La villa Colibri !
Un paradis tout simplement, au bord du lac. Une de ces grosses maisons avec terrasse à balustres, port privé, petite plage de galets et dépendances…
Un vaste parc, une immense pelouse…
J’ai pensé qu’il s’agissait sûrement de réparer une tondeuse, un tracteur ou quelqu’autre utilitaire de jardinage.
- Melchior, je vais te montrer la bête, suis-moi.
Nous sommes partis à pied vers les dépendances.
Il y avait un vaste hangar où ils avaient garé leurs voitures et là, sur ses cales, un majestueux Riva tout rutilant de ses vernis intacts, qu’ils venaient de débâcher.
Ils ? En fait ils étaient cinq qui s’excitaient autour, le faisaient reluire de mille éclats avec des chiffons.
- Tu vois Melchior, c’est pas pour rien qu’on te déplace.
Tu vois la merveille, tu l’imagines sur le lac, direction Hautecombe !
Ce bateau-là ce n’est rien d’ordinaire, Melchior.
Le colonel le veut sans faute en état de marche pour demain.
Alors, à toi d’officier.
- Et si je ne peux pas ?
- Tu peux. Je le sais Melchior, si ce n’est pas pour eux que tu le fais, fais-le pour moi.
Ils m’ont alors déplié un escabeau, tendu mes outils, apporté du carburant.
Ils étaient cinq à tourner autour, à m’observer, à m’épier.
Ils se figeaient brusquement à chacune de mes tentatives pour amorcer le moteur.
Mathias était parti vers la maison.
À midi il est venu m’apporter du pain et du fromage, il m’a tendu ce menu casse-croûte en haussant les épaules comme s’il n’y avait plus eu que cela.
Il avait le regard implorant. J’ai fait la moue, enfin j’ai souri.
Alors ses yeux ont chaviré vers le bonheur.
- Quand ? a-t-il demandé.
- Mathias, pour réveiller une telle princesse d’un aussi long sommeil, il faut plus qu’un baiser de Prince.
Alors il a enserré mes mains dans les siennes, a esquissé un baiser et m’a murmuré à l’oreille :
- Un baiser de ton huguenot sera-t-il assez pour éveiller la princesse ?
Vois-tu Martha, je ne sais s’il était sincère ou menteur. Je crois qu’il était les deux à la fois.
Il y avait tant de bonheur dans son regard…
Mais je ne pouvais m’empêcher de songer qu’il y avait autant de bonheur à son égard, que pour le fait qu’il allait donner satisfaction à ses chefs en usant envers moi de sa séduction corrosive.
Nous avons mis le bateau à l’eau dans l’après-midi.
J’ai fini de nettoyer l’intérieur et de briquer les chromes.
Les officiers tenaient leurs séances dans le salon du nord. Les chauffeurs et l’intendance avaient obtenu un répit.
Ils avaient quitté l’uniforme pour ne plus garder qu’un caleçon sans grâce et arpentaient la migre plage de galets.
A mon tour je les observais. Rien, pas un mot. Le silence de ces hommes dans cet univers débordant de bruissements, de cris d’oiseaux, sous un soleil cuisant, trahissait leur inquiétude. Les oiseaux, la brise dans les roseaux, quel orage dissimulait donc cet état de paix apparente ?
Quel tumulte endiguaient-ils dans leur tréfonds, là où orgueil, désir, dépit, envie tentaient de s’exprimer.
Quelle peur maintenait dans leur silence cette trombe qui me semblait à même de jaillir à tout instant.
Je crois qu’il y avait chez eux, et par-dessus tout, cet orgueil d’être les détenteurs d’une race.
Ils possédaient la force et la beauté, ils en étaient persuadés.
Ils déambulaient sur cette maigre plage en se lançant des regards qu’ils voulaient indifférents, mais ils se mesuraient les uns les autres.
Je crois qu’à certains moments, ils se défiaient sans mot dire, par le seul silence.
J’imagine alors qu’une femme jetée en pâture à ces hommes, aurait déclenché une lutte sans merci.
Ces demi-dieux n’étaient que des hommes.
Comme moi ?
Non, la comparaison me semblait impossible.
Cette gueule d’ange qu’est la mienne, s’est dissipée en même temps que ma possibilité de marcher droit.
Un boiteux peut-il jamais être beau ?
Le Riva a démarré. Tu l’entends ?
Dans ton imagination peux-tu essayer de trouver à la rubrique « pétarade de luxe », le ronflement d’un Riva ?
D’abord, il y a la mise en route.
Et puis après, le noble ronflement à l’arrêt.
Alors, ils ont tous sursauté.
Tiré brutalement de leur monde illusoire, ils sont réapparus un peu comme des enfants.
