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15 mai 2021 6 15 /05 /mai /2021 08:00

Présentation de Marie au Temple — Wikipédia

Pour maman j'étais l'expression la plus aboutie de ce qu'une mère pouvait rêver. Ses amies lui disaient « Madeleine comme vous en avez de la chance, votre Louis a tout pour lui... » Ce statut d'enfant doué, à qui l'on donnait le bon dieu sans confession, j'en avais joué tout au long de ma prime jeunesse pour préserver mon petit jardin d'intérieur mais aujourd'hui, introduire entre maman et moi, une femme aimée, celle avec qui je voulais partager mes jours et mes nuits, n'était pas chose simple. Jusqu'à ce jour, même si mon goût pour le butinage devait lui causer quelques frayeurs, un accident était si vite arrivé en ces temps obscurs, ma chère maman s'accommodait fort bien de ne voir aucune fille s'installer dans mon cœur d'artichaut. Lors de ma dernière visite je m'étais bien gardé de préparer le terrain. Maman n'avait rien perçu, les mères aimantes sont aussi aveugles que les maris trompés, ou les épouses d'ailleurs. Pas un mot sur Marie, je m'en voulais de ce manque de courage et, chaque matin qui se levait, je me disais que j'allais lui écrire une belle lettre et, chaque soir, en me glissant au plus près du corps de Marie, la mauvaise conscience s'installait. Comment le lui dire ? Lui dire tout simplement.

 

Dans nos conversations, parlant de mon pays crotté, de mon enfance de sauvageon, de mes ballades dominicales dans les métairies, avec mon père, pour voir ses clients si peu pressés de lui régler son dû, je ne cessais de dire à Marie « Tu vas lui plaire, il va t'adorer... » ce qui me valait en retour de ma douce et tendre un beau sourire ponctué d'un regard rieur qui me titillait. Moi je traduisais « Et ta maman, elle, elle va me détester. Je suis une voleuse, la rivale absolue, celle par qui le cordon invisible se rompt... » Jamais elle n'allait au-delà, Marie attendait. À la veille du 15 août je revins de Port-Joinville avec deux allers-retours pour le continent. « Je vais te présenter à maman Marie... » Son regard se voilait d'un léger nuage et, pour faire diversion, elle voltait pour que sa jupette tournoie « Je vais tout faire pour lui plaire mon amour… » Achille, lui aussi, esquissait une gigue pataude. Jean, de derrière son journal ouvert, en bon célibataire inoxydable commentait « Vous allez monter la première marche qui va vous mener à la salle à manger des petits bourgeois... »

 

Une petite heure de traversée et pourtant nous quittions l'île d'Yeu tous les deux accoudés au bastingage comme de grands voyageurs rompant les amarres avec leur vie d'avant. Jean, égal à lui-même, la veille au soir, nous avait sorti le grand jeu. Tournée des grands ducs chez nos plus gros clients puis dîner chez Van Strappen un antiquaire, très blonde oxygénée, avec solitaire au petit doigt. Tout au Krug millésimé pour une conversation très langue de pute. Marie, halée pain d'épices, mangeait des boudoirs de Reims rose qu'elle trempait dans le champagne aux fines bulles. Barbaresco, le grand noir, homme à tout faire de Van Strappen, flambait des langoustes au Richard Hennessy en un rituel sauvage : sur un billot de bois d'un coup précis de hachoir de boucher il les tranchait en deux, vivantes, sans s'émouvoir de leurs violents et désespérés coups de queue ; puis les grillaient sur de la braise vive : les chairs exhalaient leur puissant parfum de roche iodée. La flambée, haute et incandescente, illuminait la terrasse et Jean, ludion, n'en finissait pas de lever sa coupe en marmonnant « Le problème avec la champagne c'est que ça pétille, les bulles mes amis sont des traîtresses, elles amusent la galerie, vous font des ronds de jambes, vous aguichent et pfutt, disparaissent... »

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14 mai 2021 5 14 /05 /mai /2021 08:00

Quand les Soviétiques sont arrivés à l'écrasement du Printemps de Prague,  1968 ⋆ Photos historiques rares - Et l'histoire derrière eux ...

