-Qu’est-ce que c’est tous ces tableaux ?
-Des reproductions.
-Qui fait ça ?
-Moi
-Tu ne m’avais pas dit que tu peignais. Pourquoi ?
-Tu ne l’as pas demandé.
-Et celui-là ? celui qui n’est pas fini là-bas sur le chevalet, c’est quoi ?
-« Amor Vinci omnia », c’est un Caravage.
-Tu ne devrais pas copier. Il y a assez de gens et de choses autour de toi pour les peindre. Pourquoi copier des tableaux qui ont peut-être quatre cents ans et plus, c’est sans intérêt.
Je l’ai regardé, tout méprisant qu’il était.
J’ai hésité quelques secondes et :
-Déshabille-toi, assieds-toi, sur le banc et je te peins à la place de l’ange.
- Nu ?
- Oui, comme l’ange de Caravage, nu.
- Melchior, tu plaisantes ? Allez, soit sérieux !
- Je n’ai jamais été aussi sérieux, Mathias. Mais si ça te dérange, n’en parlons plus.
Je vais copier Caravage.
Alors il s’est déshabillé. En caleçon il s’est assis sur le banc et notre première séance a commencé.
Trois jours après, il est revenu. Il est passé directement à l’atelier, s’est dévêtu, assis sur le banc.
- Alors l’artiste tu viens ?
Je suis arrivé, méfiant.
Il posait.
Nu.
Il avait simplement dissimulé son sexe entre ses cuisses, genoux croisés.
- Mathias, ce n’est pas un castrat que je peins, c’est l’amour.
Tu comprends ? Sors ce sexe de son étau !
- Viens le sortir si tu oses.
- Ne te fais pas prier. C’est toi qui a décidé d’être l’amour, sois-le jusqu’au bout !
- Viens, viens y donc.
(Vois-tu Martha, le piège c’était ça. Je suis allé vers lui.)
- Arrange ça comme tu veux Melchior.
Il avait desserré l’étreinte de ses jambes.
J’en repliai une, la gauche, sur le côté, le genou reposant sur le bord du banc, la droite pendante.
Et je donnai une pichenette des doigts à son sexe pour qu’il retombe mollement.
Je retournai au chevalet.
Comme j’ôtais le drap de la toile ébauchée, je le sentis derrière moi
Il me saisit par les épaules pris d’un étrange fou-rire.
J’ai compris tout de suite qu’il me narguait.
Mais sans méchanceté, comme un ado qui vient de faire une farce et qui se réjouit de son tour.
Il se mit alors à danser dans l’atelier, le sexe en érection, chantant « amor vinci omnia » sur l’air de « Deutschland über alles. »
J’ai remis le drap sur la toile et je suis parti en claquant la porte.
Mais vois-tu, le mal était là, brutalement, profondément incrusté dans le fruit, je ne pouvais détacher mon esprit de cette image d’un corps magnifique de jeunesse et de beauté gesticulant autour de l’atelier.
//////////
Dans les jours qui suivirent, j’ai terminé de le peindre sans qu’il vienne poser.
Je l’ai peint, alors que déjà, un désir que je ne me connaissais pas me poussait à le voir.
Et plus je lui donnais corps et visage sur la toile, plus je sentais croître en moi ce désir de posséder ce corps et d’être dans le même temps reconnu comme un égal par cet être trop beau.
Je n’avais que deux années de plus que lui, mais la vie m’avait jamais permis de me voir avec avec autant d’assurance qu’il en affectait.
//////////
Cette jambe folle, ce membre presque inutile que je traînais, avait éclipsé tout le reste, repoussé en moi toute relativité quant à ce que j’étais vraiment.
Lorsque j’eus terminé le tableau, nu devant la toile, j’essayais de comprendre pourquoi, je m’étais ainsi refermé sur moi-même.
Pourquoi j’avais projeté tout mon être sur mon infirmité, plutôt que de tenter de l’oublier. Mais je réalisais aussitôt que toutes mes tentatives avaient été vaines, repoussées par les réflexions des autres.
Pire peut-être.
Tout avait d’ailleurs commencé ce jour-là, celui où ma mère m’avait dit :
- Mon pauvre garçon, il ne faudra pas compter sur ton physique pour séduire.
C’était dit !
