Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
16 octobre 2022 7 16 /10 /octobre /2022 06:00

Bruno Latour Joel Saget AFP

 
@Joel Saget / AFP
 

J’étais au bon air d’Aix-les-Bains, sans mon ordinateur, et je n’ai pu, dans l’immédiateté si prégnante sur les réseaux sociaux, rendre hommage à ce penseur hétérodoxe.

 

Suis rentré, en train, puisque les pompes à essence de la cité étaient à sec, alors je vous propose celui de Télérama, la gauche bien-pensante, celui de Fr3 Franche-Comté centré sur ses origines beaunoises et enfin celui d’A.O.C la feuille de l’incandescence intellectuelle à la française ?

 

Pourquoi pas moi ?

 

Tout bêtement parce que contrairement aux peuplades qui sévissent sur Twitter je ne me sens pas à la hauteur de cet homme qui n’entrait pas dans les moules figés de nos maitres-penseurs des sciences molles qui l’ont ignoré pendant des décennies.

 

 

Cruelle ironie de l’histoire : c’est au moment où il est susceptible d’être le plus efficace, parce qu’il est à la fois pertinent et écouté, qu’il disparaît. Il s’absente de ce temps même dont il nous rend contemporains mieux que personne. Curieuse situation, tout de même ! Il n’est pas si facile d’être son propre contemporain : on passe au contraire sans effort à côté de ce qu’il y a de plus précis, de plus spécifique dans nos problèmes (et les décennies d’inaction climatique illustrent cela parfaitement). Latour au contraire nous a aidés mieux que personne à redevenir nos propres contemporains. Et voilà donc qu’au moment même où nous nous tournions de plus en plus vers lui pour ne plus perdre ce contact que nous commencions à établir avec nous-mêmes, nous le perdons, lui. Comme si nous ne pouvions décidément habiter qu’un présent déserté, désorienté, désaxé, comme si quelque chose de ce temps refusait obstinément d’être dans un rapport de plus grande rigueur, de plus grande clarté, avec lui-même.

 

Je crois qu’il ne saurait y avoir de meilleure manière de rendre hommage à Bruno Latour, qu’en étant fidèle à son esprit, qui n’était pas de déploration sur notre sort ou de critique du monde tel qu’il va, mais bien de mobilisation collective dans le traitement de problèmes réels, qu’il s’agit de mieux déterminer afin de mieux les prendre en charge, non parce qu’on a quelque devoir abstrait envers ces problèmes, mais parce que la seule vraie joie vient de ce qu’on agit ses problèmes au lieu de les subir. Latour ne voulait pas qu’on chante des louanges de sa personne ou de son œuvre. Il voulait qu’on contribue, en parlant de lui, à traiter le problème qui littéralement le faisait vivre. Si nous sommes en deuil aujourd’hui collectivement, si nous devons ressentir la cruauté singulière de cette mort à contre-temps, c’est qu’elle nous prive d’un des alliés les plus précieux que nous ayons eus ces derniers temps pour faire face au grand défi civilisationnel qui est le nôtre aujourd’hui, et auquel il avait donné un nom précis : faire atterrir la Modernité.

 

Tout ce que puis écrire à son propos c’est que mon ami Louis-Fabrice, fauché dans son bel âge, en était fier, et que nous étions, comme on le disait, au temps des conseils de révision, de la classe d’âge des fameux baby-boomers, jouisseurs et si peu soucieux de l’avenir de nos enfants.

9 mars 2020

 

Dans la famille Latour, je vous propose Bruno Latour « le philosophe français [actuel] le plus célèbre » selon le The New York Times Magazine ICI 

Bruno Latour

Jérôme Bonnet pour Télérama

Bruno Latour

Jérôme Bonnet pour Télérama

L’anthropologue, l’un des plus éminents penseur de notre temps, référence de l’écologie politique, est décédé dans la nuit du 8 au 9 octobre, à 75 ans. ICI

 

Avec “Face à Gaïa” ou “Où-suis-je ?”, il fut un véritable parrain pour une nouvelle génération dont l’écologie est au centre de toute notre modernité.

 

La postérité fera de Bruno Latour l’un des grands philosophes de l’écologie. Elle n’aura pas tort : pas un livre sur le sujet qui ne consacre au moins une note de bas de page à son œuvre. Ses derniers ouvrages – Face à Gaïa, Où atterrir ? Où suis-je ? – sont immédiatement devenus des références, alors que lui-même s’est mis à endosser le rôle de parrain de la nouvelle génération de penseurs de l’écologie : Pierre Charbonnier, Vinciane Despret, Baptiste Morizot, Émilie Hache, Emanuele Coccia ou encore Nastassja Martin. Une telle trajectoire n’avait pourtant rien d’évident il y a un demi-siècle, lorsque l’enfant de la maison Latour, né en 1947 dans cette grande famille bourguignonne de négociants en vins, découvrait l’anthropologie en Côte-d’Ivoire.

 

 

Décolonial avant l’heure, il y signait le deuxième article scientifique de sa carrière, sur les préjugés des cadres européens concernant les Ivoiriens – et leurs déficiences présumées pour occuper des postes dans l’industrie. Son tout premier article éclairait une autre facette de l’homme : consacré au style littéraire de Charles Péguy, il trahissait sa passion pour un écrivain catholique comme lui. Car Bruno Latour était croyant, et s’est toujours intéressé aux questions théologiques. Compagnon du Collège des Bernardins, lieu de débat où il anima des séminaires et des conférences mêlant questions environnementales et foi, il avait accueilli Laudato si’, l’encyclique du pape François sur l’écologie, en 2015, comme une « innovation prophétique » : elle réconcilie enfin « le cri de la terre et des pauvres », s’était-il réjoui. Reste que c’est loin de l’écologie et de la théologie que Bruno Latour s’était fait connaître. Loin de la France aussi : après Abidjan, le jeune anthropologue s’était exilé en Californie dans les années 1970.

 

 

Révolution chez les anthropologues

 

 

De l’autre côté de l’Atlantique, sa carrière prend alors un tournant décisif grâce à une idée fondatrice : l’anthropologie servait jusqu’à présent à étudier les autres peuples ? Lui, va l’appliquer aux Occidentaux, en étudiant les modernes que nous sommes. Et c’est même au cœur de notre modernité qu’il s’attaque d’emblée : son premier livre, La Vie de laboratoire (1979), ausculte la production des faits scientifiques, à travers une enquête de deux ans, dans un laboratoire de neuro-endocrinologie. Dès les années 1980, son travail est connu aux États-Unis. Mais en France, pendant longtemps, il ne passionne pas grand-monde. De 1982 à 2005, Bruno Latour poursuivra donc dans une relative marginalité ses recherches au Centre de sociologie de l’innovation de l’École des Mines. Creusant avec son collègue Michel Callon une nouvelle approche, « la théorie de l’acteur-réseau », qui tente d’insérer dans l’analyse des éléments non humains (comme les objets techniques). Sociologue des sciences et des techniques, Latour s’intéresse alors autant à Louis Pasteur (Les Microbes. Guerre et paix, 1984) qu’à la construction d’un métro automatique au sud de Paris (Aramis ou l’amour des techniques, 1992), ou au Conseil d’État (La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, 2002).

 

 

Ces objets d’étude originaux, le chercheur les couronnera d’une pensée globale à partir des années 1990. Et plus particulièrement de 1991, année de parution de Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, publié à La Découverte, son éditeur de toujours. Dans cet essai, Latour s’en prend au « grand partage », cette séparation entre ce qui relève de la nature et de la société. Admise depuis des siècles, elle bute pourtant sur ce qu’il appelle des « hybrides », comme le trou de la couche d’ozone ou le virus du sida : ces « objets »-là appartiennent à la nature, tout en étant politiques ; ils révèlent les contradictions de notre conception du monde. Si la contestation du « grand partage » est souvent attribuée à son ami et confrère Philippe Descola en 2005 (avec l’un de ses livres majeurs, Par-delà nature et culture), Bruno Latour écrivait déjà quinze ans plus tôt : « Nous sommes les seuls qui fassions une différence absolue entre la nature et la culture, entre la science et la société. »

 

 

Critique de la modernité et pensée écologique

 

De cette critique de la modernité émergera son écologie. Premier livre directement consacré à la question, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie (1999) amorce en effet un tournant : il y formule des propositions pour réintégrer la nature et les sciences dans le champ de la démocratie et du choix collectif. Il faudra toutefois attendre encore pour que Bruno Latour aborde de nouveau l’écologie de front... Entre-temps, il poursuit ses travaux anthropologiques (Enquête sur les modes d’existence, 2012) et rejoint Sciences Po en 2006. Il y monte le « Médialab », laboratoire consacré au rôle du numérique dans nos sociétés, ainsi qu’un programme d’expérimentation des arts politiques (SPEAP).

 

 

L’année 2015 sera celle d’un double aboutissement. D’une part, il organise le « Théâtre des négociations », une simulation des débats de la COP 21 de Paris, avec deux cents de ses étudiants ; et il y fait représenter les intérêts des non-humains, comme les espèces en danger, les océans ou les forêts. Ensuite et surtout, c’est au cours de cette même année qu’est publiée Face à Gaïa, son œuvre maîtresse, dans laquelle il réfléchit aux implications de ce qu’il nomme « le Nouveau Régime climatique ». Autrement dit, l’interaction nouvelle entre l’histoire humaine et celle de la Terre – « la géohistoire », pour reprendre ses termes. Devenu un penseur de l’écologie à la renommée internationale, il avait depuis consacré tous ses écrits à cette question centrale, lui conférant avec le temps une tonalité plus politique : dans Où atterrir ? (2017), il posait un clivage entre « les modernes », dont le mode de vie réclame plusieurs planètes, et « les terrestres », préoccupés par la réduction de leur empreinte écologique. Et dans Où suis-je ? (2021), inspiré par la pandémie de Covid-19, il réfléchissait à notre confinement dans « la zone critique », cette fine pellicule, sur l’écorce terrestre, qui est le seul lieu de l’univers à pouvoir abriter la vie. Nous y sommes confinés à jamais, prévenait un Bruno Latour qui, jusqu’au bout, aura plaidé pour la protéger.

 

Suite au décès de Bruno Latour, Arte rend hommage au philosophe et sociologue avec une série inédite de 11 entretiens menés par le journaliste du Monde Nicolas Truong à retrouver dès à présent sur arte.tv.

Disparition de Bruno Latour : le philosophe était originaire de Beaune

Publié le 09/10/2022

Écrit par François L (avec AFP)

 

Bruno Latour s'est éteint à l'âge de 75 ans dans la nuit du 8 au 9 octobre. Le sociologue, philosophe et anthropologue était une figure majeure du monde des idées et de la pensée écologiste. Issu d'une lignée de négociants en vins (la maison Louis Latour de Beaune), il était reconnu à l'étranger "comme le philosophe français le plus célèbre."

 

Cet intellectuel lu et encensé à l'étranger, notamment dans le monde anglo-saxon, est décédé à Paris à l'âge de 75 ans, a annoncé dimanche 9 octobre son éditeur, Les éditions La Découverte.

 

De nombreuses réactions à sa disparition

 

Le chef de l'Etat Emmanuel Macron a loué dans un tweet "un esprit humaniste et pluriel, reconnu dans le monde entier avant de l'être en France".

 

 

La Première ministre, Elisabeth Borne, a salué les travaux du philosophe, qui "continueront d'éveiller les consciences".

 

 

Du côté des personnalités politiques écologistes, les hommages sont aussi appuyés :

 

"La France, le monde et l'écologie perdent un immense intellectuel. Nous perdons un compagnon d'une extraordinaire humanité, un homme qui, à chaque échange, à chaque lecture, nous rendait plus intelligents, plus vivants !", a écrit sur le même réseau social l'ancien candidat écologiste à la présidentielle Yannick Jadot.

 

 

"C'était un homme ferme sur ses opinions mais ouvert à l'autre et j'ai pu l'apprécier dans un dialogue que nous avons eu", a encore loué l'ancienne ministre de l'Écologie Corinne Lepage.

 

"Immense respect et merci, cher Bruno Latour, vous avez tant apporté à l'écologie", a complété la députée Sandrine Rousseau.

Le Centre Pompidou a lui loué "un des philosophes français les plus influents dans le monde".

 

Un intellectuel inclassable

 

Né le 22 juin 1947 à Beaune (Côte-d'Or) dans une famille de négociants en vin de Bourgogne, Bruno Latour, qui a passé une agrégation de philosophie puis s'est formé à l'anthropologie en Côte d'Ivoire, a été l'un des premiers intellectuels à percevoir l'enjeu de la pensée écologiste.

 

Pourtant, c'est d'abord dans le monde anglo-saxon que Bruno Latour est reconnu. Il était "le plus célèbre et le plus incompris des philosophes français", selon le New York Times, dans un article paru en 2018.

