C’est sa fille, Laura Truffaut qui le déclare ; il écrit à Fanny Ardant et lui propose un rendez-vous aux Films du Carrosse.
Le texte qui suit est extrait de François Truffaut d’Antoine de Baecque et Serge Toubiana chez Gallimard biographies.
Ils se revoient régulièrement, déjeunant à la boulangerie du coin de la rue Marbeuf et de la rue Robert Estienne, un des endroits favoris du cinéaste.
Truffaut s’apprête à tourner Le Dernier Métro, « le film suivant sera pour vous » lui promet-il.
Fille de colonel de cavalerie, née à Saumur, Fanny Ardant a d’abord suivi son père dans ses diverses missions à travers l’Europe, notamment en Suède, où le colonel Ardant est attaché militaire, puis, à partir des années soixante, à Monaco, où il est l’un des conseillers de la garde personnelle du prince Rainier. L’éducation de la jeune fille se fait dans la pure tradition aristocratique, « à la Don Quichotte », dira Fanny Ardant. Même si sa famille n’est pas riche, elle mène un grand train de vie : écoles privées, grands lycées français à l’étranger, bals en robe du soir et courses de chevaux…À Aix-en-Provence, Fanny Ardant, à vingt ans, suit un cursus de trois ans à la faculté de sciences politiques, où elle rédige un mémoire sur Le Surréalisme et l’Anarchie. Elle s’installe ensuite Paris, après un bref séjour à Londres. Mais le théâtre l’enlève à sa carrière universitaire au milieu des années soixante-dix…
Plus tard, parlant de Fanny Ardant, Truffaut avouera qu’il a été séduit « par sa grande bouche, sa voix basse aux intonations particulières, ses grands yeux noirs, son visage en triangle »
Le prochain film ce sera La femme d’à côté.
« Le mal d’amour est une maladie. Le médecin ne peut pas la guérir : sous cet exergue tiré d’une vielle chanson française, le scénario propose l’une des histoires les plus limpides et des plus tragiques de François Truffaut.
Truffaut présentait La femme d'à côté comme l'histoire limpide d'une passion amoureuse moderne. Il y déploie pourtant une extraordinaire maîtrise et un style d'une perfection inégalée pour rester à distance de cette œuvre sombre où rien ne semble pouvoir contrôler ou apaiser la force des passions. Mathilde et Bernard, en reprenant leur liaison, basculent dans un passé tragique qu'ils croyaient avoir exorcisé. Madame Jouve qui fuit le retour de son ancien amant pour lequel, vingt ans avant, elle avait voulu mourir en se jetant dans le vide et qui garde dans son corps les stigmates de cette passion, présente la seule alternative civilisée à la force archaïque des passions. Dès la fin du générique, c'est à elle que Truffaut délègue la mise en forme du récit : elle sera narratrice et témoin de l'irruption du désordre passionnel dans l'ordre social.
Face à Depardieu, colosse emporté par la colère, Ardant se consume. Ce chef-d’œuvre de Truffaut est le sien.
