Mon titre s’inspire d’un petit livre de Florence Noiville publié chez Stock en 2009 : « J’ai fait HEC et je m’en excuse »
Elle-même diplômée d’HEC Florence Noiville constate : « Il existe un malaise profond chez nombre de diplômés d’HEC de ma génération. Beaucoup sont désabusés. Ils font le constat que le modèle économique que nous avons été formés pour mettre en œuvre a cruellement montré ses limites. Que le marketing a produit des montagnes de faux besoins et de frustration. Que la finance a complètement déraillé en nous menant à la crise des subprimes et aux scandales des bonus. Les uns, les plus cyniques, continuent sans se poser de questions. Les autres cherchent à combattre la vacuité et même l’absurdité de ce qui fait l’essentiel de leur vie professionnelle. Souvent, ils mènent une double vie : avocat d’affaires le jour, psychanalyste le soir… Ils se bricolent du sens. Mais dans tous les cas, ce qui me frappe, c’est leur sentiment d’impuissance. Ils disent, « ça dysfonctionne, mais c’est le système, je n’y peux rien ». Or qui mieux qu’eux pourrait faire changer les choses ? Ils sont au faîte de leur carrière, ils ont les réseaux, l’intelligence, la connaissance du système de l’intérieur… Mais, souvent, ils n’osent pas les utiliser dans le sens d’une plus grande utilité sociale ou de l’intérêt général. La devise de l’école n’est-elle pas pourtant «apprendre à oser» ?
« Des gens disciplinés, prompts à se soumettre à toute autorité »
À plusieurs échelons au-dessous, fleurissent des écoles de commerce dont certaines ont choisi le vin comme fonds de commerce.
À quoi servent les écoles de commerce ? chronique du 20 septembre 2007
Dans le « Le mythe du management » l'auteur Matthew Stewart (USA) n’y va par 4 chemins :
« Et si l'enseignement de la gestion était une mystification, sans contenu, pédante, abstraite et boursouflée de prétention ? »
« Pendant les sept années qu'a duré ma carrière de consultant en management, j'ai consacré l'essentiel de mon temps à m'efforcer de paraître plus vieux que je n'étais. J'étais devenu expert dans l'art de plisser le front et d'adopter une expression sombre et sérieuse. Mon public devait songer que bien que très jeune j'avais acquis une extraordinaire formation de manager. Il n'en était rien. Je ne suis titulaire d'aucun diplôme de gestion. J'ai juste un doctorat de philosophie allemande du XIXe siècle, pour être précis. Avant d'accepter un travail consistant à expliquer aux dirigeants des grandes entreprises des choses qu'ils sont censés savoir, mon expérience professionnelle se limitait à des petits boulots de précepteur à mi-temps enseignant Hegel et Nietzsche à des étudiants distraits, auxquels s'ajoutaient quelques emplois saisonniers encore moins reluisants, principalement dans l'industrie de la restauration rapide.
Le plus étrange est que ma carence de formation n'a jamais vraiment posé problème. En tant qu'associé fondateur d'une entreprise de conseil qui finit par employer six cents personnes, j'ai interviewé, embauché et côtoyé des centaines de diplômés d'écoles de gestion. L’impression que je me faisais des diplômés de MBA était qu'ils se résument à vous ôter deux ans de votre vie et à vous faire contracter de lourdes dettes et ce à seule fin de garder votre sérieux lorsque vous prononcez des phrases telles que « situation gagnant-gagnant », « compétences clés » ou biseness process reengineering. Quand le moment venait de choisir un collaborateur, je penchais généralement pour ceux qui avaient consacré leurs années d'université à étudier autre chose que la gestion.