 

Récipiendaire du prix Holberg (2013) et du prix de Kyoto (2021) pour l'ensemble de ses travaux, Bruno Latour était un intellectuel inclassable, soucieux de l'enquête de terrain.

 

Ce pilier de Sciences-Po, auteur de plusieurs essais parus en anglais avant d'être publiés en France, s'est longtemps intéressé aux questions de gestion et d'organisation de la recherche et, plus généralement, à la façon dont la société produit des valeurs et des vérités.

 

 

Il est l'auteur (seul ou en collaboration) d'ouvrages qui ne se bornent pas à la pure pensée de la crise climatique. Parmi eux: "La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d'état", "La Vie de laboratoire", "Nous n'avons jamais été modernes", "Les Microbes. Guerre et paix" (sur Louis Pasteur). Il a aussi été l'initiateur de projets institutionnels visant à décloisonner les sciences, via la fondation du Medialab de Science Po.

 

 

En 2021, lors de la parution de son ouvrage "Où suis-je? - Leçons du confinement à l'usage des terrestres" (La Découverte), son dernier livre, il confiait que les crises du changement climatique et de la pandémie ont brutalement révélé une lutte entre "classes géo-sociales". "Le capitalisme a creusé sa propre tombe. Maintenant il s'agit de réparer".

 

Auteur de deux pièces de théâtre, Bruno Latour a aussi enseigné à l'étranger, notamment en Allemagne et aux États-Unis, où il a été professeur invité à Harvard.

 

Bruno Latour, à Paris, en janvier 2022.

Bruno Latour, à Paris, en janvier 2022. 

mardi 11 octobre 2022

 

HOMMAGE

Bruno Latour : une mort à contretemps, une œuvre pour l’avenir

Par Patrice Maniglier

PHILOSOPHE

Bruno Latour est mort, et cette mort, par la manière dont elle s’inscrit dans l’histoire, paraît à contre-temps tant elle arrive au moment même où ce grand penseur connaissait enfin la consécration qu’il avait méritée, et que son pays en particulier, la France, lui avait longtemps refusée. Elle arrive surtout au moment où nous avions le plus besoin de lui, et où nous en avions pris conscience.

 

Il n’y a jamais de bon moment pour mourir, certes. Mais la mort de Bruno Latour est une des plus inopportunes, des plus intempestives, qui soit, une de celles qui se trouve avec son temps dans le rapport le plus contrarié qu’on puisse imaginer, une mort décidément à contre-temps. .

 

D’abord par la manière dont elle est venue dans sa vie, dans nos vies. Il a beau l’avoir anticipée depuis plusieurs années, y avoir préparé les très nombreuses personnes (dont je faisais partie) pour qui il comptait personnellement – et je n’ai jamais vu quiconque mettre tant de soin et d’attention à adoucir sa propre mort à celles et ceux qu’il laissait –, il avait témoigné ces dernières années d’une capacité si étonnante à la tromper, cette mort, porté qu’il semblait être par une joie si vive de penser, un désir si intense d’infléchir autant qu’il le pouvait le cours du monde, que la mort même semblait reculer étonnée (beaucoup se souviendront de ces conversations, de ces conférences, de ces entretiens, où la joie de travailler un problème commun l’animait au point qu’il semblait oublier la maladie et la douleur, le désir de penser se confondant sous nos yeux bouleversés avec la vitalité même), il avait réussi à faire mentir déjà à tant de reprises les plus sombres pronostics médicaux, que nous avions fini par ne plus y croire qu’à moitié, de sorte que cette mort est arrivée finalement un peu par surprise. Comme, sans doute, il faut que la mort arrive : malgré tout.

 

Mais cette mort paraît surtout à contre-temps par la manière dont elle s’inscrit dans l’histoire tout court, dans l’histoire collective. Car elle arrive au moment même où Latour connaissait enfin la consécration qu’il avait méritée, et que son pays en particulier, la France, lui avait longtemps refusée. Elle arrive surtout au moment où nous avions le plus besoin de lui, et où nous en avions pris conscience. J’ai pu écrire que nous étions entrés désormais dans un « moment latourien », que cet adjectif, « latourien », permettait de dire quelque chose sur la texture spécifique de notre présent, sur la figure spécifique du présent qui est la nôtre, aujourd’hui, maintenant[1].

 

Cruelle ironie de l’histoire : c’est au moment où il est susceptible d’être le plus efficace, parce qu’il est à la fois pertinent et écouté, qu’il disparaît. Il s’absente de ce temps même dont il nous rend contemporains mieux que personne. Curieuse situation, tout de même ! Il n’est pas si facile d’être son propre contemporain : on passe au contraire sans effort à côté de ce qu’il y a de plus précis, de plus spécifique dans nos problèmes (et les décennies d’inaction climatique illustrent cela parfaitement). Latour au contraire nous a aidés mieux que personne à redevenir nos propres contemporains. Et voilà donc qu’au moment même où nous nous tournions de plus en plus vers lui pour ne plus perdre ce contact que nous commencions à établir avec nous-mêmes, nous le perdons, lui. Comme si nous ne pouvions décidément habiter qu’un présent déserté, désorienté, désaxé, comme si quelque chose de ce temps refusait obstinément d’être dans un rapport de plus grande rigueur, de plus grande clarté, avec lui-même.

 

Cela dit peut-être quelque chose de profond et d’essentiel de notre temps : que nous ne pourrions avoir qu’un rapport faux, décalé, bancal avec nous-mêmes. Et à vrai dire Latour n’a jamais cessé de soutenir ce point : la Modernité se caractérise par cette extraordinaire capacité qu’elle a de se donner d’elle-même une image mystifiée. Les Blancs ont la langue fourchue, s’amusait-il à répéter [2]. Et la tâche la plus constante de son œuvre peut bien être résumée par le sous-titre de son dernier grand ouvrage théorique, de son opus magnum : une anthropologie de la modernité[3].

 

Je crois qu’il ne saurait y avoir de meilleure manière de rendre hommage à Bruno Latour, qu’en étant fidèle à son esprit, qui n’était pas de déploration sur notre sort ou de critique du monde tel qu’il va, mais bien de mobilisation collective dans le traitement de problèmes réels, qu’il s’agit de mieux déterminer afin de mieux les prendre en charge, non parce qu’on a quelque devoir abstrait envers ces problèmes, mais parce que la seule vraie joie vient de ce qu’on agit ses problèmes au lieu de les subir. Latour ne voulait pas qu’on chante des louanges de sa personne ou de son œuvre. Il voulait qu’on contribue, en parlant de lui, à traiter le problème qui littéralement le faisait vivre. Si nous sommes en deuil aujourd’hui collectivement, si nous devons ressentir la cruauté singulière de cette mort à contre-temps, c’est qu’elle nous prive d’un des alliés les plus précieux que nous ayons eus ces derniers temps pour faire face au grand défi civilisationnel qui est le nôtre aujourd’hui, et auquel il avait donné un nom précis : faire atterrir la Modernité.

 

C’est une des grandes leçons de ce que les historiens et les historiennes de la pensée appelleront sans doute le « denier Latour » que d’avoir œuvré inlassablement pour nous aider à comprendre l’événement qui constitue notre présent, et dont le bouleversement climatique est une des manifestations les plus spectaculaires, mais non la seule, puisque l’effondrement de la biodiversité, la réduction de la surface terrestre non artificialisée, la pollution aux microplastiques, etc., en font aussi partie. Or le problème est, comme toujours, de bien comprendre le problème. L’urgence du présent est de comprendre quel problème particulier, spécifique, singulier, pose ce présent. Et Latour avait fini par avoir sur ce point un énoncé clair : il s’agit de savoir comment faire revenir dans les limites planétaires un certain mode d’habitation terrestre qui s’est appelé Modernité.

 

Au fond, toute son œuvre aura consisté en ceci : relativiser les Modernes. On pourra douter de la pertinence de ce mot : Modernité. On se souviendra sans doute que de très nombreux et très grands esprits ont tenté de dire quelque chose de clair sur ce point (de Baudelaire à Foucault, en passant par Weber, Durkheim, Heidegger, Arendt, Blumemberg, Habermas, Lyotard, Koselleck, Beck, etc. – pour ne mentionner que les plus explicites) et qu’on ne peut pas dire qu’ils soient arrivés à quelque chose de très convaincant. On peut donc être tenté de laisser tomber le terme pour parler d’autre chose : du capitalisme, du monde industriel, de la colonisation, voire de tel ou tel processus ou événement historique bien identifié… Latour se distingue dans ce concert par la fermeté paradoxale avec laquelle il a tenu finalement sur l’énigme du moderne.

 

 Nous n’avons jamais été modernes voulait dire deux choses à la fois : premièrement, nous (les « modernes) ne sommes pas exceptionnels, radicalement différents de tout ce qui a eu lieu, mais nous sommes néanmoins différents ; deuxièmement, « modernité » est un mot qui empêche de décrire correctement cette différence, cette spécificité, les traits propres de cet événement qui est arrivé d’abord dans certaines sociétés avant de s’étendre, par le biais de la colonisation – puis de la décolonisation ! –, à l’ensemble des terres habitées, puis d’emporter finalement la planète Terre elle-même dans ses propres emportements précipités.

 

Car c’est un fait : on pourra douter tant qu’on voudra de l’existence d’un grand événement venant couper l’histoire en deux, avec d’un côté les « modernes », de l’autre toutes les autres formes d’existence humaine (the West and the rest, comme on dit en général ironiquement en anglais), on sera forcé de reconnaître qu’un grand événement, de nature planétaire, est bien arrivé récemment. Il suffit de regarder les courbes de ce qu’on appelle la Grande Accélération, ou de s’intéresser aux discussions des géologues autour de la datation exacte de la notion d’Anthropocène, pour constater que quelque chose s’est bien passé récemment (entre la fin du xviiie siècle et le milieu du xxe siècle) qui a entraîné une discontinuité radicale dans l’existence non seulement de certaines sociétés humaines, mais de tous les êtres terrestres, humains et non humains.

 

Là encore, le bouleversement climatique en est le symbole désormais le plus clair pour la conscience collective. Mais l’expression même de « sixième extinction » pour caractériser ce qui arrive aujourd’hui à la biodiversité mondiale dit quelque chose de l’espace de comparabilité de cet événement dont nous sommes contemporains : notre présent se distingue des autres d’une manière qui n’est comparable qu’à cinq événements ayant eu lieu sur les 5 milliards d’années d’histoire de la Terre. Certes, on discute de la pertinence du mot de « sixième extinction », mais le fait même qu’on en discute donne déjà une idée du cadre de la discussion : il se mesure en milliards d’années.

 

L’originalité de Latour dans le champ intellectuel contemporain tient à ce qu’il n’a jamais cédé sur la conviction profonde que quelque chose avait bien eu lieu, mais qu’on ne savait pas le décrire. Le mot « modernité » est au fond pour lui plutôt le nom d’une question que d’une réponse. S’il est préférable à d’autres termes (capitalisme, anthropocène, industrialisme, technoscience, etc.), c’est qu’il est plus obscur, plus discutable, plus controversé, et nous oblige de ce fait à ne pas croire trop vite que nous avons compris la question. C’est aussi, comme je l’ai dit, que ce terme a tendance à bloquer de l’intérieur les descriptions correctes qu’on pourrait en donner. Pour une raison simple : « modernité » veut dire « qui s’impose si on veut être contemporain de sa propre histoire ».

 

C’est cette évidence du moderne que Latour n’a jamais cessé d’interroger. Qu’il y ait modernisation, cela est sans doute un fait, encore énigmatique. Mais qu’elle soit nécessaire, qu’elle soit une simple réponse à des besoins intrinsèques du cœur humain ou à des nécessités inévitables du « développement », voilà qui est une propagande, discutable d’un point de vue normatif, mais surtout inacceptable d’un point de vue descriptif, parce qu’elle nous empêche de décrire correctement cet événement en le rapportant à sa contingence. Nous n’avons jamais été modernes veut dire : il n’a jamais été nécessaire que nous le devenions.

 

Tel est le sens de l’expression que j’ai utilisée (bien qu’elle ne se trouve peut-être pas comme telle dans le texte de Latour) : relativiser les modernes. C’est-à-dire : décrire quel choix précis caractérise la modernité, en le contrastant avec d’autres, possibles aussi, consistants dans leur ordre, susceptibles, peut-être, de coexister avec celui-là. C’est ainsi qu’il faut comprendre son travail inaugural sur les sciences. La grande légende sur l’invention des sciences modernes consiste simplement à dire que des gens très intelligents et très libres intellectuellement (comme Galilée ou Newton) auraient trouvé les moyens de décrire la réalité telle qu’elle est sans nous laisser parasiter par nos préjugés ou nos superstitions.

