Nous ne nous sommes pas concertés, sa copie est tombée à 00 H 47 le 23 juin.
Avec Jean-François il en a toujours été ainsi, il analyse, argumente, développe, met en lumière les vrais enjeux, avec lui on comprend et l’on se sent intelligent.
Le 20 juin, il n’y a eu que des perdants. Un urgent changement de régime politique.
Il n’y a pas de vainqueurs des élections départementales et régionales du 20 juin, car nul ne peut se prévaloir d’un résultat obtenu alors que presque 67 % des électeurs n’ont pas voté (69,15% en Île-de-France, 70,38 % dans le Grand Est, 75,78 % en Seine-Saint-Denis…), soit 30 millions sur 47,7 millions d’électeurs inscrits. Mais il y a de nombreux perdants.
Les perdants du 20 juin
On a beaucoup dit que la démocratie était la première victime de ce scrutin. En vérité, cette défaite est bien antérieure à ce scrutin qui n’a fait que la révéler. Et puis, l’abstention est aussi une forme d’expression politique, nous y reviendrons.
Le premier perdant est Emmanuel Macron qui a voulu poursuivre son entreprise de destruction des partis politiques « du vieux monde », comme on disait à LREM, pour imposer son propre mouvement, un mouvement sans ancrage dans le pays, sans histoire et sans programme. Le résultat obtenu dépasse ses espérances puisqu’il a réussi non seulement à accélérer la décomposition des partis traditionnels de droite et de gauche, mais également à infliger une cuisante défaite à son propre mouvement qui n’avait, il est vrai, jamais réussi à exister réellement après l’élection présidentielle de 2017.
Il a fait disparaître « en même temps » la droite, la gauche et le centre. En effet, tous les commentaires sur le renforcement après cette élection des Républicains, des Socialistes ou des Écologistes ne reposent que sur l’aveuglement ou la mauvaise foi, car jamais ces partis n’ont représenté une part aussi faible du corps électoral.
Il n’est vraiment pas certain que la démocratie en sorte renforcée, mais ce n’était peut-être pas le principal objectif d’E. Macron.
L’autre mauvaise nouvelle pour le Président de la République est la mauvaise forme électorale du Rassemblement National qui, malgré des mois de matraquage pour nous convaincre de sa progression inexorable, de ses succès électoraux à venir et de la menace fasciste planant sur le pays, réalise une remarquable contre-performance. C’est ennuyeux pour celui qui déployait tous ses efforts pour que la prochaine élection présidentielle se passe entre lui et Marine Le Pen.
Les seconds grands perdants sont les instituts de sondage. Ils se sont trompés une fois de plus, mais cette fois on ne peut même plus parler d’erreurs mais de déroute tant l’écart entre leurs prévisions et la réalité est considérable. Tous donnaient le Rassemblement National largement en tête dans une majorité de régions ; on a vu ce qu’il en était. Les succès annoncés du parti du président dans certaines régions relevaient également de la pure et simple intoxication.
Aucun responsable d’institut de sondage n’est venu présenter ses excuses, pas plus qu’il n’a remboursé ses commanditaires.
Après avoir rapidement relevé l’importance de l’écart entre la réalité et les pronostics des sondeurs, les commentateurs ne se sont pas appesantis sur leur incompétence, voire sur le rôle très critiquable qu’ils jouent dans la démocratie et dès le lendemain les commentaires autour de… nouveaux sondages ont repris, sans la moindre précaution de langage. C’est ainsi que Le Monde rendait compte longuement dans son édition du 21 juin, d’une analyse sociologique des abstentionnistes réalisée sur la base de… sondages effectués avant les scrutins du 20 juin, en leur accordant un crédit absolu. Il faut bien que les journalistes et les sondeurs continuent à vivre malgré l’adversité.
Les éditorialistes et les journalistes parlent depuis dimanche de l’écart entre les sondages et les résultats effectifs des scrutins, non pas pour mettre en cause cet auxiliaire douteux de « la science politique », mais pour essayer d’expliquer l’écart entre les excellents pronostics dont ils disposaient et le mauvais comportement des électeurs.
Ainsi se poursuivent, comme si de rien n’était, les bavardages sur les personnalités préférées des Français, selon les sondeurs bien sûr ; voilà qu’apparaît Édouard Philippe à côté de Nicolas Hulot, mais cela n’empêche pas les mêmes sondeurs de penser que Marine Le Pen a encore toutes ses chances.
D’ailleurs, toute la vie politique tourne désormais autour de l’élection dans la région PACA dont manifestement dépend le sort du pays, élection qui oppose un transfuge des Républicains, Thierry Mariani qui ne s’est pas remis de n’avoir jamais été nommé ministre par Sarkozy, à Renaud Muselier un grand homme qui a longtemps servi Jean-Claude Gaudin, une référence, avant de se présenter contre lui et d’être battu et de perdre ensuite de nombreuses autres élections.
