Aix 1943
Ils sont entrés à leur manière, frappant le sol de leurs semelles, alertant déjà tout le voisinage.
J’avais ouvert la porte craignant qu’ils ne la défoncent.
Qu’avais-je fait pour mériter cette visite ?
Le colonel s’est tourné vers sont subalterne :
« Du, Mathias, sag dem Franzozen dass er ab jetz für uns arbeiten wird! In der autowerbstatt, auf den zimmern, eben über all, wo etwas zu rearieren gibtUnd ich dulde keine wiederrede.
Dies ist ein Befehl!
Le colonel était rouge pivoine. Il avait craché sa phrase d’une traite. En final, il avait éructé dans un gargouillis baveux le « Heil Hitler » et s’était dispensé du salut.
L’autre, au garde-à-vous commença à me traduire d’une voix monocorde et saccadée.
Il dit :
-Je suis le sous-officier Von Wassy, responsable de l’intendance au niveau des grands hôtels où sont soignés nos hommes.
Le médecin-colonel Kiesel a dit :
À partir d’aujourd’hui vous travaillerez pour nous.
Au garage, dans les étages des divers établissements, partout où il faudra réparer quelque chose.
Il dit surtout : c’est un ordre et u ordre du médecin-colonel Kiesel ça ne se discute pas.
Vous comprenez ?
C’est net.
Surtout pas de bêtise.
Il faut obéir monsieur Melchior Seguin.
Nous savons que vous êtes mécanicien, plombier, électricien…
-Mais attendez, attendez, n’en rajoutez pas, tout ça fait beaucoup, m’exclamais-je.
-Ne soyez pas modeste, nous savons de source sûre que vous êtes tout cela à la fois.
- Comment pouvez-vous…
- Nous savons, j’ai dit.
- Je veux seulement dire, comment pouvez-vous parler français comme ça ?
- Je parle français c’est tout et ça suffit pour vous.
Vous êtes convoqué au travail à l’hôtel Mirabeau demain matin à 7 h 30 au bureau du colonel Kiesel.
N’oubliez pas de venir, monsieur Seguin, ce serait oublier de vivre.
Il eut un petit ricanement.
Ce petit sous-officier vert d gris, je ne pouvais déjà pas le haïr pour cette façon teutonne de s’exprimer en français.
Ce blondinet arraché à son lycée quelque part en bordure de la France pour couvrir la défaite et assurer la retraite !
Car il ne faisait plus guère de doute dans nos esprits que les jeux étaient faits.
À quoi bon alors jouer encore aux maîtres.
De plus, celui-là était d’une beauté suffocante.
L’aryen modèle pensais-je ;
Mais quoi ?
Il obéissait lui-même aux mêmes ordres, soumis au même chantage.
Je désirais le haïr, mais je sentais bien que dans mon for intérieur, que je ne haïrais bien, que ce que je pourrais pas posséder.
Vois-tu, Martha, dès notre premier entretien j’ai ressenti plus que de la curiosité pour cet Allemand qui parlait un si bon français.
On était en août quarante trois.
Un bel été, ils sont arrivés sans faire beaucoup de bruit.
Ils ont investis les grands hôtels comme l’avaient fait d’autres combattants d’un autre camp. Il y avait plus de blessés et de malades que d’hommes en état de combattre, mais nous le savions, la ville était hôpital depuis longtemps.
En fait, ils n’avaient pas eu de mal à me mettre le grappin dessus.
Il suffisait de consulter les listes des employés des hôtels pour retrouver des hommes et des femmes encore aptes à servir.
De tout temps mon infirmité m’avait aiguillé vers des voies de garage, j’avais été l’homme d’entretien du Beau-Site.
Ma nouvelle tâche allait s’étendre aux autres hôtels.
Et puis ils sont partis.
Et j’étais là, pantois et effrayé, car je n’avais pas encore vraiment pris conscience de ce que serait la guerre.
A cause de ma jambe raide, j’étais toujours passé à côté de la tourmente.
J’avais vécu égoïstement.
J’avais fait de ma solitude un refuge que rien ne semblait devoir déranger.
Que rien jusqu’alors n’avait dérangé.
Fanfan était borgne, moi j’étais boiteux.
Et ce qui au début m’avait humilié, m’était vite apparu comme le salut que Dieu m’avait assuré pour traverser toutes les querelles et tous les désastres sans plus de dommage.
J’étais beau comme un ange, mais un ange qui n’aurait qu’une aile est-il encore un ange ?