 

Faire une anthropologie des sciences, comme Latour l’a proposé dans son premier livre, avec Steve Woolgar, La vie de laboratoire, publié pour la première fois en anglais en 1979[4], c’est mettre de côté cette légende pour décrire ce que font les scientifiques au travail[5]. Et, surprise, on ne voit pas tant des gens qui tentent de se débarrasser de leurs préjugés pour faire face à la réalité nue, mais au contraire des gens qui dépensent beaucoup d’ingéniosité et d’énergie à produire des réalités d’un genre très spécifique, très particulier : des objets et des faits scientifiques. La formule moléculaire de l’hormone que cherchait à identifier le professeur Guillemin dans le laboratoire où Latour a fait son premier terrain d’ethnographie des modernes est une entité d’un genre tout à fait différent des esprits d’abeilles qui est « instauré » par les pratiques du shaman amazonien Davi Kopenawa[6]. Il n’est pas plus réel, mais autrement réel. Cette différence lui donne certainement une prise sur le monde que nulle autre ne peut donner, lui permet éventuellement de faire alliance avec plus d’intérêts de toutes sortes et donc d’acquérir puissance et autorité, mais pas avec tous les intérêts cependant, et donc au prix d’un choix, d’une sélection, parfois, souvent même, d’une destruction : toute la question de Latour aura été, jusqu’à la fin de sa vie je crois, de savoir si on pouvait faire coexister ces réalités différentes. Et au-delà de cette question de savoir si cette pluralité de réalités ne permettait pas d’avoir un rapport plus juste à la réalité en général, en renonçant à croire qu’elle puisse être autre chose que la matrice de cette pluralité. C’est là l’horizon proprement métaphysique de son œuvre, au sens où elle répond à une bien vieille question philosophique : en quoi consiste donc être[7]?

 

Le grand malentendu sur l’expression « relativiser » consiste à croire qu’en relativisant quelque chose on cherche à lui enlever une partie de sa dignité, alors qu’on cherche simplement à le décrire plus précisément, à spécifier avec plus de rigueur précisément cette dignité même, en la caractérisant par contraste avec d’autres manières alternatives de faire. C’est par amour des sciences et d’une certaine manière par amour des modernes que Latour a cherché à les relativiser : montrer ce qui en elles étaient si singulier, si original, si irremplaçable, sans qu’il soit nécessaire pour cela de penser que tous les savoirs devraient devenir scientifiques ou que toutes les formes de vie devaient devenir « modernes ».

 

Il ne faut pas oublier que Latour a forgé ce projet intellectuel d’une anthropologie de la Modernité en Afrique, et plus précisément dans la Côte d’Ivoire en pleine décolonisation permanente, puisqu’il l’a fait pendant sa coopération, alors qu’il devait rédiger un rapport pour l’ORSTOM sur les difficultés que rencontraient les entreprises à « ivoiriser » leur personnel[8].

 

Ce texte est une formidable enquête sur le racisme et sur les apories de la « modernisation », qui montre à quel point celle-ci est inséparable de la question coloniale. Relativiser les modernes, c’est aussi se rendre compte à quel prix la modernisation s’implémente dans les vaisseaux capillaires d’une forme d’existence collective, par quelles opérations de traduction, de violence, de malentendus, elle s’impose comme le seul avenir possible d’une société. Il a lui-même souvent raconté qu’il avait forgé son projet d’une anthropologie des modernes en réalisant qu’on pouvait retourner les outils que les anthropologues utilisaient pour décrire des sociétés « non-modernes », leurs « rituels », leurs « croyances », leurs « coutumes », sur les grandes institutions de la modernité elle-même : les sciences, les techniques, le droit, la religion, la politique, etc. On peut dire que le présupposé fondamental de toute l’œuvre de Latour (comme d’ailleurs de celle de Lévi-Strauss, avec laquelle elle partage bien des traits), est la décolonisation : comment aller jusqu’au bout de la décolonisation de nos modes de pensée[9].

 

Tel est donc le premier contexte du projet de relativisation de la modernité : la question coloniale. Mais l’œuvre de Latour n’aurait pas été ce qu’elle est pour nous aujourd’hui s’il n’avait pas pris acte très tôt qu’un deuxième contexte justifiait l’urgence d’une telle entreprise (une anthropologie des modernes) : la question « écologique », et plus exactement la question « éco-planétaire ». Il faut ici rappeler que c’est dans Nous n’avons jamais été modernes, publié juste après la chute du Mur de Berlin, au tout début des années 1990, que Latour explique que la prise de conscience du réchauffement climatique (avec le début du cycle des négociations climatiques internationales qui aboutira au Sommet de Rio) constitue désormais le cadre problématique inévitable de toute réflexion sur la Modernité : « La tenue à Paris, à Londres et à Amsterdam, en cette même glorieuse année 1989, des premières conférences sur l’état global de la planète symbolise, pour quelques observateurs, la fin du capitalisme et de ces vains espoirs de conquête illimitée et de domination totale de la nature[10]. » Au moment même où le monde cesse d’être divisé en deux blocs et où le « modèle » euro-américain semble n’avoir plus d’obstacle interne, une frontière externe apparaît : celle de ce qu’on n’appelait pas encore les « limites planétaires ». La promesse moderne bute sur un mur, qui ne divise pas deux portions terrestres, mais la Terre elle-même de sa propre fragilité : on dira plus tard qu’il faudrait 5,2 planètes pour que les modes de vie étatsunien puisse être étendu à tous les êtres humains – il n’y a pas de place pour le projet « moderne ».

 

Désormais l’expression relativiser les modernes change de sens : il ne s’agit plus de savoir quelles sortes de réalités particulières ou d’agencement d’humains et de non-humains les modernes fabriquent par contraste avec les autres, et comment les définir de manière plus réaliste par ce biais, mais quelle sorte de terrestres ils sont, comment ils s’insèrent dans les chaînes terrestres pour construire leur mode de vie et ce que cela fait à cette Terre même qui est à la fois la condition et l’effet de toute habitation terrestre. Il faudra encore plusieurs décennies pour que Latour aboutisse à une formulation claire de ce problème, et on ne peut pas dire que le dernier état de sa réflexion sur le sujet soit celui auquel il se serait arrêté s’il lui avait été donné de continuer son travail, ses enquêtes, sa réflexion. Mais il ne fait guère de doute qu’il aura consacré son intense énergie intellectuelle lors des 15 dernières années à élaborer aussi rigoureusement que possible ce problème, en alliance avec un nombre considérable d’autres personnes autour de lui, comme il savait toujours le faire. Il aura fini par élaborer une formule de ce genre : l’enjeu du présent est de réencastrer les modes de vie modernes dans les limites terrestres. Pour employer une expression de mon cru, les Modernes sont les terrestres déterrestrialisés, qui habitent la Terre en ne cessant d’impenser, de négliger, leur propre condition terrestre, et l’enjeu du présent est de les reterrestrialiser.

 

Mais il faut bien être attentif à ne pas interpréter cette formule comme si elle impliquait que la Terre était une réalité finie, aux frontières fixes comme les murs d’une maison, qu’on ne pourrait pas déplacer. La Terre, ce qu’il a appelé Gaïa, est une entité active, dynamique, historique, qui réagit aux actions des terrestres qui y vivent et en vivent[11]. La question n’est donc pas de se résigner à l’existence de limites externes, mais plutôt de devenir plus intensément et précisément sensibles à notre propre condition terrestre, c’est-à-dire à la manière dont nous infléchissons les dynamiques planétaires par la manière même dont nous occupons la Terre, dont nous nous faisons un séjour terrestre. Car la situation présente est certes angoissante et pleine de deuils présents et à venir : les espèces se meurent, les paysages se modifient plus vite que les vivants ne peuvent le supporter, les forêts brûlent, la guerre revient tambouriner à nos portes… Mais elle a aussi quelque chose d’une chance – et cette ambivalence est typiquement moderne.

 

Pour la première fois peut-être dans l’histoire de l’humanité nous avons la possibilité de vivre dans un rapport plus étroit, plus intime, avec cette condition planétaire qui est de fait la nôtre, qui l’a toujours été, qui l’a été depuis qu’il y a de la vie sur Terre (car Latour n’a jamais raté une occasion de rappeler que ce sont les vivants qui ont climatisé la Terre, que ce sont les bactéries qui ont modifié l’atmosphère terrestre de telle sorte que d’autres vivants puissent y proliférer, et c’est la leçon qu’il a tirée de James Lovelock et de Lynn Margulis à qui il a repris le mot de « Gaïa », pour désigner précisément cette interaction circulaire entre le tout et ses parties, la Terre et les terrestres). Nous savons désormais qu’en choisissant un séjour terrestre pour nous, nous choisissons une Terre. Quelle Terre ? Telle est la question.

 

Il y eut beaucoup d’incompréhensions lorsque Latour s’est mis à parler récemment d’une pluralité de Terres, disant par exemple que la Terre de Trump était différente de la nôtre[12]. « Comment ? », s’est-on indigné, « n’y a-t-il pas une seule planète ? N’est-ce pas un fait astronomique et même une leçon précisément des sciences du Système-Terre dont vous dites faire grand cas ? Voilà donc où nous mène votre relativisme ! On avait cru que vous vous étiez calmé avec ces âneries et vous revoilà à nous tenir des propos aberrants. Pas plus qu’il n’y a plusieurs réalités, il n’y a plusieurs Terres. Il n’y a qu’une réalité : la réalité scientifique. Et une seule Terre : celle qu’étudient les sciences de la Terre. » Pourtant, Latour était bien plus proche de l’enseignement même de ces sciences en disant que ce que la Terre était non pas un état fixe défini par un certain nombre de paramètres biogéochimiques, mais bien un système loin de son propre équilibre et qui n’existe finalement qu’à travers une histoire, de sorte que chaque état doit bien plutôt être décrit comme un ensemble d’avenirs alternatifs possibles coexistant les uns avec les autres.

 

Bien sûr il n’y a qu’une seule Terre, mais cette unicité de la Terre est précisément celle de la coexistence sur place de plusieurs devenirs alternatifs, donc certains sont incompatibles avec les autres. Être terrestre, c’est avoir à choisir sa terre. Nous sommes toujours en train de terraformer la Terre. Le problème est qu’aujourd’hui nous la terraformons à l’envers, ou plutôt le problème est qu’une manière d’habiter la Terre détruit aujourd’hui les possibilités pour d’autres terrestres de projeter d’autres perspectives d’avenir pour la Terre, d’autres lignes de terraformation. Car une Terre réchauffée de 3 ou 4 degrés non seulement détruira un très grand nombre de terrestres, humains et non-humains, mais en plus imposera une condition d’existence déterminée à de très nombreuses générations de terrestres, pendant des centaines, voire des milliers ou des dizaines de milliers d’années. Les gaz à effet de serre répandus dans l’atmosphère prendront beaucoup de temps à en disparaître, les déchets radioactifs le resteront parfois pour des centaines de milliers d’années, les molécules de synthèse modifieront peut-être substantiellement les structures chimiques terrestres d’une manière indélébile et avec des conséquences imprévisibles, etc. Les Modernes ont préempté l’avenir de la Terre.

 

Faire atterrir les Modernes, c’est donc rouvrir la pluralité des projections terrestres. C’est aussi réfléchir aux conditions sous lesquelles la modernité pourrait coexister sur la même Terre avec d’autres formes d’habitation terrestre, sans les éradiquer ou les soumettre : l’unicité de la Terre est une unicité diplomatique. La Terre, c’est justement ce qu’une pluralité de projections terrestres doivent nécessairement partager. Faire revenir les Modernes sur Terre c’est savoir ce qu’il faut modifier de leurs institutions pour qu’ils cessent de préempter l’intégralité de l’espace et de l’avenir de la planète. Cela aussi est une manière de les relativiser : les modernes apprendront quel genre de terrestres ils sont quand ils sauront à quelles conditions ils peuvent coexister, avec leur différence ou leur particularité propres, avec d’autres manières d’être terrestres. Ils se connaîtront quand ils connaîtront  ils sont sur Terre, c’est-à-dire quel genre de terrestres ils peuvent être une fois qu’ils ont cessé de croire qu’ils peuvent se déterrestrialiser…

 

Je le répète : cet atterrissage n’est pas triste, il n’est pas frustrant. Il est difficile, certes, mais il offre aussi une opportunité unique : l’opportunité de se rendre plus sensibles à une certaine vérité de notre condition, la condition terrestre. On parle en anglais d’une « once in a lifetime opportunity » (une chance qui n’arrive qu’une fois dans la vie). Je crois qu’on peut bien dire que la catastrophe écoplanétaire dont nous sommes contemporains est une sorte de « once in a species-time opportunity » : la chance unique qui nous est donnée de nous rapprocher au plus près de notre propre condition terrestre, à la fois au sens général (puisque nul n’est plus branché sur les dynamiques terrestres que ce mode de vie moderne qui a « réveillé Gaïa », chaque particule de gaz à effets de serre que nous émettons désormais dans l’atmosphère contribuant à accélérer le réchauffement) et au sens particulier (puisqu’on comprendra mieux les terrestres que nous sommes en nous comparant avec les autres avec qui on coexiste).