L’abstentionniste voilà l’ennemi
Les commentaires les plus entendus depuis le 20 juin déplorent l’abstentionnisme, le manque de mobilisation des électeurs, leur indifférence dangereuse pour la démocratie. Les explications les plus extravagantes sont mobilisées pour expliquer cette abstention : la levée des contraintes grâces à l’amélioration de la situation sanitaire aurait précipité les Français dans des loisirs coupables ; ou à l’inverse la crainte du virus, toujours actif, aurait éloigné les autres des urnes ; les jeunes n’y comprendraient rien et auraient besoin qu’on s’adresse à eux dans un nouveau langage puisque la « grammaire politique » aurait changé, selon E Macron. Les journalistes s’étonnent de l’abstention devant une « offre politique » aussi importante (11 listes en Île-de-France) sans se demander si cette analyse de la vie politique en termes de marché mettant en concurrence des produits très semblables malgré les étiquettes n’était pas une partie du problème.
En réalité, il y avait de bonnes raisons pour s’abstenir aux élections départementales et régionales.
La réforme des régions de François Hollande
François Hollande a procédé en 2014 à une réforme des régions françaises totalement absurde, sans autre justification que la soi-disant nécessité d’avoir de grandes régions pour qu’elles soient compétitives en Europe. Peu importe les moyens dont disposent ces régions pour agir, les compétences réelles qu’elles exercent, la capacité de leurs services administratifs et le soutien dont elles bénéficient ou pas dans la population, ce qui compte c’est la taille ! Les régions françaises doivent pouvoir être comparées aux Länder allemands, pourtant souvent moins étendus et moins peuplés que les régions françaises, ce qui ne les empêche pas de mieux réussir. Le Président de la République d’alors a dessiné hâtivement, sur un coin de table, les frontières des nouvelles régions. Certaines, ont acquis une superficie considérable comme la Nouvelle Aquitaine, mais cette nouvelle géographie administrative ne correspond pas à la réalité économique, historique ou à la vie des Français qui y vivent. En revanche, la Bretagne a été maintenue dans ses limites anciennes parce que le M. Le Drian, ministre hier et aujourd’hui, y a veillé.
Bref on voit que tout cela procédait d’un projet mûrement réfléchi et d’une stratégie solide.
Je n’ai entendu aucune voix de responsable politique de la majorité s’élever contre cette absurdité lorsqu’elle pouvait encore être évitée.
Le résultat de cette réforme a été un grand désordre administratif. Un récent rapport de la Cour des Comptes établit d’ailleurs que loin d’avoir permis des économies, la réforme a coûté de l’argent aux contribuables sans améliorer l’efficacité de l’administration régionale. Les services de l'État, dont les effectifs sont réduits avec constance, sont écartelés sur des territoires trop grands. Leurs responsables passent leur vie en voiture plutôt qu’à travailler. Les régions qui n’étaient déjà que modérément un échelon de proximité sont devenues des autorités presque aussi lointaines que l’État. Les présidentes et présidents de région sont satisfaits de régner sur de vastes territoires qu’en réalité ils ne gouvernent pas. Ils n’ont pas les moyens de leurs compétences en matière de développement économique, ceux-ci restent dans les mains de l’État (pour ce qu’il en reste) et leur autonomie fiscale et budgétaire est strictement encadrée par l’État. La formation professionnelle reste largement contrôlée par l’État, surtout après le vote de la loi de 2018. Les régions financent les bâtiments des lycées mais n’ont rien à dire sur ce qui se passe dans leurs murs. Il n’y a guère que dans le domaine des transports qu’elles disposent d’une influence réelle, même si celle-ci reste partagée. Leurs compétences sont essentiellement déclamatoires et s’expriment par la production d’un grand nombre de documents de planification stratégique parfaitement inconnus du commun des mortels.
Le département qui devait disparaître à l’occasion de cette grande réforme des régions voulue par François Hollande ont montré une fois de plus leur capacité de résistance (il y a sûrement de bonnes raisons à cela), même si le mode d’élection des conseillers départementaux a été modifié et rendu lui aussi incompréhensible.
Tout cela a été complété par la création des métropoles, une nouvelle catégorie de collectivités territoriales s’ajoutant aux communes, aux communautés de communes, aux agglomérations, aux nombreux syndicats. L’administration du pays est devenue incompréhensible pour beaucoup de nos concitoyens, même assez bien informés.
Pourquoi un tel désordre ?
Parce que les mesures de décentralisation successives n’ont pas été prises pas pour renforcer la démocratie mais trop souvent pour débarrasser l’État de compétences qu’il ne parvenait plus à assumer. Mais en même temps, l’État veut continuer à contrôler les collectivités territoriales et à brider leur action. Au lieu d’une répartition claire des compétences règne « le partenariat » qui génère la multiplication de « contrats » en tout genre entre l’État et les collectivités, contrats qualifiés depuis longtemps par le juge administratif de « pseudo-contrats », ce qui veut dire en français qu’ils n’engagent à rien. Tout cela crée une irresponsabilité généralisée et une paralysie particulièrement sensible dans les institutions de l’État.