Quand nous discutions, surtout lorsqu'elle se passionnait, Marie jouait en permanence avec le troisième bouton de ses corsages ; j'adorais ce geste léger, instinctif. Voulait-elle le défaire ou vérifiait-elle qu'il fût bien en place ? Balancement ou équilibre, je fixais le jeu de son pouce et de son index avec volupté. Parfois, dans le feu de la conversation, la barrière du troisième bouton tombait, les pans du corsage s'entrouvraient, découvrant la naissance de la gorge de ses seins.  Je la désirais alors, avec une force brutale que je refrénais. Souvent je me levais pour lui caresser la nuque. Sentir au bout de mes doigts le grain si fin de sa peau m'apaisait. Transfuser de sa chaleur adoucissait le tranchant de mon sexe de silex. Marie attrapait ma main. Je la laissais me guider. Elle me disait, «Louis, m'aimeras-tu quand je serai vieille et que mes seins seront plus que des outres pendantes, que mon visage sera celui d’une petite pomme ridée ? » En enveloppant dans le creux de mes mains ses seins je lui répondais « Nous ne serons jamais vieux ma belle car nous vieillirons ensemble... »

 

Maman m’avait élevé dans la  diabolisation de la chair, le plaisir érigé en péché et maintenant, après ce mois de mai de tous les excès, nous étions étiquetés comme les enfants de la libération sexuelle, et Dieu sait que nous allions traîner ce boulet dans les temps futurs, il nous restait encore des traces de notre éducation rigide. Nous n'abordions que rarement ce sujet, notre harmonie suffisait, le mot fidélité s'ancrait naturellement dans notre manière d'être. Pour ma part, libertin repenti, j'appréciais l'intensité de notre vie à deux. Marie comblait tous mes vides. Elle me protégeait de mes démons. Je n'imaginais rien d'autre que la vie avec elle. Sur cette miette d'île, je travaillais, elle peignait, nous lisions dans notre lit jusqu'à des heures avancées, je m'appuyais sur elle, Marie me déliait, Marie me bordait, Marie m'aimait, je l'admirais, elle me haussait, je l'adorais, avec Achille nous arpentions la côte sauvage en nous disant que nous aurions vite des enfants. 

 

A partir du 18 août, les 200 000 soldats et les 5000 chars du Pacte de Varsovie allaient étouffer les premiers bourgeons du printemps de Prague. L'opération Danube réprimait brutalement dans le sang le peuple de Prague qui n'avait que ses mains et son courage à opposer aux tankistes soviétiques, qui, sur les photos, semblaient tout étonnés de ne pas être accueillis par des jeunes filles aux bras chargés de fleurs. Ils sont jeunes eux aussi mais les préséniles du Kremlin n'ont que faire du sang neuf, ils préfèrent l'épandre dans les caniveaux de Prague. Marie et moi nous pleurions. Nous pleurions de rage en écoutant le silence assourdissant des dirigeants communistes français. Fort des voix populaires, ces couards, insensibles aux cris de liberté, ces merdes suffisantes, ces intellectuels émasculés, vont jouer la comédie de la protestation officielle. Ils deviendront le parti de Georges Marchais, tout un symbole du dévoiement d'hommes et de femmes confinés dans leur bunker de la place du Colonel Fabien. Ils sont morts, jamais plus ils ne pourront parler en notre nom.

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13 mai 2021 4 13 /05 /mai /2021 08:00

Dangerous Liaisons | Michelle pfeiffer, Liebschaften, Schöne fotos

Avant l'irruption de Marie dans ma vie j'adorais me glisser dans la peau du libertin. Dans ces temps où le péché de chair pour les filles gardait un goût de fruit défendu, conduire hors du sentier balisé l'innocente victime, la séduire, l'amener dans ses filets, procurait des émotions fortes. Faire œuvre de séduction pour un libertin c'est suivre un plan déterminé, avoir un projet. Tout est dans l'avant, la traque, l'attente, la jouissance suprême de voir la caille innocente s'engager sur le chemin de l'abandon. Le libertinage est cérébral, on y manipule le cœur humain, on y est patient, calculateur. Se contrôler, ne pas céder à la passion, éviter l'écueil de l'amour forment l'armature froide du projet libertin. Dans ce jeu cruel, où la victime devient très vite consentante, l'important pour le libertin est de ne pas être conduit à son insu là où il n'a pas prévu d'être. Toute la jouissance vient de ce contrôle sur ses actes, ses sentiments, ses pensées et d'exercer sur l'autre un empire total. Comme dans un jeu d'échecs il faut toujours prévoir le coup d'après. Mais une fois l'acte accompli l'angoisse du vide vous saisit. On n'est plus qu'un animal à sang froid.