 

Se réencastrer dans les limites planétaires ne consiste donc pas du tout à se limiter, à se priver, mais à gagner, gagner en vérité, gagner en intensité, gagner en précision : en nous réappropriant notre propre condition terrestre, nous ajoutons au monde… Certes, tout cela peut mal tourner, et les probabilités tendent plutôt à modérer l’optimisme, mais je crois qu’il serait contraire à l’esprit de Latour, du moins à ce que j’ai perçu de ses textes et de sa fréquentation, que de se contenter des légitimes angoisses et tristesses que suscite cette situation pour encourager à le lire. Il faut lire Latour parce qu’il nous donne des outils pour vivre mieux. Nul mieux que Latour n’a réalisé à mes yeux la grande leçon de Spinoza : il n’y a pas de vérité sans joie. Latour est un penseur joyeux.

 

Un seul projet donc, une anthropologie des modernes en vue de les relativiser, projet qui s’est déplié dans de très nombreuses enquêtes (sur les sciences, les techniques, le droit, la religion, l’économie, la politique, etc.), a traversé de nombreuses communautés (la sémiologie des sciences, les Science and Technology Studies ou STS, la « Théorie de l’Acteur-Réseau » ou ANT, la sociologie pragmatique, le tournant ontologique en anthropologie, les théories de Gaïa… la liste complète serait très longue), qui en a fondé certaines d’ailleurs, éventuellement pour aller ensuite ailleurs, renouvelant les manières de penser un peu partout où il passait, mais cependant avec un fil cohérent, qu’il a su mettre en évidence dans son grand œuvre (Enquête sur les modes d’existence, en 2012). Et cependant deux conditions historiques qui se sont à la fois succédées et ajoutées l’une à l’autre pour définir la nature du problème auquel ce projet répond et qui scande en somme cette trajectoire : la décolonisation d’abord, puis l’écologisation ensuite, ou peut-être peut-on dire en reprenant les termes d’un des nombreux alliés de Latour, le grand historien Dipesh Chakrabarty, la globalisation d’un côté et la planétarisation de toutes les questions sociales et politiques de l’autre[13], deux conditions qui obligent à développer des outils différents pour décrire la relativité des modernes et forment donc les deux temps de cette œuvre…

 

 

Voilà en somme comment je proposerais de décrire schématiquement l’impressionnante trajectoire intellectuelle de Latour, afin de donner une petite carte portative à celles et ceux qui voudraient s’y lancer : une immense entreprise de relativisation interne de la Modernité qui est passée d’un côté par une anthropologie décoloniale des modes d’existence et de l’autre par une diplomatie des manières d’être terrestres.

 

Mais il faudrait ajouter à ce croquis un aspect important : la philosophie. Latour me semble avoir toujours eu à la philosophie un rapport d’une extrême subtilité. Il lui arrivait de refuser de se décrire comme philosophe, ou de se présenter comme un philosophe amateur, alors qu’il avait bien sûr une formation de philosophe professionnel (agrégation et thèse, professorat) et que sans doute son véritable amour intellectuel était quelque part par là. Il semble avoir fait un effort ces derniers temps pour revendiquer plus nettement un statut philosophique pour son œuvre, et c’est un des enjeux de l’Enquête sur les modes d’existence. Mais l’originalité profonde de sa démarche philosophique est qu’elle s’est toujours voulue empirique (n’existant qu’à travers des enquêtes de terrain) et pluraliste (se refusant à réduire ce qu’il étudiait à autre chose qu’à ce que cet objet d’étude proposait comme son horizon de réalité). Cela a pour conséquence que la philosophie n’a plus de terrain en quelque sorte séparé : elle existe à travers des enquêtes anthropologiques, sociologiques, historiques, artistiques… Et pourtant elle est partout dans cette œuvre. Et il finira lui-même par reconnaître que son projet s’y inscrit intégralement.

 

 

J’ai la profonde conviction qu’on n’a toujours pas pris la mesure de ce que son travail apporte à la philosophie, non seulement du point de vue des contenus, des thèses qu’on est susceptible d’en tirer, mais aussi du point de vue de la compréhension du statut de cette discipline. Il est si vrai que Latour est philosophe qu’on ne pourra pas philosopher de la même manière après Latour.

 

De toutes manières, je ne peux terminer ce texte écrit dans le feu du deuil sans dire tout simplement que cette œuvre est interrompue, certes, mais qu’elle n’est en rien achevée. Il se trouve que cette force d’agir si singulière qui avait pour nom Bruno Latour est désormais dispersée dans ses livres, dans ses propos, dans ses images, dans les souvenirs que nous avons de son exemple, dans l’inspiration qu’il laisse à celles et ceux qu’il a mis au travail, et qui seront sans cesse toujours en nombre croissant. Mais bien que Bruno Latour continue d’une certaine manière à exister parmi nous, du fait de son décès, quelque chose est perdu, qui est irremplaçable, perdu non pas seulement pour celles et ceux qui l’aimaient et vivaient avec lui et à qui bien sûr je ne peux m’empêcher de penser à chaque ligne de ce texte, mais perdu pour tout le monde, perdu pour tous les contemporains, qui deviennent encore plus contemporains les uns des autres dans cette perte même. Les deuils collectifs sont étranges et difficiles à comprendre. Je voudrais donc dire pourquoi nous devons être en deuil aujourd’hui, même quand on ne connaissait pas Latour.

 

Un aspect frappant de la fréquentation de Bruno Latour et de son œuvre est son caractère imprévisible : il suffisait de ne pas l’avoir vu pendant un mois pour découvrir de nouvelles idées, des champs de recherche inconnus dont le caractère crucial pour son propre travail sautait soudain aux yeux, repartir avec plein de livres à lire et de choses à découvrir. Il y a des pensées qui, l’âge arrivant, semblent avoir donné tout ce qu’elles pouvaient. Ce n’était pas le cas de celle de Latour. S’il y a un deuil à faire, s’il y a lieu d’être triste, c’est qu’on perd beaucoup de choses que précisément on ne connaît pas car seul Latour sans doute nous aurait permis de les découvrir. Il avait une capacité extrêmement rare à aller dans les angles morts de notre pensée et de notre existence, à nous faire voir soudain qu’il existait un autre point de vue d’où les horizons changeaient, d’où les questions se simplifiaient, fût-ce en se multipliant, où aussi le désir se réveillait, le courage de penser et d’agir. La joie caractéristique de la pensée de Latour tient beaucoup à cela : on sort toujours augmenté de sa fréquentation.

 

Avec Latour, nous perdons un peu de notre vue, collectivement, nous perdons un formidable appareil optique. Il a déclaré récemment que le grand événement de l’année à ses yeux était le lancement du James-Webb Telescope. Il y avait en Latour quelque chose d’un James Webb Telescope tourné vers nous. La mort de cet homme est comme le crash de ce formidable instrument.

 

Nous ne pourrons faire mieux pour honorer sa mémoire que de continuer à travailler avec joie, ardeur, enthousiasme, passion, rigueur, humour, inventivité, solidarité, sororité, à pallier tant bien que mal cette perte, en nous inspirant de ce qu’il a nous laissé pour mieux deviner ce qu’il aurait pu encore nous donner. Cet inconfort, entre deuil et gratitude, entre solitude et survivance, entre conscience de nos angles morts et détermination à ouvrir nos horizons, me semble, après tout, une manière assez juste de caractéristiser notre présent. Nous sommes et nous restons dans un moment latourien.

 

Patrice Maniglier

PHILOSOPHE, MEMBRE DU COMITÉ DE RÉDACTION DES TEMPS MODERNES

11 mai 2020

 

Pendant que JF. Collin répondait au questionnaire de Bruno Latour proposé dans AOC je pensais à mai 68 ICI 

Partager cet article
Repost0
14 octobre 2022 5 14 /10 /octobre /2022 07:00

 

J’ai lu avec plaisir Alto Braco de Vanessa Bamberger.

Alto braco

L’Aubrac, l’Alto Braco, le haut lieu, il est rare que dans un roman, en l’occurrence Alto Braco de Vanessa Bamberger chez Liana Levi, on écrive avec autant de justesse, de précision, avec finesse et humour, les réalités de l’élevage dans cet Aveyron plus connu pour ses exilés parisiens que pour ses vaches.

ICI 

 

En passant du côté des filles suis allé marauder à la librairie d’en face où, sans même consulter la 4e de couverture j’ai acquis L’Enfant parfaite de Vanessa Bamberger, que ce patronyme me rappelle son précédent livre. Le cerveau est vraiment une étrange machine, guidant mon choix sans référence explicite.

 

Si, il y en avait une : le titre L’Enfant parfaite

 

Couverture du livre « L'enfant parfaite » de Vanessa Bamberger aux éditions Liana Levi

 

Dès l’école primaire et pis encore dans le secondaire : l’impératif de réussite, pour les adolescents du haut du panier des couches éduquées, est tel qu’aucune imperfection n’est plus tolérée.

 

Terrifiant !

 

« Roxane assume sans se leurrer : soutien de sa mère, responsable de la conservation de cette foutue perfection, léguée par son père, Roxane bien seule face à des adultes-enfants qui en font un accessoire de leurs fantasmes de lignée, Roxane victime de la bêtise, d’un système qui proclame « marche ou crève », mais soit belle, aussi, lisse, transparente. Roxane, héroïne tragique de l’indifférence ordinaire.

 

Quel formidable et émouvant roman ! Féroce, acide, vrai, utile. Un monde d’adultes absents, dévots du culte de la perfection par procuration, celle de leur progéniture, incapables d’assumer leurs manquements... »

 

On vole aux enfants leur enfance…

 

Je viens de découvrir sur la Toile un Entretien avec Vanessa Bamberger : la souffrance à l’école est-elle un passage obligé ?

 

"L’Enfant parfaite", l’itinéraire glaçant d’une bonne élève comme les autres ICI

 

La souffrance à l’école est-elle un passage obligé ?

 

C’est en tout cas le sentiment de François, chirurgien, l’un des deux protagonistes de L’Enfant parfaite de Vanessa Bamberger (Liana Levi). Il partage le livre avec Roxane, une excellente élève qui entre en classe de première S dans un lycée parisien réputé. L’un et l’autre ne se connaissent pas vraiment, François est un vieux copain du père de Roxane, exilé dans le Sud de la France après son divorce. L’un et l’autre seront toutefois unis par le drame. La musique et la médecine sont comme une portée sur laquelle s’inscrit l’histoire, de Bach à Nekfeu, des classiques joués par la mère altiste de Roxane et écoutés par François, jusqu’au rap qui berce et épaule Roxane dans son quotidien sous pression.

 

Une petite musique tendre ou féroce sur laquelle se déclinent les variations de l’amitié entre ados, avec, en miroir, l’amitié des hommes mûrs, la peur de l’échec de la mère musicienne en parfaite symétrie avec celle de Roxane, et l’immense solitude qui contient chaque personnage dans la fiction de la vie qu’il se fait.

 

L’ouverture du roman n’est autre que le Serment d’Hippocrate et donne le ton : aussi banale que soit devenue la consultation chez un médecin, une prescription engage la vie et la responsabilité non seulement du patient mais du médecin. Sur le papier, cela semble très solennel et d’une solidité imparable, mais Vanessa Bamberger sait à merveille ébranler les fondements de ce mur déontologique, soumis à l’épreuve du quotidien.

 

Un médecin peut respecter le serment qu’il a prononcé et se retrouver pourtant dans une zone grise, entre responsabilité et culpabilité. Dans L’Enfant parfaite, l’impératif de réussite est tel qu’aucune imperfection n’est plus tolérée. La vie de nos ados est devenue si exigeante, si stressante, que la crise d’acné qui frappe Roxane fait basculer la jeune fille dans une vraie détresse psychologique. Qu’est-ce qui, dans ce roman, est à l’origine du drame, la prise d’un médicament aux effets secondaires douteux ou un contexte social et personnel ?

 

Vanessa Bamberger invite à répondre à cette question par une réflexion sur la nuance et les fragilités. Un roman qui ne juge pas, mais qui excelle à raconter une histoire qui nous ressemble.

 

Karine Papillaud

 

 

 

Entretien avec Vanessa Bamberger : « L’enfant parfait, ça n’existe pas »

 

 

- L’Enfant parfaite raconte le crash d’une jeune fille de 17 ans qui subit une pression scolaire intense et les bouleversements de son âge. Comment ce sujet vous est-il venu ?

