Le 15 août 1961, le soldat allemand Conrad Schumann franchissait le mur de Berlin et devenait un symbole de la guerre froide
En retrouvant l’air libre en plein quartier de Kreutzberg ils purent vérifier que la zone de chalandise de leurs petits camarades étudiants ne respirait guère l’opulence renaissante de l’Allemagne de l’Ouest car elle se composait essentiellement d’usines bombardées, de gares désaffectées, d’HLM trop proches du mur pour séduire les promoteurs et elle était cernée de bidonvilles turcs empestant la fumée de charbon de bois et le suif de mouton rôti. Ils rôdaillèrent dans des cafés peuplés d’une faune fumant du shit sous des drapeaux du Viêt-Cong et des photos de Mao et d’Hô Chi Minh. L’évocation du nom de Sacha auprès des camarades ne leur attira que des sourires vagues ou même une forme d’hostilité sourde. Fatigués ils échouèrent dans une sorte de club en sous-sol où un guitariste en keffieh palestinien jouait vaguement du Joan Baez sous les regards indifférents de quelques corps indistincts vautrés sur des matelas jetés à même le sol. Certains se pelotaient sans enthousiasme pendant qu’une fille dans un coin allaitait un moutard roussâtre. Venant de je ne sais où un charmant Suédois efféminé leur tendait deux canettes de bière. Ils se posèrent sous un drap accroché au mur sur lequel une main malhabile avait peint des slogans contre la bombe à neutrons. Olof, le suédois, gérant de ce club communautaire, se roulait un joint tout en s’enquérant, dans un anglais hésitant, de leur situation. Leur réponse « Nous cherchons Sacha... » lui tirait un mince sourire, le premier de la journée, qui leur remontait le moral. Toujours dans son anglais guttural il leur confiait « Je crois qu’il loge dans un grand entrepôt avec ses camarades du « Centre de la Paix ». C’est une communauté. Ici presque tout le monde vit en communauté. Vous devez avoir faim. Je vais vous conduire dans un restaurant à kebabs ... » Ils tétèrent leurs bières, demandaient à régler ce qui leur valait un nouveau sourire las du suédois, et ils le suivirent dans un lacis de ruelles sombres jusqu’à un appentis couvert de tôles. « C’est chez Mustapha, l’agneau y est délicieux vous verrez. » Pendant qu’ils se restauraient, leur nouvel ami Olof, toujours aussi obligeant, leur dessinait sur une feuille de carnet le plan qui leur permettrait de se rendre jusqu’à la tanière de Sacha. Le thé à la pomme avait plutôt un goût de serpillière mais, après leur journée d’errance, la perspective de se poser en un lieu hospitalier le leur faisait apprécier bien mieux qu’un Earl Grey de chez Mariage. Benoît réglais l’addition avec des dollars pour le plus grand plaisir de Mustapha le patron qui, pour le remercier, enveloppait des halvas dans du papier journal. Avant de les quitter Olaf murmurait quelques mots à l’oreille de Chloé qui opinait en souriant.
La nuit tombait. Le suivi du plan d’Olaf les conduisait jusqu’à un canal dont les eaux noires reflétaient les auréoles jaunasses de gros projecteurs juchés sur des miradors qui s’alignaient, à intervalles réguliers, sur la berge d’en face. Soudain sur leur gauche, alors qu’ils s’engageaient sur un chemin de halage plein de fondrières, surgissait une vedette de la police truffée de mitrailleuses. Son projecteur puissant les enveloppait l’espace d’un court instant avant de continuer sa course sur les murs de briques des usines éventrées. Ils n’étaient pas très rassurés. Chloé tirait Benoît par la manche « Je crois qu’il nous faut prendre cette rue, là... » elle pointait le doigt vers une ruelle aux pavés disjoints. « Que te voulait Olaf ? » La question de Benoît, hors de propos, tirait à Chloé un rire nerveux. « Coucher avec moi mon grand... ça m’a l’air d’être le sport national ici...» Comme Benoît n’était pas convaincu par sa réponse il revenait à la charge. « Tu me racontes des bobards. Je suis sûr que c’est avec moi qu’il souhaitait copuler... » Chloé ricanait « Puisque tu sais, pourquoi me poses-tu la question alors ? » Sa réponse restait en travers de la gorge de Benoît car, face à eux, tel un décor de cinéma, sous le halo blafard de rares lampadaires se dressait une muraille de parpaings grisaillou couronnés d’un buisson de barbelés rouillés, haute d’au moins 6 mètres. Transis, bras ballants, ils restèrent plantés face à elle pendant une poignée de minutes sans même entendre des pas dans leur dos. « Vous n’avez jamais vu le Mur ? »