 

Comme dans les Liaisons Dangereuses j'avais levée, en mon pays, ma Mme de Tourvel. Femme mariée, aux yeux de biche effarouchés à peine masqués par sa voilette légère de pieuse se rendant à la messe du matin. Jeune, très jeune prisonnière de la couche d'un barbon ventru et moustachu, au portefeuille épais, pour moi ces messes matinales ne pouvaient être que le change donné à sa sèche et impérieuse belle-mère. Il me fallait donc me placer sur son chemin avec une régularité qui attiserait sa curiosité. Ce que je fis sans jamais lui adresser autre chose que des regards appuyés. Après avoir baissé les yeux puis sourit, je pressentis qu'une révolution s'opérait. Elle devait, avant son départ du domicile conjugal, ruser, se donner des frayeurs extrêmes. Restait pour elle à franchir une nouvelle étape : me donner le premier signe de sa soumission. Le printemps à cette vertu que les matins y sont souvent tendres. Ce matin-là, sa trajectoire ordinaire s'incurva et la belle, d'un pas vif, gagnait la place des tilleuls. Dans ma ligne de mire, elle posait le pied sur un banc de pierre dévoilant une jambe galbée d'un bas de soie. Imperméable à sa volupté j'exigeais d'elle plus encore. Ce qu'elle fit. Sous un imperméable mastic, perché sur des hauts talons, elle me présenta avec des yeux implorants son corps harnaché de dessous blanc. Nos amours dans les prés hauts de Bibrou furent catastrophiques, elle attendait, soumise, ma jouissance, alors que c'était la sienne dont je voulais.

 

Marie m'ôta ce carcan de froideur. Moi, le silencieux, le garçon qui tient tout sous contrôle, je me laissais aller à lui confier mes peurs et mes faiblesses. Cet abandon je le devais à l'absolue certitude, que le temps m'aurait démenti, que jamais Marie ne retournerait ces armes contre moi. Nous étions si différents, nos origines étaient aux antipodes, mais notre nous s'érigeait sans question, avec naturel. Elle me donnait la chance de m'aimer moi-même, de me départir de mes hautes murailles. Jamais nous ne faisions de projets. Nous vivions. À chaque moment, seuls ou ensemble, nous inventions notre vie. Tout ce que je te confie semble idyllique, une reconstruction du passé idéalisée, alors que nous eûmes des orages, des divergences mais ce ne furent que des scories dont nous avions besoin de nous débarrasser. J'abordais notre vie à deux avec dans ma besace de jeune homme rien de ce qui encombre les gens de mon âge : tous ces désirs refoulés qui le jour où la flamme décline resurgissent à la surface.   

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12 mai 2021 3 12 /05 /mai /2021 08:00

 

Le matin nous allions à vélo, par le sentier côtier, jusqu'à l'anse des Soux. Au soleil levant l'eau, d'une extrême transparence, semblait de pur cristal. Marie l'intrépide s'y plongeait sans la moindre hésitation et, de son crawl fluide et silencieux, elle filait vers le large. Moi je m'adossais à la pente sableuse pour lire. De temps à autre je relevais les yeux pour repérer le point blanc du bonnet de bain de ma naïade favorite. La montée du soleil m'emplissait d'une douce chaleur mais je ne pouvais réchauffer la pointe d'angoisse qui ne disparaîtrait que lorsque Marie serait de nouveau à portée de ma brasse minable. L'océan, avec ses airs paisibles, me déplaisait. Je connaissais sa nature profonde, charmeuse et hypocrite comme celle de tous les puissants. À la fin juillet, en un accès de rage soudain, de ses entrailles obscures, il avait enfanté une tempête féroce. Avec Marie, blottis dans la faille d'une falaise, à l'abri du vent et des embruns, pendant des heures, nous nous étions grisés de ses outrances. Dans le grand lit de la Ferme des Trois Moulins, ce soir-là, pour conjurer ma peur, j'avais pris Marie avec une forme de rage désespérée. Après, blottie dans mes bras, elle m'avait dit « Tu m'as baisé mon salaud, c'était vachement bon... »