Avant la sortie du film le 30 septembre 1981, les premières réactions sont unanimes, et plusieurs saluent la naissance d’une grande actrice ; « Fanny Ardant brûle tout entière d’une flamme étrange et romantique, elle est une sorte de Parque inquiétante dont le regard sombre et l’obsession rappellent à la fois la Maria Casarès d’Orphée et l’Adjani d’Adèle H. »
François Truffaut et Fanny Ardant forment un couple singulier. D’un commun accord, ils ont décidé de ne pas vivre ensemble, de conserver chacun son indépendance, même s’ils sont presque voisins, dans le XVIe arrondissement : « J’adore les grandes familles, confie Fanny dans Elle, mais pour moi l’amour doit rester clandestin, sans bague au doigt. J’aime aussi les grandes maisons, mais pas les couples. La bénédiction du curé signe un contrat d’enlisement ! Il ne faut pas vivre ensemble. C’est tellement merveilleux de se donner rendez-vous ou d’être chez l’autre comme en visite. » À trente ans, Fanny Ardant a construit sa vie en marge. « Les marginaux comme mou viennent souvent de famille très strictes, répressives… parce qu’elles donnent un goût forcené de la liberté. » Elle vit seule avec Lumir, sa fille née en 1975, prénommée ainsi en hommage à l’héroïne du Pain dur de Claudel. Ils partagent ce « goût forcené de la liberté », et un même penchant pour la fantaisie, une certaine légèreté, un plaisir de raconter des histoires, l’envie de travailler ensemble et une admiration réciproque. Ils ont une même passion pour la lecture. Chez Fanny, on voit des livres partout, un piano et quelques gravures sur des murs blancs. Ils aiment Balzac, Proust, Miller, James et Fanny lit aussi Julien Gracq, Jane Austen, Elsa Morante et Scott Fitzgerald. Pour se voir, ils se donnent rendez-vous, plusieurs soirs par semaine, au restaurant, au cinéma, chez l’un ou chez l’autre. Ils tiennent plus que tout à ces amours presque clandestines.
Voilà, c’est écrit.
En 1982, j’assisterai à une pièce de théâtre à la Comédie Française aux côtés du couple Truffaut-Ardant, plus précisément à la droite de Fanny Ardant, rien d’extraordinaire à cela, rien qu’un souvenir.
Mais, lorsque je découvre dans le journal Le Temps de Genève une interview de Fanny Ardant j’ai envie de vous en faire profiter. ICI
Fanny Ardant: «Toute personne obsédée par l’amour est protégée»
Elle dit qu’Homère et Dostoïevski l’ont forgée, que la passion amoureuse est une bombe à retardement, que la vieillesse est une insolence. Fanny Ardant joue «Hiroshima mon amour» de Marguerite Duras, ce week-end à Neuchâtel et à Pully. Paroles d’une immense actrice qui a souvent dit non.
«Vous avez rendez-vous avec Fanny?» demande le jeune homme du bar. Il pleut sur Saint-Germain, pluie sépia du dimanche et on attend Fanny Ardant. Dans le miroir des songes passe alors la silhouette de nos légendes, la Mathilde qui guette, depuis la fenêtre, Bernard alias Gérard Depardieu, son amour, sa folie, dans La Femme d’à côté, le film de François Truffaut.
Il est midi à Paris et Fanny Ardant entre à vive allure, trench-coat bleu encre, lunettes fumées comme une Penthésilée des villes. Ce week-end, elle jouera Hiroshima mon amour, de Marguerite Duras, au Théâtre du Passage à Neuchâtel et à l’Octogone de Pully, invitée de leurs directeurs respectifs, Robert Bouvier et Yasmine Char.
«La Femme d’à côté? Non seulement c’était mon premier film, mais c’était tout ce que je croyais de l’amour, ce que je croyais de la vie. On y meurt d’amour comme Tristan et Iseult.» C’est ainsi que ça commence avec Fanny. Sur les braises.
- Qu’est-ce que le théâtre pour vous?
La scène, c’est comme une mise à mort.
- Vous exagérez!
Il faut dire la chose et risquer de mourir si on ne la délivre pas. C’est pour cela que je ne peux pas jouer six mois un même spectacle. Je ne veux pas m’habituer. Le théâtre, c’est une éruption, un incendie, entre deux portes. Sur scène, vous êtes nue, seule dans l’arène. Alors qu’au cinéma, on est plus protégé, plus chouchouté.
- Vous avez joué, au début de votre carrière, Corneille, Racine, Claudel… Quelles sont les partitions que vous recherchez?
