C’est en Terra Alta qu’a eu lieu ce que l’on a appelé la Bataille de l’Èbre, l’un des épisodes les plus sanglants de la Guerre civile espagnole (1936-1939), qui s’est déroulé de juillet à novembre 1938 entre les troupes franquistes et les troupes républicaines. On estime les pertes des Républicains à 70 000 disparus et ce désastre rendit inévitable l’effondrement du front de la Catalogne.
En 1938, entre la fin juillet et le mois de novembre se déroula, de part et d'autre de l’Èbre, la plus vaste bataille entre les armées républicaines et les troupes franquistes. La bataille de l'Èbre précipita l'issue de la guerre civile et signa la fin de l'espoir pour la République espagnole, mais elle demeure gravée à jamais dans l'Histoire.
Au pied de Miravet dominée par sa citadelle, l'èbre enroule sa boucle qui coule verte et tranquille. Mais dans la mémoire remonte toujours cette chanson venant troubler le calme à la surface. Celle de l'Èbre sanglante, il y a 80 ans. Celle des combattants républicains cloués au sol dans les sierras de Cavalls, Lavall de la Torre et de Pandols, sur la terrible Cote 705 ou sur la position «Targa» Cote 481, la «Cote de la Mort», celle des Brigadistes français hachés par la mitraille à Amposta. Cette chanson qui s'entonne bravement… L'Armée de l'Èbre une nuit a traversé le fleuve, rumba la rumba la rum bam bam…
La République aux abois
Ay Carmela ! Vieille chanson populaire née 130 ans auparavant lorsqu'il s'agissait de chasser Napoléon d'Espagne, devenue El Paso Del Ebro que chantaient maintenant les Républicains rêvant à leur tour de chasser enfin Franco, ses troupes marocaines convoquées pour sa croisade nationale-catholique, les Allemands d'Hitler, les Italiens de Mussolini, tous lancés dans une guerre d'extermination des «rouges». Ceux qui n'allaient pas à la messe et votaient pour une Espagne, libre, égalitaire et progressiste.
Suite en fin de chronique.
C’est, pour les amateurs de littérature hispanophone, un petit événement. Javier Cercas, sans doute le plus grand écrivain espagnol du moment, se remet à la fiction – et pas n’importe laquelle : le polar.
C’est même une grande saga, une trilogie dont le premier tome est sorti le 5 mai dernier.
Voilà un registre où les lecteurs de Javier Cercas ne l’attendaient pas : le roman policier. Mais vingt ans après la parution des Soldats de Salamine (Actes Sud, comme tous ses livres, 2002), somptueux roman-enquête sur la guerre civile espagnole que sont venus compléter Anatomie d’un instant (2009), L’Imposteur (2014) et Le Monarque des ombres (2017), tous consacrés à l’histoire tragique de l’Espagne du XXe siècle, c’est pourtant bien ce genre qu’aborde l’écrivain, avec Terra Alta, premier volume d’une série qui devrait en comprendre « quatre ou cinq », tous centrés sur le personnage de l’agent Melchor Marin.
Gore baroque
On se plonge avec délectation dans cette enquête policière qui se déroule au fin fond d’un comarque catalan, ce territoire rural replié de la Terra Alta. Son héros, ancien malfrat repenti en flic, évoque dès les premières pages Les Misérables.
La lecture du chef d’œuvre hugolien lui servit de bouée de sauvetage en prison, qui redonna un sens à son existence de misère et lui donna une raison de vivre : venger, coûte que coûte, sa mère assassinée. Mais c’est plutôt à Georges Simenon que semble rendre ici hommage Cercas par son usage de la litote, cette capacité à planter un décor, traduire une atmosphère en une phrase voire même quelques mots, leur son, leur agencement.
Ensuite, avec la description minutieuse, quasi insoutenable de ce meurtre effarant de violence, presque fascinant, surgit autre chose : du gore sanglant, baroque. On pense autant aux Vanitas, ces grands tableaux du siècle d’or qu’à la littérature de cette même époque, obsédée elle aussi par la mort.
Qui a assassiné, et torturé de la sorte le couple richissime des Adell ?