Oui, je les ai vus arriver comme des enfants.
Ils ont applaudi.
Oui, Martha, ils ont applaudi, ils avaient oublié qui j’étais, ils ont lancé des « hourras » !
Comme à la fête.
Et là-haut sur la terrasse, accoudé aux balustres blanches, j’ai vu soudain cette rangée de taches vertes surmontés de visages rubiconds qui cherchaient des yeux le Riva invisible pour eux, caché par la digue du port.
Et je te jure, je l’ai vu lui, le colonel Keisel, se joindre aux applaudissements des mômes.
J’avoue que j’ai éprouvé une certaine fierté à l’avoir fait. Je veux dire la remise en route du Riva.
« Le Lyonnais » le jardinier des lieux est arrivé avec une bouteille de champagne, un Dom Pérignon 1937.
On a cru que c’était pour le boire. Non, ordre du Général, il fallait le briser contre la coque pour le baptiser « Sieg » (victoire).
Ordre du général ! Imagines-tu l’outrance de leur caprice ?
Casser une bouteille contre la coque d’un Riva.
Quel crime n’étaient-ils pas prêts à commettre ?
C’est ce que j’ai pensé vois-tu, même à cette époque, même là.
Je l’ai pensé alors qu’autour de nous, des hommes mourraient assassinés de pire manière.
Je l’ai pesé et je crois que même aujourd’hui, je n’ai pas honte de l’avoir pensé.
J’ai cassé la bouteille contre la digue, les mêmes ont renouvelé leurs « hourras », les officiers étaient déjà rentrés, ils se foutaient éperdument de tout ça.
J’avais épargné cet oiseau intact qui ronflait doucement, vibrant comme une caresse sous mes pieds nus.
Le soir nous sommes restés à Colibri.
Les officiers avaient un repas de gala.
Nous, nous étions sur la plage.
Le « lyonnais » nous avait rejoints, il avait apporté deux Pétrus 1931, trois Haut-Brion 1931 et Trois Yquem 1929.
J’étais abasourdi par la richesse de la cave. Jamais nous n’aurions imaginé que la cave de Colibri pouvait contenir autant de merveilles.
J’abordais le Lyonnais avec un large sourire.
- D’où sors-tu toutes ces merveilles ? Les officiers sont-ils au courant ?
- T’inquiètes pas Melchior, il reste 354 de ces merveilles dans la cave et eux là-haut, ils en ont déjà éclusées plus de cent en une semaine.
- Ils en ont préparé quelques cartons pour emmener, sans quoi is boiront tout avant de partir.
- Mais d’où sors-tu ce trésor ?
- C’est ce qui m’a sauvé la vie, Melchior. Connaître le secret de la cave du Colibri.
Tu vois, vieux, j’étais jardinier ici avant que ça pète. Et un jour j’ai surpris le patron pensif devant sa cave.
Il m’a dit : « Jules ça tourne mal, ou on les cache ou on les perd. »
Alors on les a murées dans le réduit, sous la terrasse, sous la descente de l’escalier.
On a fait ça à deux et il m’a dit. Jules, tu seras le seul à le savoir avec moi. J’ai confiance en toi parce que tu ne bois que de l’eau.
Mais il plaisantait, il avait vraiment confiance en moi.
Ce Lyonnais, c’était un type bien. Depuis quatre ans j’étais jardinier à sa villa de Collonges. Colibri c’était la résidence d’été.
Il faisait un peu de la Résistance, mais je crois surtout qu’il était juif.
Un jour la milice a débarqué à Collonges.
Il n’y avait plus que nous deux dans la maison, le reste de la famille était déjà loin.
Nous deux.
Tu nous vois.
Les salauds nous ont emmenés à Montluc.
Il y a dix mois de ça.
J’en ai vu partir des camions, Melchior, ils les chargeaient sans ménagement. Certains étaient déjà… Enfin.
Je n’ai plus revu mon patron.
Et moi, un jour j’ai cru mon tour arrivé quand il sont venus me chercher.
Mon nom c’est Dupont. C’est con, Dupont. Mais avec un nom comme ça, on ne peut pas être juif, même pas un qui se cacherait sous un faux nom.
Dupont c’est trop vrai pour un type qui n’est pas vraiment Dupont.
Ils sont venus me chercher pour faire le jardin chez un chleu… à Collonges, tu imagines !
Il avait emménagé dans la villa.
Quelqu’un leur avait dit où j’étais, bref, ils cherchaient un homme d’entretien, ils sont venus me chercher.
Le boche en question, c’est le grand qui fait la fête là-haut. Il voulait me renvoyer à Montluc quand ils ont quitté Lyon.
