Quand tu descendras du ciel, prends l’escalier de service plutôt que l’ascenseur social qui est en panne depuis des plombes, pense à Gabriel Péri, à Honoré d’Estienne d’Orves, à Guy Môquet et Gilbert Dru, laisse de côté les niaiseries de Tino Rossi, avec ses petits souliers et ses jouets par milliers, sonne à ma porte quelle que soit l’heure, je t’ouvrirai, t’accueillerai, autour d’un verre de vin qui pue nous partagerons le pain et le sel, nous ne referons pas le monde car il est en si piteux état que certains pensent qu’il court à sa perte, nous avec, du moins nos enfants et nos petits-enfants, nous n’évoquerons point les points de nos retraites vu que nous sommes de vieux cons privilégiés, au troisième godet de vin nu, en nous tapant la cloche de bouts de fromages qui puent, nous commenceront à déblatérer, à dresser la liste de ceux qui pensent à notre place, de ceux qui nous pourrissent la vie, de ceux qui le cul sur leur chaise prêche la Révolution, de ceux qui mettent les doigts dans la confiture, de ceux qui ont oublié que gouverner c’est choisir, aux c’est pas de ma faute, à ce régime là nous risquons d’y passer la nuit, autour de trois heures du matin nous nous souviendrons que, petits cons, nous proclamions à pleins poumons, élections piège à cons, au petit matin nous ouvrirons une roteuse pour accompagner un bout de brioche, comme tu n’as pas d’âge tu égrènera tes souvenirs de toutes les guerres qui devaient être la der des der, et puis, même si les cocos ont trahi, de Budapest à la Tchécoslovaquie en passant par le mur de Berlin et le Goulag, nous évoquerons l'Aragon de la Résistance :
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l'un fût de la chapelle
Et l'autre s'y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du cœur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Du haut de la citadelle
La sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle
L'autre tombe qui mourra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Ils sont en prison Lequel
A le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle
Lequel préfère les rats
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Un rebelle est un rebelle
Nos sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle
Passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Répétant le nom de celle
Qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Il coule il coule il se mêle
A la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle
La rose et le réséda
Louis Aragon, « La Rose et le Réséda », mars 1943.
Repris dans La Diane française, Paris, Éditions Seghers, 1944.
© Éditions Seghers, 1944