 

Il y a quelques années, ma fille aînée a fait sa rentrée en première S. Elle avait toujours été excellente élève. Tout d’un coup, elle n’y arrivait plus, en maths en particulier. Ça a été le drame : la boule au ventre, les insomnies, le stress absolu. Le discours du corps enseignant accentuait son angoisse.  Le premier jour de classe, les profs avaient dit aux élèves : « attention, dès maintenant toutes vos notes comptent ; si vous ratez votre premier trimestre, vous n’aurez aucune chance d’entrer dans une bonne prépa ». Je me suis demandé ce qui se serait passé si elle n’avait pas été entourée, suivie, si elle n’avait pas réussi à remonter ses notes. Quant à la crise d’acné dont est victime Roxane, mon héroïne, j’ai pu observer autour de moi à quel point cette maladie impactait la psychologie des ados qui en sont victimes. Ils n’osent même plus croiser le regard des autres.

 

 

- L’Enfant parfaite, est-ce La Boum version 2020 ? Les ados ont-ils changé ?

 

Ce qui continue de caractériser les ados, c’est cette frontière entre deux mondes sur laquelle ils se tiennent en équilibre. Leur fragilité, leur besoin d’être aimés, regardés. Bien sûr, avec les époques, leur comportement se modifie… leur apparence, leur langage, leur sexualité. L’environnement influe.  En ce moment, on ne peut pas dire qu’ils sont gâtés. Entre la crise écologique, le terrorisme, la crise économique, la montée des extrêmes, et maintenant la crise sanitaire… L’horizon semble bouché. Et on leur demande de se projeter dans un monde dont on ne sait pas comment il va évoluer. Alors oui, je pense qu’ils ont changé au sens où ils ont perdu de leur insouciance.

 

 

- La solitude des adolescents tient-elle aux nouveaux modes de vie ou est-ce un invariant ?

 

Avant les réseaux sociaux, à condition que tout se passe bien à la maison, celle-ci avait valeur de refuge. Aujourd’hui, à cause des smartphones, les ados continuent d’être sous le feu du regard des autres, même après l’école, ça ne s’arrête jamais. C’est la comparaison permanente. Je crois que cela peut contribuer à renforcer le sentiment de solitude que tout adolescent expérimente à un moment donné.

 

 

- L’école est un lieu de violence, entre harcèlement et pression scolaire. Est-ce pour vous un fait nouveau et quelle responsabilité prennent les adultes ?

 

L’école a toujours été cruelle. Mais c’est vrai que le phénomène du harcèlement prend de l’ampleur. Il y a aussi ces votes organisés sur les réseaux sociaux par certains élèves qui publient anonymement deux photos en demandant aux autres de décider qui est le plus beau, le plus « stylé » … C’est très violent. Quant à la pression scolaire… Elle a toujours existé dans les filières d’élite car le système français est concurrentiel, compétitif.  Mais il l’est de plus en plus car il n’y a pas assez de place pour tout le monde, alors la pression augmente.  Les parents ont peur pour leurs enfants, peur qu’ils ne trouvent pas de travail, donc ils en rajoutent.

 

 

- Vous n’avez pas 16 ans, comment avez-vous travaillé pour vous couler dans cette langue et ce regard sur le monde ?

 

Je voulais que la voix de Roxane ait l’accent de la vérité. J’ai rencontré beaucoup d’ados et de jeunes adultes, en individuel et en groupe. J’essayais de me faire oublier pour qu’ils se parlent entre eux naturellement. C’est assez étonnant, d’ailleurs, entre la vitesse d’élocution et le vocabulaire, par moments je ne comprenais rien du tout à ce qu’ils racontaient !

 

D’ailleurs j’ai ajouté un lexique à la fin du livre. Ce qui est surprenant aussi, c’est la façon avec laquelle ils passent d’une langue à l’autre dès qu’ils sont en présence d’adultes. Quand je me risquais à employer leur vocabulaire pour « faire genre », ils me regardaient de travers. Pour eux, j’étais la daronne ! À chaque fois que je terminais un chapitre Roxane, je le lisais tout haut à ma fille et ses amis. Ils me disaient alors ce qui n’allait pas, « on ne dirait pas ça comme ça », « on ne réagirait pas comme ça ». Ils m’ont beaucoup aidée.

 

 

- Il y a une alternance de langues et de focalisations. La langue de Roxane et la langue de narration utilisée pour raconter François. Comment ces choix se sont-ils imposés à vous ?

 

J’ai eu de la difficulté à trouver la voix de Roxane. Je m’étais fait une play-list de rap que j’écoutais en boucle, puisque pour connaître un peuple il faut écouter sa musique, et à un moment donné j’ai eu l’idée de slamer la parole de Roxane, de la faire rimer. On ne s’en rend pas forcément compte en lisant le texte mais si on le lit à voix haute cela apparaît. Je voulais jouer sur l’oralité. C’est comme si il y avait une voix du dessus, celle de Roxane, et une voix du dessous, celle de François. Comme une partition. La langue de Roxane est une langue étrangère pour François. Les jeunes et les adultes ne se comprennent pas toujours. Ils n’écoutent pas la même musique. En juxtaposant, chapitre après chapitre, les voix de Roxane et François, je cherchais à juxtaposer des univers musicaux dissonants.

 

 

- Le traitement d’un tel sujet peut rapidement tourner au document, surtout quand l’un des personnages parle au « je ». Quels partis pris narratifs ont été les vôtres ?

 

Je me suis documentée, certes, mais Roxane est un personnage fictif, prise dans une histoire inventée qui ressemble à un fait divers. Je cherche toujours à raconter des histoires de fragilité humaine.

 

 

- La question de la responsabilité draine tout le roman et se décline sous plusieurs angles : scolaire, parental, médical. Êtes-vous attachée à ce sujet en particulier et comment résonne-t-il avec l’époque ?

 

C’est juste, la question de la responsabilité sous-tend le roman. Qui est responsable de ce qui arrive à Roxane ? Ses parents ? Ses professeurs ? Ses amis ? Quelqu’un aurait-il pu l’empêcher ? La problématique du bouc émissaire m’intéresse beaucoup. Et celle de la liberté de prescription. Dans le contexte actuel, cette question prend de plus en plus d’importance. Les médecins sont-ils responsables des effets secondaires des médicaments qu’ils prescrivent ? La question du bénéfice-risque se pose. Mon titre de travail a longtemps été « Les effets secondaires », en lien avec cette chaîne de responsabilités.

 

 

- La peur des parents se reporte sur les épaules des enfants. Dans ce roman, on sent l’infinie fragilité des parents, entre inconséquence et projection. Qu’est-ce que le mal-être de la jeunesse dit de la société contemporaine ?

 

Nous vivons dans une société de la perfection individuelle et de la peur. Comme le dit François Sureau, chacun a peur pour la protection de sa propre vie que tous, médias, réseaux sociaux, présentent comme quelque chose de désirable. Tout se passe comme si on n’avait plus le droit à l’erreur, à l’échec, à la moyenne. Dans ce contexte, nous, parents, avons de plus en plus peur pour l’avenir de nos enfants. C’est une peur primale. Nous avons l’impression d’être un bon parent (ce qui nous soulage) quand notre enfant réussit bien scolairement, ou dans un autre domaine, qu’il exploite son « potentiel ».

 

Ce qui est paradoxal, c’est qu’on voudrait que notre enfant soit autonome et épanoui, bien dans sa peau, et en même temps obéissant et bon à l’école. Mais l’enfant parfait, ça n’existe pas. Et le parent parfait encore moins.

 

Propos recueillis par Karine Papillaud

 

lecteurs.com

EXTRAITS

« Rose se jette sur moi. Je la regarde et je la trouve fraîche. J’aime sa dégaine. Bien qu’elle soit blanche et blonde, elle a tressé ses cheveux à l’africaine. Une coiffure qui, si je devais y soumettre ma fine chevelure châtain, me défigurerait, vu la taille de mon nez. Je suis grande, ni belle ni moche, physique basique classique.

 

Aujourd’hui je porte un T-shirt blanc et un jean slim, rien d’extravagant. Un peu de mascara, deux bracelets dorés qui tintent doucement. Rose a revêtu sa carapace, petit haut court et bas de jogging, banane en bandoulière, créoles en or, grosses baskets Adidas. Résultat, on crève toutes les deux de chaud mais, comme dit Rose, pas question qu’on montre nos jambes aux frérots.

 

Rose s’habille et parle comme une fille de la tess, sauf qu’elle habite un duplex sur le parc Monceau avec son père banquier et sa mère qui travaille chez BP. Elle méprise ses parents, en particulier Delphine, sa mère, qui s’habille comme une cagole, mange des steaks et jette ses mégots par la vitre de sa Mini Cooper. Rose a déjà essayé le sexe avec une fille, le plan à trois, la cons’, l’alcool défonce. Demandez-moi la liste de mes exploits, je ne vous donnerai pas la réponse.

 

Lyna nous rejoint avec son joli visage brun, ses cheveux frisés, sa nonchalance séduisante, son aisance. Je l’observe tournoyer les bras levés dans sa robe d’été à petits pois bleutés. Elle est fine et c’est une vraie fille, Lyna. La plus girly de nous trois. Elle vit à Montmartre, son père est réalisateur et sa mère prof de yoga, tellement flippé que Lyna se fait géolocaliser quand elle prend un Uber en rentrant de soirée. Si sa mère savait comment on les passe, nos soirées.

 

Vous vous interrogez peut-être sur ce qui nous réunit, Rose, Lyna et moi. Nous étions dans la même classe en seconde, à Sully, et sommes toutes les trois très, mais vraiment très bonnes élèves. Nous partageons nos centres d’intérêt, nos rêves. Petite, je dépensais mon argent de poche en dictionnaires et livres scolaires supplémentaires. À dix ans, j’ai lu Les Misérables et ma mère l’a raconté à toutes ses amies. Du coup, je me suis sentie obligée de lire Le Comte de Monte-Cristo, L’Assommoir et Le Père Goriot. Ça avait l’air de lui faire tellement plaisir. Aujourd’hui Mélanie me chante sans cesse la même rengaine, ma chérie tu ne me poses aucun problème, ma vie est déjà si difficile, ta solidité me fait tenir. C’est vrai, je ne pose aucun problème, c’est pour ça qu’on m’aime. » (p. 20-21)

« Je n’ai pas bien dormi cette nuit. Ma mère l’avait prédit. Je n’ai jamais bien dormi de ma vie, alors la veille d’une rentrée scolaire à Sully, imaginez le souci. Quand je me suis réveillée, elle était déjà partie. Mélanie, c’est parfois plus simple de l’appeler ainsi, Mélanie, ma furie ma mélodie, elle est altiste. Vous ne savez pas ce que c’est ? Normal, personne ne le sait au lycée. Personne n’est intéressé, la musique classique c’est mort. Un parent concertiste égale un passeport pour la recale sociale. »

 

« Devant moi, Ferdinand lève la main pour poser une question. Intimidé, il se met à bégayer. Chareau écarquille les yeux pour bien montrer sa surprise, et son agacement. Elle l’arrête. Attendez, je ne comprends rien à ce que vous racontez, il faut vous calmer ! Après ça Ferdinand ne dis plus rien. Sur la feuille la prof a imprimé un cours succinct, une poignée de formules, et maintenant elle se lance dans une démonstration bon train. À la fin de l’heure elle nous donne une liste d’exercices à faire pour le lendemain. Il y en a pour trois heures au moins. On se regarde, affolés. On ne sait pas très bien si on doit rire ou pleurer. Ferdi place son index sur sa tempe pour signifier que cette prof-là est donc, tout comme Perrier, complètement fêlée, puis rejette sa tête en arrière et éjecte sa main. Il fait mine de se flinguer. »

 

« C’est qu’il faut avoir le cœur bien accroché pour faire prof. En réalité, il faut être taré. Insultés agressés mal payés, mal considérés maltraités mal encadrés, pas formés rudoyés bousculés. Les profs entrent en classe avec leur mine pitoyable de boucs émissaires de l’Éducation nationale, chargés de nous faire ingurgiter dans l’année des programmes de plus en plus lourds, de plus en plus techniques, sous format numérique. Dire que la plupart sont complètement nuls en informatique ! Du coup, ce qu’ils ont à faire, ils le font n’importe comment, en mode totalitaire. »

 

 

Partager cet article
Repost0
13 octobre 2022 4 13 /10 /octobre /2022 07:00

 

Il m’est difficile de résister à l’attrait d’une librairie lorsque je baguenaude, ce fut le cas jeudi, je faisais baby-sitter les enseignants étaient en grève, une halte en librairie est aussi prisée par la jeune lectrice : se plonger dans les exploits de l’affreuse Adèle.

 

Depuis plusieurs jours, dans ma vieille tête tournait une idée : puisque c’est très tendance de souligner l’arrivée des femmes dans le monde du vin, plus spécialement autour du vin mais aussi dans les vignes et dans les chais, je caressais le projet de mettre en lumière la place des femmes dans le monde agricole, les paysannes invisibles, mémé Marie et la tante Valentine besochant les betteraves, Roundup manuel, puis par le soin de Pisani : l’exploitation familiale à 2 UTH (affreux acronyme : unité de Travail Humain), des agricultrices presqu’aussi invisibles, le monde ne commence pas avec vous jeunes gens, il existait bien avant. Le combat de l’émergence des femmes, leur reconnaissance économique et sociale sont un long chemin semé d’embuches.

