Au milieu du livre une coupure de journal était pliée en quatre. Je la déployais. C’était la couverture de Charlie-Hebdo « Bal Tragique à Colombey : 1 mort ». La mort du Général, le 9 novembre 1970, à Colombey, peu avant le dîner, je l’avais complètement occultée. Et pourtant, le Grand nous l’avions brocardé, même ébranlé au long de ce mois de mai où il n’avait rien compris au film. Là, au milieu d’une réussite, il s’effondre sur sa table de jeu. Foudroyante rupture d’anévrisme, Charles de Gaulle rend le dernier soupir à 19h30. De Gaulle et le gaullisme partait les pieds devant et le premier cercle faisait sentir à Pompidou qu’il n’était pas du clan. Tante Yvonne claquait au nez du Président de la République le cercueil du Grand Homme, elle faisait sceller la bière juste avant sa venue. Seuls Michel Debré, Massu et quelques rares intimes ont pu voir une dernière fois le visage du Général. Mais quoiqu’ils en pensent, la page est définitivement tournée, Georges Pompidou avec la disparition du père va se métamorphoser, lors de sa quatrième conférence de presse, Jacques Fauvet du Monde note qu’il paraît plus brillant que jamais « comme si une ombre silencieuse mais pesante avait disparue. » Pompidou reprend l’UDR en mains : Pierre Juillet est à la manœuvre pour remplacer le brillant Robert Poujade au Secrétariat Général par René Tomasini, dit Toto. Lui ne fait pas dans la litote mais le coup de poing sur la table, pas d’états d’âme mais des excès verbaux et surtout une opposition virulente à la Nouvelle Société de Chaban. Il va appliquer les directives du Château avec énergie, raideur et brutalité. Ses premières victimes sont les magistrats dont il dénonce la lâcheté. Bien sûr Pleven, le Garde des Sceaux s’offusque mais comme le note Raymond Barrillon dans le Monde il est patent que « Pompidou n’a pas vilipendé Tomasini »
La bonne pestilence des coups tordus du marigot UDR titillait mes neurones engourdis, le retour à la niche allait me faire le plus grand bien. Marie-Amélie avait fait expédier mes bagages par avion et je pus donc me présenter au dîner dans une tenue digne de mon hôtesse toute vêtue de blanc. Clarisse avait fait Sciences-Po puis les Langues O avant de travailler dans le trading chez Louis Dreyfus. Brillante, excellente analyste des rapports de force en présence, notre dîner en tête à tête, afin d’éviter des éventuelles indiscrétions préjudiciables à ma sécurité, se résuma à un échange sur la politique étrangère de la France où je fis preuve de mes béantes insuffisances. La belle Clarisse pensait que Pompidou libérée de la stature du Père se voyait dans la peau du Cavour du Vieux Continent, il voulait affirmer l’ambition européenne d’une France en passe de redevenir une puissance économique de première importance. Pour faire avancer la construction européenne il souhaitait ouvrir les portes de la CEE à l’Angleterre. Des contacts se nouaient entre Michel Jobert, secrétaire-général de l’Elysée et Christopher Soames, gendre de Churchill, ambassadeur britannique à Paris européen convaincu. Rien d’officiel, que de l’informel, des discussions, notait ma fine analyste en découpant un train de côtes impressionnant. Sa conversation me faisait grand bien car je ne sentais chez elle aucune envie de me voir occuper sa couche pour ma seule nuit argentine. La viande était excellente et le vin très acceptable. Au dessert nous passâmes sur la terrasse où on nous servi des sorbets à la liqueur puis un café très fort. Clarisse m’entraînait ensuite dans les vignes en passant son bras sous le mien. L’air était tendre je me sentais revivre.
« Marie-Amélie m’a tout dit de votre vie aventureuse...
- N’exagérons rien...
- Ne faites pas l’enfant, vos amis américains ne vont pas goûter la nouvelle orientation que vous donnez à votre vie et le paquet d’argent que vous ont confié les généreux donateurs qui ne rêvent qu’au golpe va aussi aggraver votre cas... Dans ce pays ils ont de bons relais et votre passage à la frontière a laissé des traces qui viendront vite à leur connaissance. Si vous voulez les semer il vous faut quitter ce pays sans qu’ils le sachent...
- Difficile de quitter ce pays sans montrer patte blanche. Il faut que je prenne le risque...
- Vous êtes en Amérique du Sud, cher Monsieur, les gens de ma condition y ont leurs aises, leurs privilèges. L’Argentine est un pays de grands espaces et pour nous déplacer rien de mieux que de beaux bimoteurs. Nous volons...
- Vous volez ?
- Oui je suis un excellent pilote et les frontières à tire d’ailes ça se saute sans problème...
- Pourquoi prendriez-vous des risques pour moi ?
- Parce que ça mettra un peu de piment dans une vie bien monotone...
- Et si je refuse !
- Vous ne refuserez pas parce que vous avez une folle envie de retrouver notre beau pays. Je me trompe ?
- Non...
- Alors nous partons demain à l’aube. J’ai déposé un plan de vol mais nous nous permettrons quelques fantaisies... Vous avez envie de dormir ?
- Non !
- Alors suivez-moi !