Je songeais souvent à l’ange déchu, souvent j’imaginais cet ange maudit de la création qui tombait d’un ciel empli de chérubins vers des abîmes peiplés de gnomes et de goitreux nus comme des vers et tous plus laids que pouvaient l’être les personnages d’un tableau de Bosch ou un de ces jugements derniers de Torcello ou d’ailleurs.
Si tu savais, Martha, combien de fois je l’ai entendu ce :
-Alors gueule d’ange, on n’a pas le pied beau !
Les imbéciles qui pensaient faire de l’esprit.
Combien de fois j’ai ressenti cette haine profonde, cette amertume qui me gonflait le cœur.
Et quoi ? Pouvais-je courir pour me battre ?
Avec une jambe raide, une démarche plus que claudicante. J’ai pleuré en silence, lorsque déjà tout gosse à l’école…
C’est méchant, les gosses, mais, ça ne sait pas vraiment ce que ça fait.
Non, les petits ne pouvaient mesurer l’étendue du mal qu’ils faisaient en riant de mon infirmité.
Mais les grands, les vingt ans et plus.
Imagine la visite la visite du conseil de révision, c’est alors que tout a pris plus d’ampleur.
Il n’a même pas attendu que j’arrive jusqu’à lui l’adjudant :
-Où il va celui-là ? Il va faire la guerre avec une béquille !
Tous se sont esclaffés. Réformé d’office.
L’humiliation d’être brusquement un sous-homme.
Le handicapé à l’école, l’infirme dela campagne, était devenu un sous-homme.
Et quel que soit son cœur, le corps seul était jugé et condamnait l’ensemble.
Fanfan avec son œil en moins trompait son monde aisément.
Il n’a jamais souffert ce que moi, avec cette patte raide j’ai pu endurer.
Un jour, je me l’étais promis, je la couperai à la hache ! Mais je l’ai conservée et ce que j’ai pu faire de ma vie je crois que je l’ai fait à cause d’elle.
Elle, cette jambe que j’avais fini par considérer comme un boulet qui me retenait prisonnier, non pas en victime, mais en coupable, d’un crime dont j’ignorais la nature.
Je t’avoue que j’ai longtemps erré avant de me poser quelque temps sur l’aire complaisante de la foi.
J’ai crié ma colère face à Dieu pour cette injuste punition jusqu’au jour où j’ai compris que Dieu n’y était pour rien, que Dieu n’existe que pour celui qui croit, dans le temps qu’il vit.
Il est plus facile de s’y accrocher que de lutter seul.
Mathias qui était responsable de l’intendance me fit très tôt comprendre que dans un sens comme dans l’autre la voie hiérarchique passait par lui.
C’est fou ce qu’à vingt ans un uniforme et des galons peuvent endurcir le caractère et donner de l’aplomb même à un timide.
Plus tard, quand nous nous sommes mieux connus, il m’a dit en riant :
-La toque fait souvent le chef, mais pas toujours la bonne cuisine.
C’était un soir, à la maison où il était tenu à composer un repas allemand, avec spätzle choux rouge et jarret de porc.
Tu imagines aisément la suite. Trois jours à peine après cette entrevue, les autres ont débarqué chez nous.
-Alors Melchior, on travaille pour les boches maintenant ?
-Mais…J’étais obligé.
-Obligé ? Melchior, tu pouvais aussi bien venir avec nous, non ?
-C’était eux ou le poteau, alors.
-Alors maintenant, Melchior, c’est nous ou le mur !
-Mais…
-Plus de mais. C’est « tu marches ou tu crèves ! » T’es u héros ou un zéro, compris ?
- D’accord, mais quoi ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
-Oh, pas un travail de Titan, non, seulement savoir ce qu’ils font, ce qu’ils disent, ce qu’ils transportent, quand is partiront, et puis enfin, où sont leurs archives.
Ils sont arrivés avec un tas d’archives et ça, ça nous intéresse en haut lieu.
C’est Jourdain qui fera la liaison une fois par semaine.
Tâche d’être précis et curieux, quand t’es chez eux.
On est d’accord ?
-Oui, oui, bien sûr, vous pouvez compter sur moi, c’est juré.
Je tremblais.
Je crevais de peur.
Je souhaitais les voir partir vite, vite.
Je savais que cela devait arriver un jour ou l’autre, mais aussi vite…
Je me sentais coupable soudain, doublement coupable.
Il ne fallait pas qu’on sache, que personne d’autres qu’eux sachent.
En refermant la porte derrière eux, je tremblais comme une feuille.