessa Bamberger : « L’enfant parfait, ça n’existe pas »
- L’Enfant parfaite raconte le crash d’une jeune fille de 17 ans qui subit une pression scolaire intense et les bouleversements de son âge. Comment ce sujet vous est-il venu ?
Il y a quelques années, ma fille aînée a fait sa rentrée en première S. Elle avait toujours été excellente élève. Tout d’un coup, elle n’y arrivait plus, en maths en particulier. Ça a été le drame : la boule au ventre, les insomnies, le stress absolu. Le discours du corps enseignant accentuait son angoisse. Le premier jour de classe, les profs avaient dit aux élèves : « attention, dès maintenant toutes vos notes comptent ; si vous ratez votre premier trimestre, vous n’aurez aucune chance d’entrer dans une bonne prépa ». Je me suis demandé ce qui se serait passé si elle n’avait pas été entourée, suivie, si elle n’avait pas réussi à remonter ses notes. Quant à la crise d’acné dont est victime Roxane, mon héroïne, j’ai pu observer autour de moi à quel point cette maladie impactait la psychologie des ados qui en sont victimes. Ils n’osent même plus croiser le regard des autres.
- L’Enfant parfaite, est-ce La Boum version 2020 ? Les ados ont-ils changé ?
Ce qui continue de caractériser les ados, c’est cette frontière entre deux mondes sur laquelle ils se tiennent en équilibre. Leur fragilité, leur besoin d’être aimés, regardés. Bien sûr, avec les époques, leur comportement se modifie… leur apparence, leur langage, leur sexualité. L’environnement influe. En ce moment, on ne peut pas dire qu’ils sont gâtés. Entre la crise écologique, le terrorisme, la crise économique, la montée des extrêmes, et maintenant la crise sanitaire… L’horizon semble bouché. Et on leur demande de se projeter dans un monde dont on ne sait pas comment il va évoluer. Alors oui, je pense qu’ils ont changé au sens où ils ont perdu de leur insouciance.
- La solitude des adolescents tient-elle aux nouveaux modes de vie ou est-ce un invariant ?
Avant les réseaux sociaux, à condition que tout se passe bien à la maison, celle-ci avait valeur de refuge. Aujourd’hui, à cause des smartphones, les ados continuent d’être sous le feu du regard des autres, même après l’école, ça ne s’arrête jamais. C’est la comparaison permanente. Je crois que cela peut contribuer à renforcer le sentiment de solitude que tout adolescent expérimente à un moment donné.
- L’école est un lieu de violence, entre harcèlement et pression scolaire. Est-ce pour vous un fait nouveau et quelle responsabilité prennent les adultes ?
L’école a toujours été cruelle. Mais c’est vrai que le phénomène du harcèlement prend de l’ampleur. Il y a aussi ces votes organisés sur les réseaux sociaux par certains élèves qui publient anonymement deux photos en demandant aux autres de décider qui est le plus beau, le plus « stylé » … C’est très violent. Quant à la pression scolaire… Elle a toujours existé dans les filières d’élite car le système français est concurrentiel, compétitif. Mais il l’est de plus en plus car il n’y a pas assez de place pour tout le monde, alors la pression augmente. Les parents ont peur pour leurs enfants, peur qu’ils ne trouvent pas de travail, donc ils en rajoutent.
- Vous n’avez pas 16 ans, comment avez-vous travaillé pour vous couler dans cette langue et ce regard sur le monde ?
Je voulais que la voix de Roxane ait l’accent de la vérité. J’ai rencontré beaucoup d’ados et de jeunes adultes, en individuel et en groupe. J’essayais de me faire oublier pour qu’ils se parlent entre eux naturellement. C’est assez étonnant, d’ailleurs, entre la vitesse d’élocution et le vocabulaire, par moments je ne comprenais rien du tout à ce qu’ils racontaient !
D’ailleurs j’ai ajouté un lexique à la fin du livre. Ce qui est surprenant aussi, c’est la façon avec laquelle ils passent d’une langue à l’autre dès qu’ils sont en présence d’adultes. Quand je me risquais à employer leur vocabulaire pour « faire genre », ils me regardaient de travers. Pour eux, j’étais la daronne ! À chaque fois que je terminais un chapitre Roxane, je le lisais tout haut à ma fille et ses amis. Ils me disaient alors ce qui n’allait pas, « on ne dirait pas ça comme ça », « on ne réagirait pas comme ça ». Ils m’ont beaucoup aidée.