 

Écrire que notre nous aurait survécu aux pires tempêtes comme à la mer d'huile du quotidien me semble dérisoire. J'en ai la certitude mais j'aurais préféré qu'il se disloquât sous nos faiblesses ou, pire, avec l'irruption d'un autre, plutôt que de le voir trancher ainsi sans appel. Même si ça emmerde tout ceux qui pataugent dans le foutre et le cul, l'amour heureux existe. Ne venez pas me faire chier avec des railleries sur l'eau de rose ou le sucre Candy et toute autre vacherie. Même maintenant que je suis au régime sec ma faculté de vous faire une tête au carré, de vous bourrer le pif, de vous foutre ma main sur la gueule, reste intacte. Marie et moi, dans la grande loterie des rencontres, étions l'exception qui aurions confirmé la règle de notre génération championne du divorce. À cet instant, alors que je m'échine à ne pas décrire par le menu nos 52 jours passés à vivre simplement ensemble, je sais que nous serions, trente ans après, les mêmes. La vie nous aurait sans doute cabossés mais les autres envieraient notre amour intact. Présomptueux me direz-vous ? Sans doute mais, je me connais, toute l'énergie que j'ai déployé à m'avilir, je l'aurais, avec encore plus de force et de pugnacité, tourné vers Marie. Quant à elle, n'y touchez pas, son coeur n'avait pas de limite et son ventre eut été fécond.

 

Le Printemps de Prague semblait résister aux grosses pattes de l'Ours soviétique. Notre PC national, toujours à l'extrême pointe de la collusion avec la nomenklatura du Kremlin, soutenait du bout des lèvres, les initiatives du parti frère. Grand progrès par rapport à l'insurrection de Budapest de 1956, où la chape de silence, la même que celle qui avait étouffé les cris de László Rajk et de ses compagnons d'infortune, exécutés à la suite des procès préfabriqués, en 1949. Le « socialisme à visage humain » d'Alexander Dubcek indisposait nos staliniens officiellement reconvertis. Marie espérait, Jean lui doutait de la capacité d'un parti unique à se réformer de l'intérieur, et moi j'avais la certitude que les gardiens du bloc ne pouvaient le laisser se fissurer. Mes talents culinaires explosaient. Moi, que ma très chère maman n'avait jamais laissé effleurer une queue de casserole, je me révélais un maître-queue inventif. Marie me charriait gentiment « Tu es l'homme parfait mon amour, où est la faille de l'armure ? » Et Jean de répondre « C'est qu'il n'a pas d'armure belle enfant... » Il avait raison, pour elle, je l’avais quittée.   

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11 mai 2021 2 11 /05 /mai /2021 08:00

Le Port de la Meule Tergnier - Restaurant (adresse, avis)

Les mots me manquent et pourtant ils se bousculent dans ma tête, me font mal. Écrire sur un temps heureux, un temps de grand bonheur simple, se replonger dans son passé pour en extraire, non pas des souvenirs éteints, mais des braises vives, est une vraie douleur. Depuis ce fichu jour, chaque moment, tous nos instants, nos débordements, nos rires et nos fous-rires, les riens, tout ce qui était nous dont je ne retiens que ce qui était, elle, ma belle, le grain de sa peau, son parfum, la soie de ses cheveux, le lac de ses yeux, mon envie d'elle, ma fièvre aussi, l'amour comme on dit, je les retiens tout au fond comme des biens précieux, enfouis, protégés de l'oubli. Pas un jour, pas une nuit, sans les avoir exhumés pour tenter de conjurer mon malheur, de revivre. Vain combat, jamais entamé, toujours perdu, mais seul moyen de perdurer, de traîner ma vie comme un boulet. Et pourtant ce fardeau n'était rien, aujourd'hui enchaîner des mots en des phrases heureuses me plombe. J'ai envie de gueuler pour qu'on vienne me sauver. Face au silence, à l'indifférence je me contente de pleurer sur ce qui n'est, après tout, pour les autres, rien qu'un tout petit malheur.