Lorsque j'ai quitté le métier, j'ai décidé, par une inversion de l'ordre naturel des choses, de me pencher de plus près sur la littérature spécialisée. D'un côté, je voulais mesurer ce que j'avais raté. De l'autre, j'avais du temps devant moi. En parcourant péniblement les volumes consacrés à la « stratégie compétitive », à la redéfinition du biseness process. Et à d'autres douceurs de ce genre, pas une fois je ne me suis dit : « Bon sang ! Si seulement j'avais su ça plus tôt ! » Au lieu de quoi, je me suis surpris à penser des choses inavouables, comme : « Je ferais mieux de lire Heidegger ! » Ce fut une expérience déroutante, qui ne fit qu'épaissir le mystère entourant la question qui ne cessait de me hanter depuis mes premiers pas dans le monde des affaires : à quoi servent les écoles de commerce ? »
En gros, avec juste ce qu’il faut d’ironie, dans les écoles de commerce, des plus prestigieuses aux plus modestes, on fait tout sauf apprendre à vendre.
J’exagère bien sûr mais n’est-ce pas lié au fondement de cette activité qui, depuis la nuit des temps, a été, il me semble, bien plus fondée sur des qualités innées que sur la transmission d’acquis livresques ?
Je ne suis pas un historien du commerce et je n’ai pas la prétention d’apporter des arguments pertinents pour étayer mon affirmation.
Dans une somme sur les « négociants et marchands de Bordeaux de la guerre d’Amérique à la Restauration » Philippe Gardey pose un préalable : la nécessité de définir négociants et marchands.
Je ne ferai qu’une citation qui me semble bien poser la césure qui existait dans la hiérarchie des commerçants et qui perdure en dépit de l’irruption dans le commerce de la modernité liée à l’Internet.
« Quand, en avril 1792, le négociant bordelais Jean Beÿerman aîné se plaint amèrement à son correspondant d’Amsterdam du comportement des négociants de la place, il lui écrit : « C’est bien l’affaire de vos boutiquiers de trouver de pareilles aubaines, comme nous sommes leurs victimes ! ». Ces « boutiquiers » hollandais avaient été plus rusés, dans leurs spéculations sur les sucres, que les négociants de Bordeaux. Mais, cette âpreté au gain, Beÿerman la juge vulgaire et, pour tout dire, plus proche des petites combines d’un épicier de quartier que du comportement qui sied à un négociant respectable. Le ton est donné. Nul doute que, pour lui, négociants et marchands en boutique constituent deux professions différentes. Cette opinion est alors largement partagée. »
L’est-elle encore ?
Dans le monde du vin, où le contact direct avec le client final, le consommateur payeur, est très minoritaire, même pour la vente dite directe où grouille une foultitude d’intermédiaires, d’agents, je le crois : il y a les belles images du négoce de nos grandes et prestigieuses appellations accolées à nos terroirs d’exception et la réalité quotidienne du commerce.
Sur notre marché domestique les emplois de commerce pour jeunes issus des écoles de commerce c’estsurtout ça :
Le classement des forces de vente en GMS
Effectifs des équipes commerciales des fournisseurs des liquides du circuit hypers et supermarchés, hors supplétifs et saisonniers. Chiffres d'affaires sociétés hors droits et taxes.