CRITIQUE
Terra Alta, calme trompeur
Dans la région tranquille de Terra Alta, province de Tarragone, dans le sud de la Catalogne, un crime épouvantable a eu lieu. Le fondateur et propriétaire des Cartonneries Adell et sa femme, deux nonagénaires, ont été torturés et assassinés dans leur maison et leurs cadavres retrouvés aux côtés du corps de leur domestique roumaine. Qui pouvait en vouloir autant à ces notables et premiers employeurs de la région, de fervents catholiques ralliés à l’Opus Dei ? Le policier Melchor Marin est chargé de l’enquête.
Javier Cercas fait ici une entrée réussie dans le genre du polar grâce au portrait sensible et contrasté qu’il dresse de ce jeune homme blessé, un ancien détenu trouvant sa raison d’être dans le fait de rendre justice aux opprimés. Quitte à se placer lui-même dans l’illégalité.
Très habile à décrire les jalousies et les rivalités à l’œuvre dans une contrée reculée où tout le monde se connaît, le romancier renoue surtout ici, au moment où on l’attend le moins, avec les thèmes qui l’obsèdent : les stigmates de la guerre civile espagnole (1936-1939) et la façon dont le passé du pays nourrit toujours le présent, à l’insu même des jeunes générations. Le dénouement, surprenant, dans une ultime pirouette, confirme le talent de Cercas à faire resurgir les fantômes des tragédies trop vite étouffées.
25 juillet 1938… 80 000 hommes massés sur la rive nord de l'Ebre pensent encore pouvoir faire basculer le destin même s'ils savent que la République est déjà aux abois… Lancée en février par les nationalistes, l'offensive d'Aragon s'est soldée par une catastrophe pour Madrid et Barcelone. L'ennemi a percé jusqu'à la Méditerranée, jusqu'à Vinaros, le 15 avril : l'Espagne républicaine est désormais coupée en deux.
Tenir en attendant l'inéluctable nouvelle guerre mondiale, mais en montrant aussi à l'opinion publique internationale qu'on fait mieux que résister, qu'on reste offensif et héroïque face aux fascismes menaçant toute l'Europe : le pari que fait le gouvernement de Negrin, alors que Berlin et Rome augmentent sans cesse leur aide aux putschistes qui ont crédit ouvert à la City de Londres comme chez les pétroliers américains.
L'idée générale ? C'est de reprendre le corridor perdu grâce à une grande attaque surprise. En l'état des forces républicaines, laminée par le désastre de Terruel cet hiver-là, le projet est au mieux utopique et au vrai stratégiquement indéfendable tandis que dans le même temps, Paris et Londres sont surtout préoccupés par… la préparation de Munich, première capitulation face à Hitler et Mussolini.
25 juillet 1938… le général Modesto commande l'Armée de l'èbre, Lister le prestigieux 5e Corps, Tagüeña, physicien de 26 ans, le 15 e Corps. Entre Fayon et Xerta, dans un méandre, ils lancent la principale offensive. Mais les républicains n'ont que 150 canons, certains du XIXe, seuls quelques chars peuvent traverser le fleuve avant que les pontons soient bombardés et leur aviation se bat à un contre trois face aux modernes avions allemands, aux Fiat italiens. En face, campe aussi une partie du redoutable corps marocain de Yaguë, «le boucher de Badajoz», le plus brutal et froid des généraux de Franco. Contenus les premiers assauts, il sait que chaque jour renforce sa supériorité et referme le piège sur les dernières forces républicaines.
10 000 morts, 34 000 blessés, 20 000 prisonniers côté républicain
Dans un réduit de 35 km de rayon, hérissé de sierras abruptes dos au fleuve, la plus grande bataille jamais menée sur le territoire espagnol durera jusqu'au 15 novembre 1938, avec des pertes effroyables. Ravitaillements et évacuations sanitaires aléatoires, manque d'eau sur ces montagnes aux crêtes arides où l'on ne peut se protéger des bombardements et mitraillages incessants… Côté républicain, l'èbre, c'est l'enfer, 10 000 morts, 34 000 blessés, 20 000 prisonniers. Et l'espoir massacré qui s'achève en victoire décisive pour Franco.
Quand nous regardons en bas, chaque pierre que nous voyons est la tombe d'un héros… commence un poème catalan chantant la liberté, là-haut dans la sierra. Les bombes ne peuvent rien là où i l y a plus de cœur qu'il ne faut, résonne Ay Carmela ! Aujourd'hui encore, des ossements se découvrent toujours qui racontent l'hécatombe républicaine jusqu'à la «classe biberon» des appelés de 17 ans, l'ultime saignée. Sous le monument de la Bataille, derrière la vitre d'un petit ossuaire, des fragments de crânes reposent une question universelle : le sens du sacrifice quand l'héroïsme tutoie le suicide.