 

Et je tombe sur :

 

Les paysannes par Gonthier

 

Paysanne : «femme du paysan». Ainsi les dictionnaires du XIXe siècle définissent-ils, dans une France rurale jusqu’en 1914, les aïeules des agricultrices d’aujourd’hui, moteur, selon l’autrice, de la «mutation du monde rural».

 

Issue de celui-ci, comme sa préfacière, elle donne à lire une anthologie, revendiquée subjective, qui guette l’émergence de ces femmes dans la littérature. Car si le monde paysan fut victime d’appellations péjoratives (rustre, bouseux, plouc, etc.) sa partie féminine et son indispensable labeur furent le plus souvent invisibilisés ou caricaturés par les écrivains.

 

Peu à peu, ces femmes fortes se sont glissées dans les récits, discrètes chez Balzac, plus affirmées chez George Sand, Gustave Flaubert, Émile Zola ou Jean Giono. De leur constante présence, de leur opiniâtreté face à une vie rude, de leur amour de la terre témoignent ici des photographies réalistes. Pour évoquer cet univers rural au féminin, des plumes étrangères s’invitent aussi dans ce bel hommage, un rien nostalgique.

 

Josiane Gonthier, Les Paysannes. Portraits littéraires, préface de Marie-Hélène Lafon, Turquoise, 157 pp., 20 €. ICI 

 

Résumé :

 

« Les plus silencieuses d’entre les femmes », dit d’elles l’historienne Michelle Perrot ; cette anthologie les montre dans leur grandeur et leurs servitudes, leur force et leur détermination, l’âpreté et les joies de leur existence de paysannes.

 

Josiane Gonthier est fille de paysans savoyards ; ses études de lettres et son engagement féministe l’ont conduite à s’intéresser aux représentations que la littérature donne des femmes de la terre. Ce recueil rassemble trente-huit textes choisis dans des œuvres françaises et étrangères, rédigées par des autrices et auteurs tantôt illustres, tantôt méconnus ou inconnus du grand public. Un cahier de photographies sur les paysannes de Savoie et de l’Ain complète l’ouvrage. Sont aussi fournies des données chiffrées concernant les agricultrices en France et dans le monde.

 

De l’Antiquité au XXIe siècle, les paysannes – qui ne constituent pas moins du quart de la population mondiale – ont inspiré des portraits parfois cruels, tendres ou drôles, rêveurs ou révoltés. Mais d’une vérité toujours saisissante, voire inquiétante. Avec Marguerite de Navarre, Victor Hugo, George Sand, Gustave Flaubert, Amélie Gex, Marcel Proust, Colette, William Faulkner, Nazim Hikmet, Marguerite Duras, Agota Kristof, Aki Shimazaki et les autres, c’est un univers rural, à la fois familier et campé sur ses secrets, qui révèle sa part invisible : les femmes.

https://cdn-s-www.ledauphine.com/images/8AA11AB7-408C-4A65-A870-339194BFA456/NW_raw/l-autrice-aixoise-josiane-gonthier-photo-le-dl-p-e-b-1638020022.jpg

Josiane Gonthier, née à Aix-les-Bains (Savoie), est professeure agrégée de lettres. En 1983, elle a rejoint la présidence de la République où elle a servi sous les deux mandats de François Mitterrand. Elle a poursuivi sa carrière dans les instances françaises puis internationales de la Francophonie. Elle a contribué à de nombreuses publications portant sur la langue française et sur les femmes.

Amazon.fr - Les paysannes: Portraits littéraires - Gonthier, Josiane,  Lafon, Marie-Hélène - Livres

Partager cet article
Repost0
11 octobre 2022 2 11 /10 /octobre /2022 07:00

 

Image empruntée à Super Pousson qui estimait en décembre 2020 que 99% des vins « nature » sont pourris ? Sans vouloir l’offenser j’ai toujours trouvé que lui avait un goût de chiottes ICI

Sonia Lopez Calleja, qui n’aime rien tant que d’explorer à fond un dossier et, Florian Demigneux que je ne connais pas, sont allés, pour le compte du LeRouge&leBlanc, en terre alsacienne, à Ostheim, dans le Haut-Rhin (oui Pax j’ai retenu la leçon d’hydrologie du Rhin) rencontrer Xavier Couturier et Pierre Sanchez fondateurs de Duo Œnologie.

 

Eulala, des œnologues, dans le petit monde des vins nu ça équivaut à rencontrer le Diable, des fils de Satan, des adorateurs de Michel Rolland, même avec une longue fourchette c’est prendre le risque de se faire excommunier par les pharisiens des vins nu.

 

Les deux compères se veulent au service du vin « sur mesure », duo œnologie n’est disent-ils pas comme les autres, il ne domine pas les vignerons de son savoir scientifique, il œuvre à leur émancipation. De plus, les deux s’intéressent aux vins « nature » ce qui, convenez-en une forme de rédemption.

 

Amen !

 

Trêves de bondieuseries, revenons au goût de souris.

 

- On  voit également une multiplication des goûts de souris ? Est-ce un phénomène récent ou pas ?

 

Cela a toujours existé et cela fait partie, à notre avis, des goûts liés à la fermentation. Auparavant, il était associé à l’acroléine, la saveur de l’amande amère. Nous n’avions pas de mot spécifique pour désigner cette saveur. Le fait de la nommer la rend plus visible. Dans les années 2000-2010, les Japonais sélectionnaient systématiquement les vins qui avaient développé un goût de souris, c’étaient ceux qu’ils préféraient. La « souris » est aussi un agent de texture prolongeant la sensation en bouche. À partir du moment où cette saveur est qualifiée de défaut, les personnes vont avoir tendance à la rejeter et à oublier le reste du vin. Nous ne disons pas que c’est agréble mais ce n’est pas que mauvais.

 

On va retrouver ces arômes dans tout l’artisanat fermentaire. La molécule responsable de la saveur particulière du riz basmati est la même que celle intervenant dans le goût de souris. Plus le riz basmati va développer un goût de souris plus il sera vendu cher. Avec le vin, c’est plus compliqué parce que c’est un goût qui apparaît en retrait, en fin de bouche.

 

- On associe également le goût de souris à des vinifications sans soufre, est-ce judicieux ?

 

Il est plus fréquent dans les vins sans sulfites. L’utilisation de soufre réduit la quantité de micro-organismes et donc le spectre des métabolismes possibles. Par ailleurs, les difficultés de fermentation ajoutent un risque supplémentaire dans la microflore. En dehors de la façon de vinifier, l’apparition du goût de souris peut être liée à la qualité des raisins et au changement de climat. Nous assistons à un véritable effondrement de la diversité microbiologique locale, qui favorise l’augmentation de la présence de bactéries opportunistes pendant la fermentation. La sécheresse est également un facteur favorisant l’apparition des goûts de souris. À l’inverse, les années pluvieuses réduisent le risque.

 

- Peut-on limiter les risques d’apparition du goût de souris ?

 

Il faut que les fermentations soient les plus rapides et complètes possibles. Si ce problème est récurrent en cave, nous allons réfléchir à un aménagement du milieu qui lui soit moins propice. Les conditions climatiques qui font souffrir la vigne sont un facteur déterminant. Il est donc également nécessaire d’aider le « vivant » par des pratiques viticoles adaptées. Ainsi les vignerons  qui travaillent beaucoup à diminuer le stress hydrique de leurs vignes ont moins de soucis. Nous ne parlons évidemment pas de l’irrigation ; ce n’est pas une solution. Irriguer participerait à la salinisation de sols. En revanche, nous ne connaissons pas, pour l’instant, de technique pour retirer le goût de souris lorsqu’il est déjà présent dans le vin.

 

 

 

Partager cet article
Repost0
10 octobre 2022 1 10 /10 /octobre /2022 07:00

Et si le vin dit de Bordeaux subissait au XXIe siècle le même déclin que le vin de table du Languedoc au XXe siècle ?Et si le vin dit de Bordeaux subissait au XXIe siècle le même déclin que le vin de table du Languedoc au XXe siècle ?Et si le vin dit de Bordeaux subissait au XXIe siècle le même déclin que le vin de table du Languedoc au XXe siècle ?

Ils sont respectivement, président, vice-président, directeur du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB)

 

De ce grand entretien je ne retiens pas grand-chose de nouveau mais, comme il est préférable de ne pas « tirer sur une ambulance », je fais référence ici à la myopie et l’incurie des dirigeants du CIVB et non à la détresse des vignerons de Bordeaux, je ne rajouterai pas mon grain sel sur une situation prévisible masquée par le soi-disant Bordeaux-bashing. L’évitement, la politique de l’autruche, l’incapacité à sentir les nouvelles tendances, en dépit des moyens importants  du CIVB, ont conduit le « ventre mou » des vins de Bordeaux dans la situation du Languedoc du vin de Table. L’histoire repasse parfois les plats mais pas chez les mêmes.

 

Pas de solution unique à la sortie de crise des vins de Bordeaux ICI 

 

Grand entretien avec les dirigeants du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB), faisant le point sur les principaux enjeux d’adaptation du vignoble bordelais aux tendances du marché. Des profils produits à la diversification de la production, en passant par l’arrachage.

Par Alexandre Abellan Le 30 septembre 2022

 

- Quels sont les leviers d’action et de conseil du CIVB auprès de ses opérateurs ? Vous avez réalisé une étude récente sur les profils produits ou une étude sur la vision des cavistes sur les vins de Bordeaux…

 

Allan Sichel (président du CIVB) : Une étude a été faite avec une méthodologie scientifique rigoureuse pour définir 250 vins de Bordeaux prélevés sur les linéaires (prix allant de 5 à 10 €). Ont émergé 20 styles, goûtés par des professionnels et des amateurs. Ce qui est intéressant, c’est que leurs avis convergent : ils ont les mêmes goûts et perceptions, sans utiliser le même vocabulaire. Ces 20 catégories de produits ont été soumis à la dégustation d’un plus grand nombre, professionnels et amateurs. On voit que toutes les catégories ont des notes honorables, autour de 7 sur 10. Tous ces styles de vin ont des amateurs : des gens qui les adorent. Et il y a en aussi qui ne les aiment pas. La difficulté, c’est comment faire en sorte que le consommateur retrouve un vin qu’il aime. À priori, s’il n’a pas goûté un vin, il n’en connaît pas le style.

 

C’est le constat. La bonne nouvelle, c’est que tous les vins de Bordeaux trouvent leurs amateurs. La tendance est aux vins sur le fruit avec moins de tannins, mais on voit qu’il y a des styles boisés et riches qui ont leur public. Au niveau du CIVB, on n’est pas en mesure de dire voici le style de produit qu’il faut faire. Ce que l’on met en avant dans nos actions de promotion et de communication, c’est la diversité de l’offre bordelaise. Et surtout l’élargir sur les produits où Bordeaux n’est pas attendu : les rosés, les crémants, les vins blancs… Mais aussi des vins rouges très légers. On voit des viticulteurs qui produisent avec un certain succès des vins rouges à servir frais. Ce sont des choses à caler avec la grande distribution. L’idée de notre charte de partenariat, publiée au sein de la filière, est d’intensifier la relation entre le viticulteur, le metteur en marché et la chaîne de distribution pour que chaque vin trouve son marché dans un cycle en adéquation avec les attentes des consommateurs.

 

- On entend certains distributeurs préférer rentrer des rosés en IGP Atlantique qu’en Bordeaux, l’appellation serait moins attendue sur cette couleur par les consommateurs. Est-ce un épiphénomène ou une vraie tendance ?

 

Allan Sichel : Bordeaux n’étant pas attendu sur le côté rosé, c’est une bonne raison pour le présenter. Bordeaux est perçu comme un fournisseur de vins rouges, qui représente la moitié des occasions de consommation. Si l’on reste focalisé sur les rouges, Bordeaux n’est même pas considéré sur la moitié des moments de consommation. Montrer que Bordeaux est aussi présent avec des rosés, des blancs frais, des crémants… C’est un axe de développement.

 

Christophe Château (directeur de la communication du CIVB) : Il me semble que les volumes produits en Bordeaux rosé sont très nettement supérieurs à ceux produits en IGP Atlantique. Si c’était une demande très forte, il y aurait un basculement.

 

Bernard Farges (vice-président du CIVB) : On n’a jamais pu vraiment installer l’IGP Atlantique, c’est confidentiel en termes de volumes (à part un opérateur). Mais on regarde d’un bon œil le développement de l’IGP Atlantique. Ça sera une bonne chose. C’est la diversification.

 

La diversification semble justement être le mot sur toutes les lèvres à Bordeaux : crémants, blanc de noirs… Est le mot d’ordre pour que le vignoble bordelais soit plus en phase avec le marché ?

 

Allan Sichel : La diversification des sources de revenus est un axe important de pérennisation et de résilience dans la durée.