Je ne suis pas assez professionnelle pour pouvoir tout jouer. Je dois avoir un désir, tellement aimer un personnage que rien au monde ne m’empêcherait de le jouer. Je ne trouve pas qu’il faille banaliser le sentiment. Il faut que l’horreur et le sacré se mélangent, qu’on touche au sublime. Les Américains disent: «A boy meets a girl.» C’est plus compliqué que cela, sinon la littérature s’évanouit. C’est la langue qui permet de donner ses lettres de noblesse à l’être humain.
- Ecrivezvous?
Des lettres seulement, à la main. Pour remercier ou demander pardon.
- Des lettres d’amour?
Oui. Je me demande ce qu’elles sont devenues. Mais je n’ai jamais tenu de journal. J’en ai lu, des journaux d’écrivain. C’est une discipline magnifique.
- Pourquoi n’avoir jamais tenu de journal?
Parce que je vis dans un désordre absolu. Je me dépêche toujours, pour me lever, pour me coucher. Il faut avoir du temps pour écrire. Et moi, j’ai envie de lire. Je ne lis pas les journaux, parce qu’il faut choisir entre les informations et les livres. Je n’aime pas la politique, contrairement à Duras.
- Vous n’avez jamais été engagée?
Jeune, oui. J’admirais les bolcheviks, les poètes comme Maïakovski qui voulait changer le monde et qui s’est suicidé, parce qu’il n’a pas supporté que son idéal soit avili. Mais je n’ai jamais voulu me limiter. J’avais horreur des partis politiques, des groupes. Parce qu’un parti écrase la plus grande richesse de l’être humain: sa contradiction.
«La Femme d'à côté» n'était pas seulement mon premier film, mais c'était tout ce que je croyais de l'amour, de la vie.»
- 15 ans est votre âge étalon, dites-vous. Pourquoi?
A 15 ans, j’étais structurée par le non. Je savais ce que je ne voulais pas être. Je ne voulais pas être quelqu’un de résigné, quelqu’un qui baisse la tête, quelqu’un qui cède au pouvoir, à l’argent, à la gloire. Je ne voulais pas me marier par convention, je ne voulais pas avoir des enfants pour faire comme tout le monde. J’avais une grande méfiance vis-à-vis du monde bourgeois. Je savais que la grande bourgeoisie est un danger parce qu’elle offre une douceur de vivre. La douceur de vivre par définition amenuise votre capacité de résistance.
- Avez-vous été fidèle à la Fanny de 15 ans?
Oui. Je crois ne pas m’être trahie.
- Quel rôle ont alors joué vos parents?
J’étais élevée par un père qui avait une qualité qui m’a marquée: l’indépendance d’esprit. Il estimait qu’on ne devait jamais réduire un être à son statut social. Il y avait des êtres humains, le reste était accessoire.
- Adolescente, un livre vous a-t-il modifiée?
J’ai lu L’Idiot de Dostoïevski et ça a été décisif.
- Pourquoi?
La position du héros, le prince Mychkine, a quelque chose de christique. Il ne s’aperçoit pas de la moquerie dont il est l’objet; il tend la main à son ennemi; il refuse d’être identifié à sa classe sociale. Je me sentais en phase avec lui.
- La littérature vous a forgée?
Oui. Parce que j’ai tout lu dans le chaos, comme un chien sauvage dans la forêt. Je dévorais la bibliothèque de mon grand-père pendant les grandes vacances, des auteurs que personne de ma génération n’a lus, comme Anatole France, Joris-Karl Huysmans. Je me souviens de cet été où j’ai avalé tout Proust, de cet autre été où ce fut Chateaubriand. Une folie totale. Avec mon père qui était balzacien, nous avions des conversations infinies sur Rastignac, Vautrin, comme si c’était des cousins.
- Comment définiriez-vous le pouvoir de la littérature?
J’ai compris très jeune qu’elle n’est pas faite pour vous cultiver, mais pour vous ouvrir les portes, pour vous protéger, pour vous consoler, pour magnifier la vie.
- Que relisez-vous sans cesse?