Mais voilà, ce gros soudard avait un point faible : les vins du Bordelais !
J’ai monnayé mon départ avec lui contre une fabuleuse collection.
Tu imagines la transaction, Melchior, ma vie à moi contre quatre ou cinq cents bouteilles de picrate.
On pèse pas lourd vieux, on pèse pas lourd, mais quoi, faut reconnaître que c’était un bon coup ! Ma vie, ne vaut que quatre ou cinq cents bouteilles de picrate, Melchior, c’est à pleurer. À pleurer !
Et Juju le « Lyonnais » ivre de son propre sang, riait en répétant : « à pleurer, à pleurer » !
Il arpentait la plage, une bouteille de Haut-Brion à la main et dans mon esprit déjà flou je voyais l’homme supportant le flacon de sang d’une perfusion vitale.
C’était la fête ! Vraiment la fête, il y avait un feu de bois, nous étions en rond tous autour, comme des gosses en colonie de vacances.
Nous avons bu.
Les bouteilles circulaient de main en main.
Ils ont chanté.
Pourquoi faut-il ici comme ailleurs, que toutes ces chansons issues du folklore soient ainsi emplies d’une nostalgie indéfinissable qui vous étreint le cœur et vous met les larmes au bord des paupières ?
Toutes ont un commun accord qui, même étant d’ailleurs, les fait résonner en nous comme de vieilles connaissances.
Peu à peu, la nuit s’étirant, c’est une espèce de tristesse, aux réminiscences de non-dits et de non-faits, de manqués et de ratés, qui vous gonfle la poitrine.
Les mains se cherchent. Les doigts se mêlent.
On ose dire qu’on s’aime.
On est trois, quatre, six… peu importe on se le dit. On le pense. Vraiment ?
Peu importe si cela ne dure qu’un court instant.
Peu importe si c’est aidé par l’ivresse qu’on sombre brusquement dans cette sorte d’euphorie.
Le cœur s’est ouvert à la confidence avec d’autres qui demain seront étrangers à nouveau.
Mais ce qui est dit est dit et le restera.
- On s’aime bien, nous tous, n’est-ce pas Melchior.
On s’aime peut-être pas tout court mais on s’aime bien.
Et les mains frôlent les nuques et les bras enserrent les bras et les yeux se fondent dans les yeux.
Et ne serait-ce que pour un soir, l’essentiel n’était-il pas que cela fût.
Oui je l’ai vécu cet instant et bien vécu.
Et Mathias à côté de moi le vivait comme moi.
On s’aime bien.
Voilà le mot qui rassure quand le cœur commence à douter des faits.
Quand l’ébriété s’estompe.
Quand avec la fraîcheur du jour qui point, on frisonne, et de froid et de cette angoisse qu’on avait cru chasser mais qui n’était que dissimulée sous les voluptueuses goulées de Pétrus et Haut-Brion.
Cependant je ‘ai bien éprouvé ce sentiment, du fond du cœur, de toute mon âme.
Et même au matin, cet emballement ne m’a pas semblé n’êter qu’un mirage.
Il est le fol prélude à l’amitié me disais-je.
Le premier pas vers ce qui aurait pu s’appeler l’amour si ce mot-là n’était sujet à toutes les ambiguïtés.
Nous allons nous quitter, nous le savons bien, nous qui entonnons avec lenteur « ce n’est qu’un au-revoir. »
Faut-il donc que tout départ se conclu de la manière la plus banale ou bien est-ce cela, la seule façon de se quitter chez les gens simples.
Les Français moyens ? Les Allemands moyens ?
Aussi loi qu’il m’est possible de remonter, je me souviens que ce chant est toujours venu clore une page de ma vie.
Le lendemain, retour à la villa Colibri.
Les officiers excursionnaient sur le Riva.
Je l’ai démarré sans problème. Mathias pilotait.
Je les ai regardés partir, sur un lac à peine ridé, sous une légère brise, avec un soleil estival. Mathias n’eut pas un regard pour moi, en contournant la digue, il était droit.
Il était raide, figé, à l’instar des officiers, qui semblaient à la parade.
Était-ce par orgueil ou par désespoir ?
Il vivait cette fin de guerre comme la veille d’une victoire alors même que tout annonçait une défaite.
Ou bien se disait-il alors, « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », et prenait-il dans chaque chose ce que de plus enivrant il pouvait y trouver.
C’est en pensant à Jules le jardinier que me vient cette idée.
Il est mort le 28 août 1944, alors qu’il sortait de Colibri, exécuté par une bande de voyous qui venaient de sévir en ville.
Il avait bien fait, celui-là, de partager avec nous ces crus fameux.