Source : déclaratif opérateurs et estimations Rayon Boissons
Société / Nombre de commerciaux /CA annuel en GMS
CocaCola Entreprise 260 1 000 M€
PepsiCo France (1) 180 120 M€
Brasseries Kronenbourg 170 600 M€
Ricard 140 310 M€
Pernod 100 300 M€
Heineken Entreprise 85 600 M€
OranginaSchweppes 80 350 M€
BacardiMartini 75 220 M€
Nestlé Waters France 70 550 M€
Danone Eaux France 70 450 M€
AB InBev 70 250 M€
Moët Hennessy Diageo 65 300 M€
Britvic France 65 200 M€
La Martiniquaise SVS 60 260 M€
Marie Brizard 60 160 M€
EckesGranini France 60 160 M€
Bardinet 55 175 M€
Castel Distribution (2) 50 400 M€
Neptune 50 700 M€
Lixir 50 170 M€
Grands Chais de France (3) 45 250 M€
Red Bull 45 40 M€
Eclor(4) 40 70M€
Patriarche 40 90 M€
Vranken Pommery 30 130 M€
Advini 30 95 M€
Thienot France 25 90 M€
BrownForman France 25 70 M€
Rothschild France Distribution 25 55 M€
Yvon Mau 25 55 M€
Bavaria (5) 25 30 M€
Lanson International 22 110 M€
Confrérie Castel 20 50 M€
CJW (6) 20 100 M€
Gérard Bertrand (7) 18 30 M€
NB : nous n'avons pas intégré la société Solinest, qui distribue essentiellement de la confiserie (Ricola, Mentos, Pez, Chupa Chups...) ainsi que les boissons Cacolac et Vaï Vaï et compte 280 représentants en GMS
(1) PepsiCo France commercialise aussi une large gamme de biscuits apéritifs
(2) Représente trois filiales du groupe Castel : Société des Vins de France (SVF), Castel Frères et Maison Malesan
(3) Concerne seulement la structure Crus et Domaines de France et n'intègre pas la marque JP Chenet qui possède son équipe dédiée
(4) Le cidrier commercialise aussi les bières Lancelot, les vins Ackerman, les softdrinks Breizh Cola, Sunny
Les négociations avec la petite poignée des centrales d’achats c’est le boss qui les mène face aux requins de la GD, la force de vente elle s’occupe de la petite intendance du rayon vin où elle retrouvera sans doute un ou une collègue de l’école. Travail bien balisé où la bosse du commerce n’est pas forcément la qualité première.
Le côté miroir aux alouettes du beau et fabuleux monde du vin renvoie souvent beaucoup de désillusions. Alors, certains déçus se replie sur la communication. Petits budgets, petits Twittos, évènementiels, dégustations… C’est un peu l’autoroute du Soleil lors des grands départs, ça bouchonne et y’en a un tas qui reste sur le bas-côté.
À l’international, c’est différent : maîtrise de la langue, de la culture alimentaire, des pratiques commerciales, de la législation, de l’administration, des circuits, exigent que les commerciaux disposent d’un bagage sérieux. Est-il possible qu’ils l’acquièrent, et surtout sachent ensuite l’utiliser dans nos petites écoles de commerce ? Je ne sais ! Je l’espère. Les jeunes bacheliers français devraient, à l’instar de leurs homologues de beaucoup de pays, faire un break, avant de s’engager dans des études dites supérieures, afin de se trimballer de par le monde, non pour faire du tourisme mais pour se frotter à des petits boulots au ras des consommateurs du pays qu’ils auront choisis. Si tel n’est pas le cas, très normalement les négociants français recruteront des locaux pour occuper ces postes. Ils le font déjà.
J’ai une culture très François Michelin où la progéniture commençait par aller gérer la cantine avant de prétendre à des fonctions jugées plus nobles. Notre culture des diplômes pour les diplômes, sésames de la position dans la hiérarchie des métiers, n’est pas mauvaise en soi, elle est un facteur de rigidité et d’inadaptation à la réalité. Si on a le goût du commerce, et ce n’est pas donné à tout le monde, apprendre sur le tas après avoir emmagasiné une bonne et vraie culture générale, pour un produit comme le vin, à la fois simple car ne subissant aucune transformation une fois produit, et complexe du fait de son Histoire millénaire, de ses coutumes, de ses codes, de sa diversité, est la meilleure école de commerce. Pour les outils spécifiques, le marketing plus particulièrement, il suffit de savoir lire, la littérature sur le sujet est volumineuse et bien indigeste mais consommable par un esprit curieux.