Le chiffre : 113 jours > Combats. La bataille a duré 113 jours et décimé aussi la 14e Brigade internationale française : 1200 morts le premier jour.
Ay ! Carmela…
J'appartiens à cette génération dont le destin a été bouleversé par la guerre d'Espagne, à cette fratrie de fils et filles d'émigrés qui n'ont aujourd'hui aucun mal à comprendre la détresse des migrants. Puisque, comme eux, ils ont vu les leurs aborder, une fois les Pyrénées franchies, une terre inconnue, après trois années d'une guerre fratricide – et dans des conditions qui ont fait douter que la France soit le pays de la fraternité.
A voir tout de même la résistance de ces hommes et de ces femmes, qui comme dirait Lydie Salvayre , s'étaient donnés pour consigne de ne «pas pleurer», nous avons eu très tôt conscience que l'Histoire avait trahi leurs espoirs en un monde plus juste. Puisque l'Histoire avec un H majuscule s'apprend aussi dans la rue, ces réfugiés qui avaient essuyé le feu des avions allemands et italiens, étaient le signe avant-coureur des tempêtes qui allaient incendier l'Europe et jeter sur les routes de l'exil des civils , des gens comme nous, par milliers.
En attendant, les très jeunes anciens combattants de cette guerre mythique refaisaient sinon le monde, du moins «leur» guerre. Guernica en avril 37, et cette bataille de l'Ebre en juillet 38, il y a tout juste 80 ans, avaient été les stations du chemin de croix de la lente agonie d'une République , née dans la joie et dont le drapeau rouge, jaune et violet est toujours à ranger au rayon des reliques.
Car les Républiques, en Espagne, durent ce que durent les roses. Il semble bien que – comme les Anglais, mais pour d'autres raisons qui tiennent d'ailleurs aux fantômes de la guerre civile – les Espagnols aient du mal à divorcer de leurs rois arbitres. Et pourtant, il y a longtemps que leur prestige est en berne et que le soleil ne se couche plus sur leurs terres.
Mais quoiqu'en ait dit le grand Jorge Semprun, exilé chez nous d'où il fut déporté à tout juste 20 ans à Buchenwald, la guerre n'est pas finie. La sagesse populaire affirme qu'une guerre civile dure cent ans. Nous faudrait-il attendre une autre génération ?
Celle-ci, en tout cas, guerroie pour réécrire l'histoire qui n'a pas toujours reconnu officiellement les crimes franquistes qui ont duré bien au-delà de l'arrêt des hostilités. Le nouveau chef de l'exécutif, le socialiste Pedro Sanchez qui vient de constituer un gouvernement unique en son genre – onze femmes pour six hommes – entend sortir la dépouille de Franco du «Valle de los Caidos» (la vallée de ceux qui sont tombés) . Ce mausolée pharaonique, a été arrosé du sang, des larmes et de la sueur des prisonniers dont certains y furent enterrés au point qu'aujourd'hui leurs familles demandent leur rapatriement «dans des lieux plus décents»…
Javier Cercas est un écrivain, traducteur, chroniqueur et professeur de philologie espagnol.
En 2001, il publie "Les soldats de Salamine", "récit réel" dont le franc succès lui vaudra d'être traduit dans de nombreux pays, dont la France en 2002, et d'être adapté au cinéma par David Trueba. Le livre porte sur la guerre civile espagnole et plus particulièrement sur l'exécution manquée, le 30 Janvier 1939, d'un intellectuel fondateur de la Phalange : Rafael Sanchez Mazas.
Il est l'auteur de quatre romans, de plusieurs recueils de chroniques, et de récits. Actes Sud a publié "Les Soldats de Salamine" (2002), "À petites foulées" (2004) et "À la vitesse de la lumière" (2006).
Il remporte le prestigieux Prix Méditerranée étranger en 2014 pour son cinquième roman, "Les lois de la frontière" ainsi que le prix du Livre européen - catégorie fiction.
Son œuvre est traduite dans plus de vingt langues.
Outre son travail de romancier, Javier Cercas est un collaborateur régulier de l'édition catalane et du supplément dominical du journal El País.est aussi un chroniqueur. Ses articles sont rassemblés dans Una buena temporada (1998) et Relatos reales (2000).