Ce tableau trop rapidement dressé, qui n’est hélas pas une caricature, suffirait à justifier l’abstention massive des citoyens en attendant que l’on en revienne à une organisation rationnelle et compréhensible, en un mot démocratique.
Une tentative ratée de préparation de l’élection présidentielle
Il faut y ajouter le fait que le président de la république, suivi par les commentateurs, a voulu faire de ces scrutins locaux une élection nationale préparant le terrain à l’élection présidentielle.
Il a mobilisé nombre de ses ministres pour cela. Plus ils étaient nombreux sur les listes régionales, plus celles-ci ont enregistré de mauvais résultats.
Répondant sur le même terrain, un certain nombre de candidats ont fait de l’élection régionale un tour de chauffe pour l’élection présidentielle, comme Xavier Bertrand.
Le rassemblement national y a vu l’occasion d’affirmer sa position sur l’échiquier électoral avant l’élection de 2022, d’autant plus que tous les sondages lui prédisaient que cette fois c’était la bonne (c’est un effet bénéfique de ces sondages mystificateurs mais il n’est pas sûr que ce soit délibéré).
Tous en ont été pour leurs frais. Les électeurs leur ont tourné le dos ce qui n’est pas forcément une preuve de leur irresponsabilité ou de leur immaturité. Peut-être ont-ils tout simplement voulu dire qu’aucun de ces candidats ne les représentait.
Il suffisait d’ailleurs de lire les professions de foi pour constater que sous l’étiquette la marchandise n’était pas si différente à droite et à gauche.
La tête de liste « la République en marche » en Île-de-France plaçait en tête de ses propositions « la création d’une police régionale dotée immédiatement de 500 fonctionnaires et des moyens nécessaires ». Peu importe que cela ne soit pas une compétence régionale, que le foisonnement des polices municipales à côté de la police nationale soit déjà un problème. Le reste de son programme était aussi sérieux, il s’agissait pourtant du rapporteur général de la commission des finances de l’Assemblée Nationale. Il a fait un très mauvais score. Mais Valérie Pécresse ne disait pas autre chose en affichant la sécurité comme sa première préoccupation, comme le Rassemblement National, naturellement.
À gauche, il s’agissait de s’affirmer comme le candidat le plus écologiste et le plus généreux : transports en commun gratuits (on aimerait déjà qu’ils fonctionnent), promesse de financement de nombreuses dépenses sociales relevant de l’État ou du département. En revanche, aucune proposition pour modifier une situation dans laquelle 80 % des emplois en Île-de-France sont concentrés sur moins de 10 % du territoire, ce qui explique largement les problèmes de transport et en partie la flambée des prix du logement et les mauvaises conditions de vie dans la région.
Les citoyens ne sont pas pour autant sans responsabilités
Les programmes de la presque totalité des candidats à ces scrutins régionaux témoignaient de l’abaissement de la politique. Ils ne proposent pas un projet, mais une série de mesures censées répondre aux attentes des différents segments de ce qu’ils considèrent comme leur électorat potentiel. Le mot d’ordre est : « Votez pour moi, je m’occupe de tout ! ». La confrontation politique n’est plus celle des idées et des programmes pour rassembler des citoyens, mais un marché sur lequel des vendeurs de solutions tentent de convaincre des acheteurs, le temps d’un scrutin. Ce processus d’infantilisation est engagé depuis longtemps. Il est alimenté par le mythe de l’homme providentiel ranimé à chaque élection présidentielle, pour nous faire croire que de l’élection d’un homme dépend notre bonheur. Mais le problème de la consommation, quel que soit le produit consommé, c’est qu’on finit par être rassasié et même parfois par être pris de nausées. Cela vaut pour la politique comme pour le chocolat. Cette fois, les consommateurs ont massivement refusé de consommer.
Dans une démocratie vivante, les responsables politiques ne sont pas là pour régler les problèmes à la place des citoyens, mais pour participer à la vie démocratique, contribuer à l’organisation de la délibération collective, à la prise de décision en faveur de l’intérêt général. Ils n’exercent pas un métier, il y a des fonctionnaires pour cela qui doivent mettre en œuvre leurs directives. Ils remplissent une fonction comme citoyens parmi les citoyens.
La démocratie ne peut pas vivre sans partis et syndicats vivants, n’en déplaise à tous ceux qui prêchent depuis des années le dépassement des partis et des clivages politiques. Nous les avons dépassés pour nous trouver dans une impasse.
Il faut hâter la réforme profonde de nos institutions, en finir avec le présidentialisme de la Vème République qui a prolongé la survie des partis politiques dits « de gouvernement » avant de les broyer les uns après les autres.
Les citoyens ont exprimé leur désapprobation de plusieurs manières ; cette fois-ci par l’abstention. Mais nous irons de mal en pis s’ils ne trouvent pas de nouveaux moyens collectifs leur permettant de s’engager dans la vie publique et de peser sur son cours.
Jean-François Collin
22 juin 2021