- Il y a une alternance de langues et de focalisations. La langue de Roxane et la langue de narration utilisée pour raconter François. Comment ces choix se sont-ils imposés à vous ?
J’ai eu de la difficulté à trouver la voix de Roxane. Je m’étais fait une play-list de rap que j’écoutais en boucle, puisque pour connaître un peuple il faut écouter sa musique, et à un moment donné j’ai eu l’idée de slamer la parole de Roxane, de la faire rimer. On ne s’en rend pas forcément compte en lisant le texte mais si on le lit à voix haute cela apparaît. Je voulais jouer sur l’oralité. C’est comme si il y avait une voix du dessus, celle de Roxane, et une voix du dessous, celle de François. Comme une partition. La langue de Roxane est une langue étrangère pour François. Les jeunes et les adultes ne se comprennent pas toujours. Ils n’écoutent pas la même musique. En juxtaposant, chapitre après chapitre, les voix de Roxane et François, je cherchais à juxtaposer des univers musicaux dissonants.
- Le traitement d’un tel sujet peut rapidement tourner au document, surtout quand l’un des personnages parle au « je ». Quels partis pris narratifs ont été les vôtres ?
Je me suis documentée, certes, mais Roxane est un personnage fictif, prise dans une histoire inventée qui ressemble à un fait divers. Je cherche toujours à raconter des histoires de fragilité humaine.
- La question de la responsabilité draine tout le roman et se décline sous plusieurs angles : scolaire, parental, médical. Êtes-vous attachée à ce sujet en particulier et comment résonne-t-il avec l’époque ?
C’est juste, la question de la responsabilité sous-tend le roman. Qui est responsable de ce qui arrive à Roxane ? Ses parents ? Ses professeurs ? Ses amis ? Quelqu’un aurait-il pu l’empêcher ? La problématique du bouc émissaire m’intéresse beaucoup. Et celle de la liberté de prescription. Dans le contexte actuel, cette question prend de plus en plus d’importance. Les médecins sont-ils responsables des effets secondaires des médicaments qu’ils prescrivent ? La question du bénéfice-risque se pose. Mon titre de travail a longtemps été « Les effets secondaires », en lien avec cette chaîne de responsabilités.
- La peur des parents se reporte sur les épaules des enfants. Dans ce roman, on sent l’infinie fragilité des parents, entre inconséquence et projection. Qu’est-ce que le mal-être de la jeunesse dit de la société contemporaine ?
Nous vivons dans une société de la perfection individuelle et de la peur. Comme le dit François Sureau, chacun a peur pour la protection de sa propre vie que tous, médias, réseaux sociaux, présentent comme quelque chose de désirable. Tout se passe comme si on n’avait plus le droit à l’erreur, à l’échec, à la moyenne. Dans ce contexte, nous, parents, avons de plus en plus peur pour l’avenir de nos enfants. C’est une peur primale. Nous avons l’impression d’être un bon parent (ce qui nous soulage) quand notre enfant réussit bien scolairement, ou dans un autre domaine, qu’il exploite son « potentiel ».
Ce qui est paradoxal, c’est qu’on voudrait que notre enfant soit autonome et épanoui, bien dans sa peau, et en même temps obéissant et bon à l’école. Mais l’enfant parfait, ça n’existe pas. Et le parent parfait encore moins.
Propos recueillis par Karine Papillaud
lecteurs.com
EXTRAITS
« Rose se jette sur moi. Je la regarde et je la trouve fraîche. J’aime sa dégaine. Bien qu’elle soit blanche et blonde, elle a tressé ses cheveux à l’africaine. Une coiffure qui, si je devais y soumettre ma fine chevelure châtain, me défigurerait, vu la taille de mon nez. Je suis grande, ni belle ni moche, physique basique classique.
Aujourd’hui je porte un T-shirt blanc et un jean slim, rien d’extravagant. Un peu de mascara, deux bracelets dorés qui tintent doucement. Rose a revêtu sa carapace, petit haut court et bas de jogging, banane en bandoulière, créoles en or, grosses baskets Adidas. Résultat, on crève toutes les deux de chaud mais, comme dit Rose, pas question qu’on montre nos jambes aux frérots.