 

Bernard Farges : Les chocs climatiques et les chocs commerciaux nous amènent à des niveaux de commercialisation qui sont en dessous de notre capacité de production. Encore que ces trois dernières années les récoltes sont plutôt faibles. Et les commercialisations sont faibles aussi. Le besoin de réduire, de diversifier et de relancer la commercialisation de notre cœur de métier que sont les AOP bordelaises sont les trois voies vers lesquelles nous devons aller. Forcément. Il n’y en a pas une qui va suffire. Dire que l’on va tout diversifier, tout passer en IGP et en rosé, c’est illusoire. Demain, dire que l’on va tout régler par l’arrachage (que l’on n’a pas encore), ce sera illusoire. Dire que par le soutien à la promotion on pourrait remonter à 5 millions hl de commercialisation (d’abord on ne le croirait pas), ce serait illusoire aussi. Il va falloir agir sur tous les leviers. Tous les leviers.

 

- Lors de vos deux dernières assemblées générales en tant que présidents successifs du CIVB, vous avez respectivement appelé à l’arrachage définitif avec l’appui de fonds européens (pour la restructuration et l’investissement) et à la reconversion vertueuse et réversible (en préservant les meilleurs terroirs). S’agit-il de façons différentes de demander la même chose ou de divergences entre production et négoce ?

 

 

Allan Sichel : Il n’y a que Vitisphère et Sud-Ouest qui ont généré la polémique là-dessus. On ne peut pas convertir des terres agricoles pour en faire autre chose sans arracher la vigne. Vous étiez surpris que je ne dise pas le mot arrachage : si je l’avais su avant, je l’aurai facilement exprimé et dit. Nous sommes dans une situation structurelle de surproduction : il faut que l’on réduise le volume de production à Bordeaux. Il faut arracher et il faut trouver des financements pour permettre aux viticulteurs d’entamer cet arrachage. Pour certains c’est la fin de carrière, pour d’autres c’est une conversion vers autre chose. On a des besoin d’utilisation de terrains agricoles (céréales, maraîchage, séquestration carbone, énergies vertes…). Tout ce qu’il faut, c’est que l’on n’arrache pas des vignes pour y mettre des supermarchés : ça serait irréversible.

 

-Poussée par la souffrance, l’impatience est forte dans le vignoble : un arrachage primé est-il envisageable en 2023 ? Que peut-on dire : être rassurant ou rester prudent ?

 

Allan Sichel : Pour moi, c’est très difficile d’être totalement rassurant à ce stade-ci. On a des enjeux d’évolution de réglementation qui sont lourds. Tout ce que je peux garantir, c’est que l’on déploie toute l’énergie pour sensibiliser nos représentants au niveau des ministères et engager des évolutions dont il y a besoin. Ce qui est important, c’est d’avoir une feuille de route, parce que ça concerne Bordeaux. Mais ça ne concerne pas que Bordeaux, le ministère a besoin d’une vision d’ensemble de filière. On travaille aussi pour avoir une ligne de conduite pour toute la filière française.

 

Bernard Farges : Quand en mai, en assemblée générale, on parle d’arrachage, qu’en juillet on en reparle à nouveau (je dis on parce qu’il [Allan Sichel] était au courant de ce que je disais et que j’étais au courant de ce qu’il disait), pourquoi est-ce que l’on n’en parle pas avant ? C’était déjà un sujet l’arrachage, à l’assemblée générale du syndicat des Bordeaux. Jusqu’à présent, on disait qu’il n’y avait pas d’opportunités, que l’on sentait que cela n’allait pas suivre. En mai, on s’est dit que cela suivait ailleurs qu’en Gironde. Peut-être pas pour le faire de suite. Mais ce qui se passe dans la filière viticole française, plutôt bien portante jusqu’en 2018, c’est la succession de chocs : petites récoltes, taxes américaines, fermeture de la Chine, la pandémie, les conséquences de la guerre en Ukraine… Et la déconsommation, très importante en grande distribution.

 

Nous avons les nuages sur la tête depuis un certain temps, d’autres régions les voient arriver clairement : je ne vais pas les citer ici. Il y a une prise de conscience au niveau de la filière viticole et il y aura des propositions de l’ensemble de la filière. Parce que les outils financiers de soutien et réglementaires d’encadrement de la filière n’ont pas bougé depuis, en gros, 2008. Il y a besoin d’adapter les outils urgemment. Sinon, nous aurons été responsables d’avoir tiré la sonnette d’alarme et de ne pas avoir fait de propositions. Il faut trouver des solutions, sociales pour certains : ce n’est pas de gaîté de cœur. Mais c’est indispensable : la filière est à restructurer.

 

Avec des éléments très positifs parfois : en deux mois, on a réussi à bâtir pour la Champagne et la Bourgogne un déplafonnement des rendements butoirs. Lorsque cela a été proposé pour la première fois au mois de mai, certains ont ouvert de grands yeux en disant que ce n’était pas possible de faire péter un dogme. Et bien oui, on fait péter parce que c’est cohérent. Champagne résiste parce qu’ils ont des outils de mise en réserve qui fonctionnent. Ailleurs, ce seront d’autres outils. Bordeaux a travaillé et obtenu un nouvel outil de réserve (le volume régulateur), qui ne sera pas efficace cette année on le sait, mais il sera efficace prochainement, on l’espère. D’autres régions y travaillent, parce que ce sont les outils de régulation dont nous avons besoin. Nous sommes démunis face aux chocs que la filière a subi, subit et subira peut-être (climatiques et commerciaux, comme nous sommes exposés partout).

 

-La vendange 2022 est prometteuse en qualité et réduite en quantité : est-ce un atout pour relancer les ventes et la valorisation ?

 

Allan Sichel : C’est la difficulté entre le cas individuel et le collectif. Collectivement, au niveau de la filière, avec les stocks qu’il y a et les perspectives de commercialisations, on n’a pas besoin d’une grosse récolte. Mais économiquement pour chaque producteur, qu’il y ait une petite récolte, c’est compliqué.

 

Les perspectives sont celles d’un très bon millésime : de la concentration, de la matière... C’est très rassurant sur la manière dont la vigne a pu résister à ces conditions extrêmes. Jamais on n’avait vu ça de manière aussi prolongée, avec une sécheresse aussi forte cumulée à une température aussi élevée. C’est un point encourageant.

 

Fabien Bova (directeur général du CIVB) : La bonne nouvelle, c’est la bonne réputation du millésime 2022 après les difficultés de vente du millésime 2021. L’équilibre entre la production et la capacité de ventes, telles qu’elles ont été démontrées ces dernières années, n’est qu’un équilibre en trompe-l’œil. Puisque les dépenses pour produire si peu sont largement supérieures à une production qui aurait été adaptée à ce volume-là. C’est comme si l’on faisait fonctionner une voiture en permanence dans le mauvais régime. Ce qui nous rassurerait, c’est une revalorisation raisonnable qui permettent de rémunérer d’avantage l’ensemble de la filière en restant dans le marché. Parce que jusqu’ici les petits millésimes ont été suivis d’à-coups sur les cours qui nous ont sortis des marchés. Et nous savons que le temps pour revenir sur les marchés est beaucoup plus long que celui pour en être éjecté et remplacé sur les linéaires.

https://cache.larvf.com/data/photo/w1000_ci/5s/fabien-bova.jpg

Fabien Bova, ingénieur agronome de formation, né en 1958, connaît très bien la Gironde et la filière viticole, en raison des nombreux postes qu’il a occupés dans le département. Il était, depuis 2009, Directeur Général de FranceAgriMer.

 

Il a été notamment directeur de Direction Départementale de l’Agriculture et de la Forêt de la GIRONDE (2001-2004) et de  Direction régionale et départementale de l’agriculture et de la forêt pour l’AQUITAINE et la GIRONDE (2006-2007) avec de faire partie du cabinet du Premier ministre François Fillon en 2007. Il est Chevalier dans l’Ordre National du Mérite (2002) et Chevalier de la Légion d’Honneur (2009).

Partager cet article
Repost0
9 octobre 2022 7 09 /10 /octobre /2022 07:00

 

Les tomates vont manquer cet hiver (et ce n’est pas plus mal) ICI 

Publié le 16/09/2022 par Konbini

 

La hausse des prix de l’énergie oblige les agriculteurs à changer de stratégie… et les consommateurs devront leur emboîter le pas.

Les légumes cultivés sous serre vont-ils disparaître des étals cet hiver à cause de la crise énergétique ?

Par Eva LERAY

 

Salades, tomates, concombres… Quand ils sont cultivés sous serre, y compris hors saison, ces légumes sont très gourmands en énergie. Face à l’explosion des prix du gaz et de l’électricité, ils pourraient se faire plus rares sur les étals cet hiver. Faut-il craindre une pénurie ?

 

La crise énergétique a un impact aussi sur les producteurs de fruits et légumes. Les plus impactés, logiquement : ceux qui sont cultivés sous des serres, lesquelles fonctionnent « principalement au gaz », nous explique Damien Penguilly, directeur de la station expérimentale Caté à Saint-Pol-de-Léon, (Finistère), site qui cherche des solutions pour faciliter le travail des agriculteurs, et leur permettre de s’adapter au dérèglement climatique. « Je ne vois pas de pénurie pour cet hiver, mais il existe une réelle inquiétude sur les serristes en France, nous dit Laurent Grandin le président de l’Interprofession des fruits et légumes frais (Interfel). 90 % de la production française de tomates et de concombres provient des serres chauffées. » Les factures énergétiques ont déjà augmenté pour les serristes, « surtout pour les producteurs de bananes et les endiviers, gros consommateurs en énergie », précise-t-il. « L’augmentation du prix du gaz met en difficulté les producteurs et pose question », estime Damien Penguilly.

 

La suite ICI 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
8 octobre 2022 6 08 /10 /octobre /2022 07:00

https://www.francetvinfo.fr/pictures/oVoAjXE6GntLkarQg3Tpz51MYhI/fit-in/720x/2022/09/26/phpWMY9aU.jpg

Cet album, Arno savait qu’il serait le dernier. Le plus libre des rockeurs belges, ou le plus européen des rockeurs libres, est parti au printemps dernier d’un de ces cancers sans scrupule qui a déjà emporté Alain Bashung. Tom Waits, auquel on pouvait aimer le comparer pour son blues et sa voix de cailloux, est encore vivant, mais il ne sort plus d’album.

 

Tristesse.

 

Il reste ce disque, posthume, mais qu’Arno semble avoir eu le temps d’achever comme il le souhaitait. Chanté en anglais et en français, comme il l’a toujours fait, avec une dinguerie typiquement belge, une voix de flamand qui semblait toujours avoir trop bu et une mélancolie universelle, Opex n’est pas triste. «J’irais me marier avec le vent, je prends le soleil comme mon amant, avec les nuages je danse le french cancan», chante dès l’ouverture Arnold Charles Ernest Hintjens, avec la joie d’un enfant de soixante-douze ans pour qui «hier c’était le passé, aujourd’hui la vérité».

 

 

Émue, la presse belge salue “Opex”, l’album posthume d’Arno

 

« Ceux qui regardent la mort en face rassemblent leurs proches autour de leur lit. Arno, lui, a préféré les rassembler un peu plus tôt, dans un studio. »

 

C’est avec émotion que les journaux belges, à l’instar de De Morgen, ont découvert Opex, l’ultime album du chanteur ostendais, mort en avril dernier, « son dernier fait d’armes ». Un testament paru ce 30 septembre, où l’on peut donc entendre le saxophone du frère d’Arno Hintjens, Peter, et les beats de son plus jeune fils, Felix. Est aussi convoqué le souvenir de son grand-père Charles, qui a inspiré l’un des titres.

 

Dès la première chanson, La Vérité, le journal flamand est pris aux tripes : « Sa voix est nettement affaiblie, plus rauque que jamais. La musique lui donnait certes le courage d’affronter son cancer en phase terminale, mais en l’entendant livrer presque littéralement son dernier souffle dans ce morceau, on a le cœur qui saigne. »

 

Il y a aussi Take Me Back, où il supplie une femme de lui revenir, One Night With You, une reprise d’Elvis Presley, qui a marqué son enfance, liste De Standaard. Et Boulettes, où il dégaine ce « vocabulaire scabreux qui était son folklore, avec lequel il aimait tant provoquer »

 

 

« On retrouve tout Arno sur ce disque chanté en français comme en anglais, ajoute Le Soir. Son humour potache (Boulettes), sa rage électrique, son blues, sa tendresse, sa poésie. » Et, évoquant la force des derniers albums que nous ont respectivement laissés David Bowie et Alain Bashung, le journal francophone poursuit :

 

« Arno a vraiment réussi ici son ‘Blackstar’, son ‘Bleu pétrole’. Un disque dont il peut être fier là où il est… »

 

Noblesse oblige

 

De Standaard évoque longuement les derniers mois d’Arno quand, se sachant condamné par un cancer du pancréas, il a lutté pour boucler encore un album et deux concerts, à Ostende et à l’Ancienne Belgique, à Bruxelles. « Tomber et se relever, il avançait désormais à ce rythme. »

 

À l’occasion de la sortie d’Opex, le journal flamand de référence raconte aussi comment s’est tenue la dernière interview que leur a accordée le chanteur, son ultime rencontre avec la presse. « Il vit alors ses dernières semaines, et il le sait. On devait se voir deux jours plus tôt au studio, mais il n’en a pas eu la force, raconte le journaliste. Alors il m’a proposé de le rejoindre à son appartement, rue Dansaert [dans le centre de Bruxelles]. Il salue avec difficulté, son corps amaigri ne trouve aucune posture qui ne soit douloureuse. Mais il demande quand même, noblesse oblige*, si je veux boire quelque chose. »

 

« À vrai dire, il n’est plus capable de donner une interview. Il parle lentement désormais. Nous n’aurons pas droit aux tirades enflammées sur Ensor, le rock’n’roll » et la politique auxquelles il se livrait si volontiers”, enchaîne De Standaard.

