Je poursuis les gestes de mon vigneron de Vinzelles, avec un peu de retard car juin a été fort chargé tout en étant bien en avance sur le plan climatique. C’est une belle réflexion sur la mécanisation des gestes du vigneron, la mise en perspective de ce qu’était son travail dans les vignes. Je le dédie à la fois à mes amis du château Tire-Pé pour les pétulances de Coquette, et à la néo-vigneronne Catherine Bernard.
C’était l’époque où l’on souffrait à la main.
Mais cette technique comportait de graves inconvénients : malgré toutes les précautions prises, la main saupoudreuse ne témoignait pas d’une équité parfaite : ici, des catons de soufre s’amoncelaient inutilement ; là des feuilles et des grappes échappaient à la bénéfique distribution.
Et quelle lenteur dans l’exécution de la tâche, cependant que le fléau progressait à pas de géant, d’année en année.
Comment intervenir avec plus de promptitude et d’efficacité ? Les vignerons, pour une fois, ne se mirent pas en frais d’imagination ; les quincaillers vinrent à leur secours, leur proposant des appareils nouveaux ; certains utilisèrent une espèce de pomme d’arrosoir, munie, à sa base, d’un tamis aux mailles serrées. Il n’était que de secouer l’ustensile au-dessus des ceps. Les résultats déçurent : la vaporisation demeurait inégale, et le poignet subissait une véritable torture, trop vite lassé de cette redoutable gymnastique.
D’un meilleur usage fut le soufflet, une sorte de soufflet à feu, nanti d’un réservoir de tôle, en forme de cône tronqué au sommet. Le soufre cheminait au travers un long tuyau, terminé par une spatule. L’engin crachait la poudre en un brouillard vaporeux, qui imprégnait grappes et feuilles, sous toutes leurs faces.
Pourtant, c’était exténuant de tenir, toute une journée, à bout de bras cet outil, dans le va-et-vient continuel qu’il fallait imprimer aux deux poignets.
Aussi, en quatre-vingt-dix, accueillit-on avec faveur la soufreuse à hotte.
C’est avec un instrument de ce genre que le lendemain, à la première heure, le Toine se rend aux Fromenteaux.
Sur le char, lui, le pulvérisateur, un sac de soufre. Tout ça, ça n’est pas trop lourd à traîner. Est-ce là la raison qui fait pétuler la Coquette ? Ou, songerait-elle que son maître va l’attacher après un saule à l’ombre savoureuse, avec une bride pas trop courte ? Ainsi, pourra-t-elle, en tirant sur la corde, et en allongeant le col, chaparder quelques bouchées d’herbe bien fraîche dans le pré du père Largipe.
Parvenu à destination, le Toine dételle sa jument, pour l’attacher au lieu de ses rêves.
Puis, il remplit de poudre sa soufreuse, récipient cylindrique, qui ressemble étrangement au petit poêle rond installé par le coiffeur de Sacy dans sa boutique : même forme, même grosseur ; dans l’ouverture circulaire ménagée à la partie supérieure de la paroi on pourrait emmancher son soufre, à l’aide d’un ustensile de sa fabrication, un demi cylindre de tôle, coupé dans un vieux tuyau de poêle, du côté épargné par les morsures de la rouille.
Le récipient plein jusqu’à la gueule, le Toine le saisit par les bretelles, le soulève jusqu’à la hauteur de son dos, et, avec une adresse consommée, enfile, l’une après l’autre, les cordelières : un sursaut des épaules, une traction des mains au bas des bretelles, et voici la hotte qui fait corps avec l’homme.
Le Toine va et vient au long des rangs, d’abord en montant, puis en descendant...
De la main droite, il actionne le levier de pression, de la gauche, il promène son tube lance-poudre, sur les sarments, l’agite de bas en haut, de haut en bas,et, parfois, d’une torsion du poignet, lui imprime un mouvement de semi-rotation : la vigne dissimule ses frondaisons, sous le halo jaune d’une impalpable poussière.
- « Quand même, murmure le Toine, c’est plus pratique que le soufflet. On transporte davantage de marchandise, et ça pèse moins lourd sur le dos qu’à bout de bras. Pis, avec le système de pression, la poudre se répartit encore mieux...
Maintenant, peut-être qu’on aura plus besoin de soufrer ? Y ‘en a qui flanquent le soufre dans la bouillie de sulfate... Moi j’attendrai de voir ce que ça donne avant de me lancer là-dedans. Les expériences, y’a des fois que ça coûte cher ! Quand on peut, y vaut mieux les laisser faire aux autres... »