Rose s’habille et parle comme une fille de la tess, sauf qu’elle habite un duplex sur le parc Monceau avec son père banquier et sa mère qui travaille chez BP. Elle méprise ses parents, en particulier Delphine, sa mère, qui s’habille comme une cagole, mange des steaks et jette ses mégots par la vitre de sa Mini Cooper. Rose a déjà essayé le sexe avec une fille, le plan à trois, la cons’, l’alcool défonce. Demandez-moi la liste de mes exploits, je ne vous donnerai pas la réponse.
Lyna nous rejoint avec son joli visage brun, ses cheveux frisés, sa nonchalance séduisante, son aisance. Je l’observe tournoyer les bras levés dans sa robe d’été à petits pois bleutés. Elle est fine et c’est une vraie fille, Lyna. La plus girly de nous trois. Elle vit à Montmartre, son père est réalisateur et sa mère prof de yoga, tellement flippé que Lyna se fait géolocaliser quand elle prend un Uber en rentrant de soirée. Si sa mère savait comment on les passe, nos soirées.
Vous vous interrogez peut-être sur ce qui nous réunit, Rose, Lyna et moi. Nous étions dans la même classe en seconde, à Sully, et sommes toutes les trois très, mais vraiment très bonnes élèves. Nous partageons nos centres d’intérêt, nos rêves. Petite, je dépensais mon argent de poche en dictionnaires et livres scolaires supplémentaires. À dix ans, j’ai lu Les Misérables et ma mère l’a raconté à toutes ses amies. Du coup, je me suis sentie obligée de lire Le Comte de Monte-Cristo, L’Assommoir et Le Père Goriot. Ça avait l’air de lui faire tellement plaisir. Aujourd’hui Mélanie me chante sans cesse la même rengaine, ma chérie tu ne me poses aucun problème, ma vie est déjà si difficile, ta solidité me fait tenir. C’est vrai, je ne pose aucun problème, c’est pour ça qu’on m’aime. » (p. 20-21)
« Je n’ai pas bien dormi cette nuit. Ma mère l’avait prédit. Je n’ai jamais bien dormi de ma vie, alors la veille d’une rentrée scolaire à Sully, imaginez le souci. Quand je me suis réveillée, elle était déjà partie. Mélanie, c’est parfois plus simple de l’appeler ainsi, Mélanie, ma furie ma mélodie, elle est altiste. Vous ne savez pas ce que c’est ? Normal, personne ne le sait au lycée. Personne n’est intéressé, la musique classique c’est mort. Un parent concertiste égale un passeport pour la recale sociale. »
« Devant moi, Ferdinand lève la main pour poser une question. Intimidé, il se met à bégayer. Chareau écarquille les yeux pour bien montrer sa surprise, et son agacement. Elle l’arrête. Attendez, je ne comprends rien à ce que vous racontez, il faut vous calmer ! Après ça Ferdinand ne dis plus rien. Sur la feuille la prof a imprimé un cours succinct, une poignée de formules, et maintenant elle se lance dans une démonstration bon train. À la fin de l’heure elle nous donne une liste d’exercices à faire pour le lendemain. Il y en a pour trois heures au moins. On se regarde, affolés. On ne sait pas très bien si on doit rire ou pleurer. Ferdi place son index sur sa tempe pour signifier que cette prof-là est donc, tout comme Perrier, complètement fêlée, puis rejette sa tête en arrière et éjecte sa main. Il fait mine de se flinguer. »
« C’est qu’il faut avoir le cœur bien accroché pour faire prof. En réalité, il faut être taré. Insultés agressés mal payés, mal considérés maltraités mal encadrés, pas formés rudoyés bousculés. Les profs entrent en classe avec leur mine pitoyable de boucs émissaires de l’Éducation nationale, chargés de nous faire ingurgiter dans l’année des programmes de plus en plus lourds, de plus en plus techniques, sous format numérique. Dire que la plupart sont complètement nuls en informatique ! Du coup, ce qu’ils ont à faire, ils le font n’importe comment, en mode totalitaire. »