Dans la cour de récréation de l’école Sainte-Marie à la Mothe-Achard, lorsque nous jouions au jeu du drapeau, les grands, certains jours, décrétaient le « chacun pour sa peau » ce qui signifiait que nul ne pourrait se planquer dans le cocon du collectif, c’était le un contre un ou pire le tous contre un lorsque soudain l’esprit de meute prévalait. Les plus faibles, les moins astucieux, les j’en foutre, étaient éliminés les premiers. Ensuite venait un temps de flottement, d’observation, où ceux qui s’estimaient les plus aptes à gagner s’observaient, se jaugeaient, certains lançaient des fausses pistes, des contrats se passaient d’un simple regard : tu sacrifies ta peau en échange d’une poignée de marbres (billes d’argile vernissée), petit à petit la meute fondait comme neige au soleil. Lorsqu’elle atteignait le chiffre 5, en basket on dit un 3 contre 2, avec mon copain Dominique le fils du boulanger, qui jouait arrière au foot, un teigneux, lorsque nous avions décidé de les laisser se bouffer entre eux et que nous étions encore dans le lot, nous activions notre plan d’une grande simplicité. Nous filions au petit trot chacun dans l’un des 2 coins. Les 3 restants hésitaient sur la conduite à tenir : le 1 contre 1 mais alors le troisième économisait ses forces ou le 2 contre 1 pour l’un et le 1 contre 1 pour l’autre. À tout coup ils choisissaient la seconde solution car comme c’était chacun pour sa peau à leurs yeux aucune coalition ne s’avérait possible. Je ne dis pas que Dominique et moi nous gagnions à tout coup, ce serait mentir, mais comme j’étais un assez bon basketteur, dans le dernier un contre un, alors que Dominique se sacrifiait, je mettais souvent, avec mon jeu de jambes, mon adversaire plus lourd et moins mobile dans le vent. Ce qui m’a toujours stupéfait c’est que, notre stratégie étant connue, jamais ces abrutis n’ont pensé à élaborer entre eux un pacte pour nous contrer. À deux unis on peut gagner contre trois qui pensent qu’ils vont gagner tout seul.
Le collectif a mauvaise presse. L’action collective est moquée. Le chacun pour sa peau prévaut. Et pourtant, depuis ses origines notre système d’appellation d’origine est une forme d’organisation collective, un bien commun géré en commun. Certains vont me trouver fort paradoxal puisque très souvent je mets en avant des vignerons qui s’écartent du sentier commun. J’en conviens. Aujourd’hui, ayant suffisamment donné pour le collectif, c’est à certains d’entre eux que je m’adresse. L’original, certes, est souvent solitaire mais, hormis le besoin que certains éprouvent de se retrouver à quelques-uns, très vite l’action collective se résume à un esprit de tribu. La tribu a ses codes. La tribu est assez fermée ou du moins pas très ouverte. La tribu se positionne souvent en opposition à d’autres tribus jugées soit trop molles, soit pas assez fermes sur les principes, ce qui vous me direz revient au même mais qui dans ces mouvances peut avoir force d’excommunication. Je force volontairement le trait bien sûr mais lorsqu’on souhaite faire progresser ses idées j’ai la faiblesse de croire qu’il faut savoir s’entendre sur l’essentiel pour tenter de convaincre le plus grand nombre. Se draper dans sa vérité est bien plus commode, plus confortable que de se colleter à l’action collective. C’est aussi plus payant, à titre individuel, dans nos sociétés où la communication prime : les médias adorent les postures individuelles. Le collectif c’est ringard, sauf quand ça fait pleurer les foules ou quand ça permet aux individus de se dédouaner par le don à une œuvre caritative qui s’occupe de tout. Lisez-moi bien, ce n’est de ma part que le constat d’un simple observateur. Ni producteur, ni vendeur, je ne suis qu’un consommateur de vin parmi d’autres dans la grande ville. Je ne jette donc d’anathème sur qui que ce soit. Toute cette diversité, cette inventivité, ce retour aux sources me plaît mais force est de constater que tant d’énergie, d’intelligence sont gaspillées sur les autels de petites chapelles qui font le miel de l’élite, où de la prétendue telle, mais laisse la base dans sa mouise. Ce chacun pour sa peau, cet entre-soi douillet, m’attriste seulement, ça me navre et je l’écris.
Que voulez-vous je suis de ceux qui préfèrent le contrat négocié à la loi imposée. La règle générale lorsqu’elle se pique de s’intéresser au détail est carcan alors que le contrat met en forme les avancées des parties, qui bien sûr ne sont jamais en stricte position d’égalité, ajoute ou retranche une pierre à l’édifice commun, tâtonne, s’adapte, c’est la méthode que souhaitait René Renou avec la réécriture des décrets. Certains m’objecteront que c’est se soumettre au diktat d’une majorité pas toujours éclairée. La réponse est souvent oui si la minorité, dite agissante, se situe au-dehors ou si elle refuse toute forme de compromis. Le vilain mot est lâché compromis traduit en langage tribal par compromission. J’adore ! Comme si la vie que l’on vit n’était pas une longue suite de compromis. L’intransigeance c’est la guerre, froide ou ouverte. Le divorce érigé en mode de résolution des conflits. Le mieux est souvent l’ennemi du bien. Alors tout en restant ferme sur ses principes, ceux qu’on s’applique librement à soi-même, je ne vois pas pourquoi il serait « inadmissible » d’admettre que la règle commune soit fondée sur un compromis entre les parties en présence. Dans la sphère publique, tant décriée, ça s’appelle se mettre en position de pouvoir gouverner la collectivité et, comme le disait mon maître, lui aussi vilipendé par les purs et durs, Pierre Mendès-France : gouverner c’est choisir.
Allez les amis de mes amis, un petit effort pour faire entendre ensemble votre petite musique en dehors de cénacles choisis…
* Au XVIIIe siècle, teinture de tournesol qu’on ajoutait aux vins peu colorés. Le goût de drapeau était fréquent dans les vins de cabaret.