Le commerce originel était aventurier, défricheur, routes des mers : « L’eau est tout ce que l’on dit qu’elle est : union, transport, échange, rapprochement, à condition que l’homme s’y efforce, accepte d’en payer le prix. Elle est aussi, elle a même été longtemps séparation, obstacle dont il a fallu triompher… » ; Routes des terres qui « ne sont pas, sans plus, des rubans sur le sol… ces caravanes sur le chemin d’Alep, ces longues files de chevaux, de mulets, de chameaux sur le Stamboulyol (la route d’Istanbul par la voie de la Maritza), où ces charrois en marche… Il n’y a pas de routes sans les haltes nécessaires : un havre ; une rade foraine ; un caravansérail ou un han ; dans l’Europe occidentale, une auberge isolée, jadis un château fort. »
Des routes nourricières…
Des routes du commerce...
Et Olivier de Serres « Si vous n’êtes pas en lieu pour vendre votre vin, que feriez-vous d’un grand vignoble ? »
Le commerce a fait la notoriété de ceux qui se considèrent comme les grands vins
Et maintenant les routes invisibles de la Toile…
Là, tout est possible, pour tout le monde, le monde est à portée d’un clic, la route de l’Internet sont comme je l’ai écrivais le 18 mai 2009 est le seul chemin vicinal qui relie Embres&Castelmaure à New-York.
On peut tout y faire pour séduire la chalandise mais encore faut-il savoir ce que l’on veut ou sait faire et c’est là que le bât blesse car la Toile est si vaste, si encombrée, que pour se faire entendre, être lu, il faut s’extraire de la masse soit employant de gros moyens, soit en étant astucieux et inventif. Et là, sans être mauvaise langue, c’est malheureusement un peu morne plaine. Le contenu mis dans les tuyaux est aussi conventionnel que la viticulture du même nom, c’est en général triste et ennuyeux. Le monde du vin est tellement nombriliste qu’il pense ou se persuade que l’opinion publique dans sa grande généralité, sa versatilité, se passionne pour ses dégustations, ses classements, ses subtilités, alors que dans sa grande majorité elle s’en tape. L’entre soi est si agréable, si rassurant, que la plupart du temps les grandes tendances sont d’abord perçues comme des agressions avant d’être intégrées vaille que vaille, à la ramasse. Trop tard ! Les demandes sociétales sont ignorées, moquées, au nom d’une vision d’un développement dépassé avant d’être subies avec une certaine mauvaise grâce. Trop tard !
L’innovation commerciale ne se niche pas dans un marketing usé jusqu’à la corde mais dans notre capacité à mettre en avant les valeurs qui font de ce produit qu’est le vin un produit différent des gros bataillons de la consommation. Malheureusement nous empruntons le chemin inverse : nous nous engouffrons dans la banalisation.
Les nouveaux défis du commerce à relever dans un monde où les limites physiques n’existent plus, où les communications ne sont plus des contraintes, où les frontières commerciales tombent, où l’uniformisation des comportements s’épand, exigent, et c’est tellement vrai dans l’univers du vin, que notre énergie se polarise sur ce qui nous différencie de l’univers des produits standards, de la consommation de masse.
Rappelons la 12e règle de shopping selon Worth, citée par David Wilson, in Chronique d’un résistant en milieu branché :
« Nous n’avons que deux grandes certitudes : nous nous trouvons sur un gros caillou qui tourne sur lui-même et fend l’espace à plus de cent mille kilomètres à l’heure, et un jour, notre corps mourra. Une nouvelle paire de chaussures nous aidera-t-elle en quoi que ce soit ? »
Est-ce que l’acquisition d’un nouveau flacon de vin nous aidera en quoi que ce soit ?
Pour que la réponse soit OUI il nous faudra, sans renier nos acquis, parler, écrire sur le vin différemment…
Think different c’est signé Apple
Penser différemment !
Pour de vrai comme nous le disions lorsque nous étions enfants…
Pour finir et pour de rire un bon exemple de commerce équitable :
- Pourquoi marchandes-tu pendant une heure avec ton tailleur alors que tu sais pertinemment que tu ne le paieras pas ?
- C’est pour qu’il perde moins.
C’est signé Gluck le compositeur de musique allemand