Avait-elle perçu en les prononçant, le poids terrible de se mots ?
Se doutait-elle de l’énormité de sa réflexion ?
Cependant, je ne pouvais, en moi-même, lui en vouloir.
Ce n’était en fait que la brutale confirmation de ce que je craignais.
J’étais déçu, mais elle, probablement autant que moi. Souvent les enfants se posent de bien étranges questions que les parents ne soupçonnent même pas.
Avais-je été dès le départ sa déception ?
Avais-je été l’inattendu ? Ou bien tout simplement le moment de ma venue avait-il été le fruit d’un mauvais choix…
Il en est des naissances comme de la mort, rarement l’événement se produit au jour et à l’heure souhaités
Et quand bien même il aurait été choisi, qui peut garantir que ce choix n’était pas le seul fait d’une impulsion mal maîtrisée.
J’avais tiré la psyché de ma mère contre le chevalet et je me contemplais dans ce haut miroir.
Étais-je vraiment aussi beau que lui, abstraction faite de ma jambe ?
J’étais tellement préoccupé que je n’avais pas entendu la porte s’ouvrir.
- Mais, c’est qu’il est beau comme un ange, celui-là ! Personne ne se doute que son bleu de travail dissimule un trésor.
J’ai sursauté.
Il était debout derrière moi.
Il souriait.
Surpris et dépité, j’écartais les bras, muet et honteux.
Alors, il est venu à moi, il s’est serré contre ma poitrine, son menton sur mon épaule.
J’ai refermé mes bras sur lui…
Après, bien après, il est allé jusqu’à son uniforme qui gisait sur le sol.
Il a sorti d’une poche un cornet de papier et il est parti vers la cuisine.
Martha, c’était la première fois.
C’était aussi la première fois depuis tant de temps que montait sous les poutres une vraie odeur de café.
À cette époque, nous ne connaissions plus que l’odeur de l’orge torréfiée, infusée.
Il revint, avec deux tasses et la cafetière de tôle émaillée bleue. Nous avons siroté notre café pendant une heure et ce fut le début d’un rite.
Un jour il me dit :
- Cette cafetière il faut que je l’emporte en te quittant, Melchior, parce qu’elle et toi et moi à la fois, elle est nous deux et tant d’amour échangé, tant de mots…
Il l’a laissée, Martha, car quand il est parti, elle n’était déjà rien pour lui.
//////////
Ce jour-là, Mathias est arrivé au lever du soleil.
- Secoue-toi, l’infirme, aujourd’hui on descend au lac.
Prépare ta caisse à outils Melchior, on va à Colibri, il s’y tient un conseil des gradés. Pour toi il y a du travail sur un moteur.
- Un moteur ?
- Je ne t’en dis pas plus, tu verras sur place.
Le colonel n’a pas précisé.
- Comme d’habitude n’est-ce pas, rien de précis.
Toujours tout vague. Et puis une fois à pied d’œuvre, débrouille-toi, mais fais le boulot. Avec une armée comme ça, vous ne pouvez pas gagner la guerre.
- Melchior, silence ! Plus jamais de mots pareils. Tu comprends ? C’est le poteau direct si on t’entend.
- Tu m’a bien entendu Mathias, non ? Alors fais ton devoir.
- Non, non et non je n’ai rien entendu. Alors cesse, toi aussi, de m’appeler l’infirme.
- Pardonne-moi, c’était gentil.
Il avait ses yeux fatigués. Le visage palot, les traits tirés.
Tout n’allait pas si bien. Le printemps se terminait mal, hier « ils » avaient bombardé Chambéry.
Une bombe s’était même égarée jusqu’au port.
Ce qui devait justifier tout ce remue-ménage. J’avais cru deviner de la peur dans leurs yeux, mais aussi de l’impatience, celle des plus jeunes, impatients d’en finir.
Cette nervosité qui précède la fuite véritable, qui est déjà fuite de l’esprit.
Ils sont, dans la tête, sur les chemins du retour.
Tant pis pour la défaite.
Elle ne faisait plus guère de doute.
Mais pourvu que l’heure arrive d’un départ sans tambour ni trompette.
Ce chemin du retour, ils y pensaient tous déjà.
Mathias n’en disait rien mais il était ailleurs.
Nous sommes descendus au port.