L’Iliade. Dès qu’il y a une nouvelle traduction, je la relis pour découvrir quelque chose qui m’avait échappé. Je dois beaucoup à cet égard à l’helléniste Jacqueline de Romilly. Je lis pour m’étonner, jamais en pensant à l’usage professionnel que je pourrais faire d’un texte. J’ai toujours dans mon sac à main un livre.
- Quel est-il aujourd’hui?
Le texte que je joue à Paris, La Passion suspendue, entretiens entre Marguerite Duras et la journaliste Leopoldina Pallotta della Torre.
«Michelangelo Antonioni ne pouvait plus parler après son AVC. Pour «Par-delà les nuages», en 1995, nous étions suspendus à ses expressions. Quand il était satisfait, il pleurait. Et c'était bouleversant.»
- Les grands auteurs sont-ils inconvenants?
Dans La Passion suspendue, Marguerite Duras dit que la littérature doit représenter l’interdit, ce que les gens ne disent pas normalement. Elle doit être scandaleuse. Je comprends tellement ça. La parole durassienne est encore plus jouissive en cette période où, sous l’influence de l’Amérique, le politiquement correct et ses petits professeurs règnent. Tout le monde est sommé de s’excuser, de rentrer dans l’ordre. Je déteste cela.
- Le mouvement #MeToo vous irrite-t-il?
Oui, quand cela vire à la chasse aux sorcières, aux vindictes, aux accusations à l’emporte-pièce. Quand la justice prononce un non-lieu, personne n’en parle. Or il y a de vrais crimes.
- Si je vous dis «La Femme d’à côté», quelle est l’image qui vous revient tout de suite?
Ce souvenir: nous étions entassés dans la petite chambre d’hôpital où mon personnage est soigné, dans les limbes de la folie. Gérard Depardieu racontait des histoires de tournage et on riait, on riait. Tout d’un coup, François, qui était très gai, a dit: «On y va.» Et là, en un instant, nous avons plongé dans le vif du sujet. Même quand c’est tragique, le jeu doit être bordé par la joie.
- C’est ce que vous appelez l’urgence?
Oui. Le film a été tourné très vite, en six semaines, dans la région de Grenoble. François avait écrit le synopsis. On tournait le samedi. Et tous les dimanches, il écrivait les dialogues de la semaine suivante. Nous étions comme des chats sur le rebord du toit. Et c’était magique.
- Connaissez-vous la nostalgie?
(Silence.) Ce n’est pas la nostalgie du temps qui est passé, c’est la mélancolie de ce qui ne sera plus. Depuis très jeune, je suis frappée par le «nevermore», le «jamais plus.» Ça peut être de grandes vacances qui ne reviendront plus.
- La mort vous fait-elle peur?
Mais non! Au contraire, c’est une alliée. Elle donne la mesure de tout, elle nous dit que ce qu’on croit grave ne l’est pas tant que ça.
- Vieillir, pour vous…?
La vieillesse est liée à l’insolence. Les jeux sont faits (elle claque des doigts). On est comme le boxeur sur le ring qui sait qu’il subira le dernier KO. Mais on fait son match jusqu’au bout. Quand je vois des acteurs qui se battent pour la place de leurs noms sur l’affiche, je ris. Toute la nouvelle génération a peut-être oublié qui était Anna Magnani. Je suis convaincue de cela: sic transit gloria mundi.
- Vous n’avez pas peur qu’on vous oublie?
Non!
- On ne vous oubliera pas!
(Rire allègre.) Qu’est-ce qui a survécu depuis les Grecs? Très peu de choses. C’est pour cela que c’est l’instant présent qui est important. Il ne faut pas avoir de stratégie, il faut jouir de la vie qui passe, tout en n’étant pas dupe. Je ne suis pas un sage, mais je considère la mort comme un état qui donne sa raison d’être aux choses. J’ai plus peur de la mort des autres, de ceux que j’aime.
La suite ICI