Quand on se prénomme Sully, sans le vouloir on transporte avec soi des images de labourages et de pâturages, bucolique évocation d'une France jardinée si bien vue du ciel par Yann Arthus-Bertrand. Pour Sully Ledermann, démographe français, homme de comptes donc, la postérité n'a retenu que son patronyme accolé au concept dur, au sens se science dure, de loi ; ça fait sérieux, béton, même si en l'occurrence la "loi de Ledermann" n'en est pas une.
En 1956, Sully Ledermann, publiait un ouvrage en deux volumes intitulé "Alcool, alcoolisme,alcoolisation". Dans son chapitre V : " Mesures du degré d'alcoolisation alcoolique d'une population" l'auteur expose une hypothèse. Il entend démontrer que la consommation moyenne d'alcool d'une population en détermine la proportion de buveurs excessifs. Le problème qu'il a tenté de résoudre est le suivant : nous connaissons, pays par pays, la quantité d'alcool pur consommé par an et par habitant, ou plus exactement la quantité totale consommée divisée par le nombre d'habitants de tous âges. En revanche, nous connaissons mal la distribution.
Notre démographe formule donc une théorie entendant démontrer que la consommation moyenne d'alcool d'une population détermine le nombre de buveurs excessifs (la proportion de buveurs excessifs augmentant selon le carré de la consommation moyenne en suivant une distribution log gaussienne). Cinquante ans plus tard, cette hypothèse, baptisée loi de Ledermann, continue d'être martelée par les ayatollahs d'une politique de santé publique aussi verbalement autoritaire qu'inefficace pour fonder la lutte contre l'alcoolisme. On est entre scientifiques, des gens sérieux, pas des gens qui vivent d'un produit dangeureux, circulez y'a rien à voir même si Gauss doit se remuer dans sa tombe en les voyant utiliser sa théorie pour des distributions biologiques. Quant à l'autre Got, toujours prêt à se drapper dans l'éthique, nous lui serions reconnaissant de bien vouloir nous expliquer au tableau la pertinence de la théorie de Ledermann.
Alors, pourquoi diable me direz-vous, des gens d'apparence sensée, qui tous les jours se frottent à des malades, dont la mission est importante, peuvent-ils véhiculer de telles contrevérités ? La réponse est simple : parce que ça les arrange. Ils ne peuvent s'afficher prohibitionnistes, alors ils disent qu'il faut générer des abstinents pour que le nombre d'alcooliques chute automatiquement. C'est simple : s'il n'y avait plus de voiture sur les routes il n'y aurait plus d'accidents de la route. Alors que, on l'a constaté récemment, la lutte contre les comportements à risques a fait baisser le nombre de morts sur les routes. Oui mais ça c'est dur, difficile, il faut aller jusqu'aux causes et ne pas se contenter de préconiser une société d'interdit et d'irresponsabilité.
Avancer masqué est le pire comportement dans la sphère du bien public. Je cite le père de la lutte contre le tabagisme " c'est un des problèmes du discours actuel sur les addictions ; ce discours englobant s'est construit à partir d'une logique de santé publique : on y parle beaucoup du besoin d'éviter le passage à l'usage, de l'usage à l'abus et de l'abus à la dépendance..." La prohibition pointe son nez " dans une optique stricte de santé publique, les alcoologues ont l'habitude de se référer à la loi de Ledermann ; le meilleur moyen d'utiliser la loi de Ledermann est d'interdire la consommation..."
La dernière parution sur la consommation des jeunes est là pour rappeler à ces messieurs que la réalité ne se plie jamais à une fausse loi et que si l'on veut convaincre le corps social, l'aider à vivre dans un monde difficile, ce n'est pas avec de la pseudo-science mais avec des approches où les principaux acteurs se parlent, s'expliquent et agissent. Comme dirait l'autre on ne peut faire la paix qu'avec son ennemi alors messieurs, même si vous n'aimez pas la modération, venez vous asseoir au Conseil de la Modération, n'en déplaise à une " journaliste " du Monde vous y êtes majoritaire à la condition de ne pas y pratiquer la politique de la chaise vide.