Ce prénom de béatitude qui collait si bien à mon image de chair, angelot souriant et câlin, aux boucles de cheveux jais, ondoyantes et souples, encadrant des yeux noirs rieurs rehaussés par de longs cils, tirait des grenouilles de bénitiers des soupirs extatiques " Madeleine vous en avez de la chance, ce petit est un don de Dieu..." Et pourtant, elles qui avaient tant médit, si leurs yeux s'étaient dessillés, elles eussent perçu les soubresauts de mon âme. Mais elles n'étaient que dévotes, incapables de saisir l'ombre légère que dessinait mon sourire lorsque la tempête de mon intérieur s'annonçait. Comme l'eau qui dort je cachais dans mes profondeurs des démons incandescents. Pour les tenir en laisse je raillais mon Benoît de prénom. Je cultivais avec soin mon aversion. Dissimulateur, je grandissais en âge et en sagesse dans le cocon douillet tissé par le clan des femmes.
Mes géniteurs m'avaient pourri de dons. Le pire était à venir. De toute part on s'esbaudissait. On me donnait le bon Dieu sans confession. En silence je souffrais du délit de bonne gueule. Planqué derrière ma félicité benoîte j'affrontais la vie avec un étrange mélange d'optimisme inoxydable et de crainte. L'exubérance de mon imagination, ce trouble intérieur, me projetaient dans des mondes impitoyables, ceux que je découvrirai bien plus tard à l'âge adulte, peuplés de femmes fatales, de condottieres flamboyants, de crapules audacieuses ; des mondes dégoulinant de luxe et de stupre ; des mondes excessifs ; des mondes où tout était si haut, si fort ; des mondes où je me sentais tel un poisson dans l'eau. J'aimais mon aisance, mon absence de scrupules, seigneur de la guerre altier et impitoyable, le monde était à mes pieds. Jamais repu de ces plaisirs charnels, de ces alcools forts, je me délectais de mon inhumanité.
Alors, tout au long de ma paisible et studieuse adolescence, l'aversion de mon prénom extatique remplira la fonction de toile émeri. Elle m'empêchait de tomber dans la facilité et le contentement de soi. Tâche ardue pour une gueule d'amour, tiré à quatre épingles, moissonnant sans effort les plus belles pousses du canton. C'en était lassant. Je n'en pouvais plus d'entendre ces donzelles minauder que Benoît c'était "choux et doux" pendant que je fourrageais, sans rencontrer de résistance, dans les faibles bastions de leur intimité. Cette facilité me désolait. Las, j'affichais froideur, dédain ou pire grossièreté, en pure perte, pour du beurre. Espérant une paire de baffes je récoltais des gloussements de dindes. Consentantes jusqu'à la nausée. J'en avais marre des bouches faciles, des bécots minables, des langues mollasses et des bouches incertaines. Quant aux jeux de mains, ils étaient pires encore, rien que des mols édredons. Mais un jour il y eut Chantal : son corps vibra tel le cristal de Bohème dès mon premier effleurement.