 

« Il travaille sur un album, le dernier avant de redevenir poussière, alors il aimerait en dire quelque chose. Qu’il est content, par exemple. »

 

* En français dans le texte.

Mais Arno, honnête jusqu’au bout, ne pose pas en stoïcien face à la fin : « Je paie mes conneries du passé », lâche-t-il dans le sobre mais intranquille Court-Circuit dans mon esprit, juste accompagné par le piano de Sofiane Pamart. La même chanson dit aussi : « La vie est trop courte pour être petit. »

 

 

Après ce dernier album, il y aura des disques posthumes d’Arno. « Il ne voulait pas faire comme Johnny ou d’autres (et laisser la famille se déchirer pour les droits). Il m’a demandé de gérer son image et ses œuvres pour le compte de ses héritiers, précise Cyril Prieur. L’an prochain, des concerts hommages sont prévus à l’Ancienne Belgique à Bruxelles, à Ostende et peut-être à Paris. Je travaille avec son équipe sur un projet d’album qui sortirait à ce moment. Arno a beaucoup enregistré, fait beaucoup de reprises. Il y a de la belle matière. »

 

 

Partager cet article
Repost0
7 octobre 2022 5 07 /10 /octobre /2022 07:00

Le propriétaire Emmanuel Reynaud, au milieu des 110 ha de vignes du Château Rayas, à Chateauneuf-du-Pape.

Le propriétaire Emmanuel Reynaud, au milieu des 110 ha de vignes du Château Rayas, à Chateauneuf-du-Pape. 

Passage plaisant plus tard à château Rayas où Emmanuel Raynaud nous reçoit longuement pour nous expliquer son approche des blancs, même si Rayas, comme le château des  Tours à Vacqueyras sont plus célèbres pour leurs rouges mythiques que pour leurs blancs. Nous n’avons pas goûté collectivement Rayas blanc, mais seulement à trois lors d’une dégustation dans un cadre privé, et nous ne pourrons pas le commenter comme les vins du château et du domaine des Tours qui étaient eux, inclus dans notre dégustation collégiale. Nous pouvons toutefois rappeler que, lors de notre article sur les blancs de Châteauneuf-du-Pape (n°108), les Rayas 2005 et 2001 avaient obtenu les deux meilleures notes… Le 2010, goûté donc en mars dernier, nous a semblé un léger cran en-dessous, mais il est probable qu’il aurait fait partie des trois ou quatre meilleurs vins de notre dégustation de février 2022.

 

 

Pour Emmanuel Raynaud, « cette lourdeur saturante et ce manque de fraîcheur des blancs du Rhône sud sont une image un peu facile qui s’est diffusée au fil des ans sans que personne ne s’attelle sérieusement à démontrer que de nombreuses cuvées n’avaient rien à voir avec cette réputation. » Le vigneron ajoute : « Ici on récolte facilement des fruits bien mûrs. Il faut que ce fruit, qu’on croque sur la vigne, se retrouve dans le verre, avec de la fraîcheur, de la finesse et de la longueur, sans que ça fasse mal à la tête, donc en évitant la part inutile du sulfitage. Pour moi, la plus belle association est celle du grenache blanc et de la clairette, comme à Rayas où ces deux cépages sont, bon an mal an, à égalité dans notre cuvée. Au château des Tours le choix a été différent puisque la cuvée domaine des Tours est une pure clairette et Les Tours (ex-château les Tours) est un pur grenache blanc. À mon avis, le grenache blanc, de plus en plus décrié avec le réchauffement, est un cépage qui reste très intéressant, comme une longue ligne droite de matière dont on ne voit jamais la fin. »

 

D’ailleurs, Emmanuel Raynaud ne semble pas trop se plaindre des évolutions climatiques : « Je ne suis pas certain que l’équilibre des vins change fondamentalement avec le climat actuel. Pour moi c’est plus la quantité de lumière qui est plus fondamentale que la chaleur, et ce soleil plus vif très tôt dans la saison accélère la photosynthèse. Depuis une dizaine d’années, je constate qu’on a à la fois plus de feuilles sur la plante et davantage de sucre dans les fruits qui produisent des jus plus épicés, tant en blanc qu’en rouge. Reste enfin la question de l’élevage et surtout de sa durée, que je souhaite longue, mais dans de très vieux bois : nos barriques ont entre soixante et quatre-vingt ans… » Emmanuel Raynaud reste persuadé que dans ses vins, blancs comme rouges, il faut partager avec leurs dégustateurs ce que la nature a offert au vigneron, donc sans contrarier ce qu’elle a envie de donner telle ou telle année.

Partager cet article
Repost0
6 octobre 2022 4 06 /10 /octobre /2022 07:00

 

J’ai effectué une mission de conciliation à Châteauneuf-du-Pape « C’était Dallas, il y avait une fausse bataille entre les anciens et les modernes » Jérôme Quiot et Jean-Pierre Boisson, ICI  bien évidemment, j’ai rencontré à peu près tout le monde, c’est un village, sauf Jacques Raynaud, dit des Caves du Château Rayas

 

Ophélie Neiman

 

Au bout d’une route que personne n’a songé à ­goudronner à la sortie de Châteauneuf-du-Pape, alors qu’on se croit perdue, apparaît à travers le branchage sec une petite pancarte rouillée : Caves du Château Rayas. A perte de vue, tout est hors d’âge. La voiture fatiguée, la bâtisse qui n’a rien d’un château, les rares vignes, la forêt, le silence. Les chants des oiseaux se disputent au frottis des branches dans le vent. Et c’est tout.

 

Il est de ces endroits qui vous médusent. « Il y a un grand mystère qui s’en dégage, approuve Emmanuel Reynaud, le propriétaire des lieux. C’est pour la magie de cette lumière, au milieu des bois, que mon arrière-grand-père a acheté le ­domaine en 1880. » C’est la seule phrase qui aurait pu être soufflée pars une agence de communication que prononcera le vigneron. La communication, il n’y connaît rien, s’en moque, n’en a ­jamais eu – pas la peine, les clients viennent à lui. Rayas est un mythe. Le plus grand vin du Rhône assurément. Sans doute l’un des plus grands vins du monde.

 

Le vigneron de Châteauneuf-du-Pape a la ­réputation de ne pas être commode. Plus facile quand même que son oncle, Jacques Reynaud, qui s’est occupé du domaine de 1978 jusqu’à son décès en 1997. Lui retirait les panneaux ­indicateurs. Menaçait de sortir le fusil devant les visiteurs. Et faisait parfois passer un test de dégustation au client, en lui proposant sans rien dire du vin de la coopérative voisine. Si l’amateur faisait part de son désappointement, alors seulement il lui servait du Rayas. Au grand critique américain Robert Parker, qui lui demandait le secret d’un vin si exceptionnel, il aurait répondu : « C’est le vignoble et les petits rendements, imbécile ! »

 

Jacques Néauport

 

 

« Je me souviens qu’en 1989 au château Rayas, du temps de son ancien propriétaire, Jacques Raynaud, son œnologue voulait lui faire ajouter de l’acide tartrique au moment  de la cuvaison. J’étais à ce moment-là avec un spécialiste du microscope, Philippe Pacalet. On n’avait jamais vu dans le moût une population de levures aussi belle et aussi variée. Je crois que Philippe Pacalet a été obligé de diluer trois fois le prélèvement pour y voir quelque chose. On n’arrivait pas à compter les levures, tellement il y avait de monde ! On lui a dit de ne surtout pas tartriquer le vin ! Et maintenant château Rayas 1989, c’est magique ! Château Rayas, c’est un écosystème. Quand vous regardez tout autour, il y a plein de plantes, d’arbres, d’essences différentes et ça sent vraiment très bon ! C’est bien abrité, les vignes sont protégées des merdes des autres. Je crois qu’il y a même des plantes rares. Parce que, justement, Jacques Raynaud était passionné de plantes. Il avait un plein placard d’herbiers et était un admirateur d’un des plus grands entomologistes français, Jean-Henri Fabre. Inversement, dans des crus  prestigieux, si vous regardez au microscope les premiers jus naturels du raisin qui vient d’être vendangé, c’est le désert de Gobi. Il n’y a rien ! Et en général,, le peu de levures qu’il y a, ce sont des cochonneries. Des choses qui fermentent 4 ou 5° d’alcool, pas plus.

 

- Pourtant, le terroir de château Rayas, c’est du sable !

 

 

C’est pour ça qu’il ne faut pas être trop général. Jacques Raynaud disait : « Quand mon père a planté des vignes, c’étaient des terres à patates, ça faisait de très bonne pommes de terre ! » Les terroirs de sable sont très intéressants aussi. Dans les sables, il y a aussi des déclinaisons : sables fins, argileux, la gamme est infinie. Il y a même des sables que l’on appelle lœss. Les rares vins que je connaisse sur lœss font de grandes choses.

Partager cet article
Repost0
4 octobre 2022 2 04 /10 /octobre /2022 07:00

 

C’est l’une des nombreuses exécrations du hallebardier de B&D : « Le sans sulfite ajouté », ça lui donne de l’urticaire, ça le grattouille, il souffre. Plus encore, oser aborder l'homéopathie va provoquer chez lui de l'acné sénile. 

 

Le SOUFRE !

 

Retour en arrière, au temps du soufre naturel ICI  dans les vignes, on sulfatait.

 

L'essentiel du soufre exploité est d'origine sédimentaire. En Sicile, sur le port de Vigàta cher à Andrea Camilleri un de mes auteurs préférés, le commerce du soufre extrait dans l’île est l’une des activités principales. Sa chronique malicieuse menée avec un suspens sans faille conte le complot ourdi par ses concurrents spoliés par lui du plus riche, du plus crapuleux, du plus haï des négociants de Vigàta : Totò Barbabianca. Comme toujours avec Camilleri c’est un bijou écrit dans une langue aux tournures dialectales siciliennes bien rendue par la traduction française. Si vous le souhaitez, vous pourrez  accéder à d’anciennes chroniques avec les liens répertoriés ci-dessous.

 

À Vigàta, comme partout ailleurs en Sicile, les notables passent beaucoup de temps à discuter, à se chamailler, à dire pis que pendre sur les uns et les autres… Le passage que je vous propose est leste, la fable est racontée par le père Imbornone un ecclésiastique paillard et voué aux feux de l’Enfer.  Elle résume de façon crue la situation qu’est en train de vivre Totò Barbabianca le négociant honnis. ICI

 

Encore le soufre mais là il rime avec souffrance : « soufre et eau de mer deux désinfectants qui n’ont pas leur pareil » ICI  

 

Le texte de Guy de Maupassant ouvrait une porte que je me devais de franchir : celle des conditions d’extraction du soufre. Je le fais encore une fois au travers du texte d’Andrea Camilleri car celui-ci se fonde lui aussi sur un témoignage d’époque. Petit rappel à l’attention de tous ceux qui ne se soucient guère de l’exploitation de la main d’œuvre qui perdure allègrement dans les pays dit émergents. Tout ça pour acheter à des prix bodybuildés par un marketing flamboyant des fringues, des godasses de sport, des ordinateurs, des téléphones portables…  La délocalisation permet dans beaucoup de cas  le surprofit pour une petite poignée de gens comme au bon vieux temps des débuts de la Révolution Industrielle. Camilleri est un grand écrivain car il sait en quelques paragraphes mettre à nu des plaies sans pour autant jouer de ce que nos sociétés raffolent : l’émotion…

 

Très NUPES ce texte de 2012 !

Partager cet article
Repost0

  • : Le blog de JACQUES BERTHOMEAU
  • : Espace d'échanges sur le monde de la vigne et du vin
  • Contact

www.berthomeau.com

 

Vin & Co ...  en bonne compagnie et en toute Liberté pour l'extension du domaine du vin ... 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 

 

 

 

Articles Récents