Pendant que les tracteurs tournaient autour de la fontaine de cette place encore Royale, Benoît était de ceux qui, installés dans la verrière de la terrasse du café le Continental, prêchaient la bonne parole à un auditoire rétif mais attentif. Le Conti c'était le QG des jeunes gens de la bonne bourgeoisie nantaise, majoritairement des étudiants en médecine car le CHU était à quelques encablures de la place. En ces temps agités les carabins, du moins ceux qui réfléchissaient, pas encore obnubilés par la hauteur de leur chiffre d'affaires ou le niveau de leur standing social, très « on fait médecine comme on s'engage dans une grande aventure », un vrai combat, presque un apostolat, ne supportaient plus l'omnipotence des mandarins et la sclérose d'une bonne part de leur enseignement. Eux, comme les malades, devaient subir sans moufter les diktats et les caprices de grands patrons absentéistes et pas toujours compétents. De plus ils marnaient comme des forçats pour des prunes. La contestation, échevelée et festive, cadrait assez bien avec leur goût très prononcé pour une langue crue et la main aux fesses des infirmières. Ils charriaient gentiment le sabir de plomb et l’obsession maladive à se référer à des modèles illusoires, mais Benoît leur rendait la monnaie de leur pièce en raillant l'illusion de l'apolitisme et la césure qu'ils maintenaient entre l'hôpital et la cité. Avant les évènements tout ce petit monde se croisait dans les tonus – bals chics et chauds – aux salons Mauduit, concurrents pour les filles, acolytes au bar. Depuis que tout pétait, et que mandarins et politiques se planquaient, la discussion faisait rage.
Au début de l'après-midi de ce vendredi 24 mai un franc soleil noyait la place toujours Royale. Tout le monde était inquiet, le Général privé de ses godillots, pour tenter de reprendre la main sur la chienlit, allait jouer le soir à la télé le énième remake de moi ou le chaos. Coincé entre le couillemollisme de ses barons et l'intransigeance de la rue, le héros du 18 juin ne comprenait rien au film. Exaspéré par la lâcheté de ceux qui lui devaient tout, et incapable de comprendre les ressorts profonds du mouvement, il allait ressortir de son képi le coup du référendum. À cet instant de la journée tous ignoraient que son intervention vaseuse allait faire un flop. Dans la touffeur de la verrière Benoît sentait bien que la situation pouvait basculer à tout moment, le pouvoir étant à la ramasse, les plus conscients de ses camarades, certes pas très nombreux, savaient que personne n'était prêt pour le prendre dans des conditions qui nous aillent. La CGT et les alliés du Kremlin freinaient à mort, la vieille gauche agonisante, Mitterrand en tête, étaient à côté des pompes du mouvement, restait Mendès, qui faisait du Mendès, se méfiant des humeurs de la rue. En attendant, la seule certitude, était qu'à l'Université le pouvoir était entre les mains des comités de grève et qu'il fallait empocher un maximum d'avancées irréversibles avant que le reflux, pressenti et craint renvoie tout le monde la queue entre les jambes dans les amphis.
Le patron du Conti, gagné par la grâce, faisait servir à volonté des demis de bière. Benoît n'avait rien dans le ventre depuis son café du matin, ses yeux se brouillaient, il se sentait à la limite de l'évanouissement. Une jolie main se posait sur son bras, une douce voix lui disait « Vous devez avoir faim... » L'autre jolie main de la douce voix lui tendait un sandwich : « C'est un sandwich au saucisson sec comme vous aimez... » Benoît se cabrait. La douce voix riait, un rire clair. Benoît se noyait sitôt dans le bleu des yeux de la douce voix. Des cheveux blonds de blé courts et, tout autour d'elle, comme un halo de sérénité. Elle n'était pas belle, elle était plus que belle, incomparable. En la remerciant benoît pensait que, sa robe boutonnée du haut jusqu'en bas, d'ordinaire, il aurait eu envie de la lui ôter. Là, il gravitait dans une légèreté de gaze, fine, entêtante. « Mangez ! » Il obéissait. Le sandwich mariait le craquant d'une baguette fraîche avec l'onctuosité du beurre et le fondant d'un saucisson coupé gros. La bouche pleine Benoît osait un compliment. La réponse de la douce voix le fit avaler de travers : « Je l'ai fait pour vous » Elle lui tendait un demi de bière. « Restez avec nous Benoît, ici, tout le monde vous adore... »