 

Ce vieux salaud d'Achille lui fit une fête d'enfer. Jean et moi arborions des salopettes Adolphe Laffont bleu marine flambant neuves. Nous les avions achetées à la Coop Maritime. Avant que le bateau n'accoste, nous nous étions fait chambrer copieusement « Y’a pas à dire ça rapporte plus de vendre du vermoulu aux parigots que d'aller aux casiers les gars... Faudra tout de même qu'on se cotise pour lui acheter des souliers au Jean. La sandale en plastique c'est bon pour aller aux berniques mais pas pour faire le gandin... » Imperturbables nous les laissions dire. Lorsque Marie apparut en haut de la passerelle de débarquement, Achille se faufila sitôt entre les jambes du flux descendant. Jean marmonna entre ses dents serrées sur son tuyau de pipe éteinte « La classe... du rare mon petit... » Il faut dire que tout de blanc vêtue, Marie prenait si bien la lumière de l'Ile d'Yeu, un blanc de bleu, pur, qu'elle semblait tout droit sortie d'une toile de maître peinte a tempera.

 

Nous ne nous sommes jamais embrassés comme ce jour-là. Les marins, bouche bée, nous protégeaient de leur silence. Je crois que nous étions beaux tout simplement. Jean décréta que c'était un jour à langouste. En dépit de mon froncement d'yeux, le redressement de notre trésorerie était encore fragile, grand seigneur il nous embarquait dans la C4 jusqu'au port de la Meule. Notre déjeuner fut somptueux de simplicité, palourdes, langouste grillée, bar de ligne en croûte de sel, bien arrosé d'un Muscadet, avec un Jean au sommet de son art. Marie était aux anges. Au dessert, ce grand escogriffe, tout en frottant ses éternelles allumettes qui n'allumaient jamais rien, demanda le silence. C'était cocasse puisque lui seul parlait. Tout d'abord, il commandait du champagne. Le patron confus avouait qu'il n'en avait point. Nous nous rabattîmes sur un Saumur à bulles. Il était tiède. Jean gazouillait « Mes amis, c'est ma décision, mon service en vieux Rouen, c'est mon cadeau pour votre mariage... » 

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10 mai 2021 1 10 /05 /mai /2021 08:00

 

Marie avait dû différer son départ pour Yeu afin de régler son dossier universitaire. Elle ignorait que je m'y trouvais déjà. Au téléphone je lui racontais des bobards. Officiellement je faisais la moisson avec mon père ce qui expliquait que je ne pouvais la joindre que tard dans la soirée. Il n'empêche que je piaffais d'impatience. Pour me calmer, sous la lune, j'allais en compagnie d'Achille, me jucher sur l'une des tours du vieux château, face à l'océan et j'échafaudais le scénario de notre première journée ensemble sur l'île. J'avais prévenu Jean : je m'octroyais un jour de congé. Ce vieux gauchiste avait ronchonné, sans doute un peu jaloux de cette future rivale. Nos journées étaient bien remplies, l'affaire tournait bien. Mon plan de rigueur, suite à l'incident des enchères, portait ses fruits. Nous allions pouvoir de nouveau claquer un peu de fraîche. Je me découvrais expert dans le maquillage de comptes, je ne savais pas que ça me servirait dans une autre vie, plus glauque. Ce que je préférais dans notre turbin c'était chiner et livrer. La chine c'est l'art d'enfumer le gogo, de lui faire accroire que certaines de ses petites merdes ont de la valeur, de bien les payer, pour mieux le rouler dans la farine en y incluant la seule pièce de valeur. Jean, à qui on avait toujours envie de donner deux balles pour qu'il se fringue en un peu mieux qu'une cloche, était un maître. Je me délectais, surtout chez les vieilles peaux permanentées.

 

Pour les livraisons ce qui me fascinait c'était les intérieurs de nos clients. Je découvrais, chez ces gens-là, l'extrême élégance du beau niché derrière les modestes façades chaulées des petites maisons îliennes. Loin de l'ostentation des villas de la Baule, cette gentry de gens fortunés, cultivait le simple et le bon goût. Jean excellait là aussi. Nous passions des heures à converser avec eux, autour d'un verre de Muscadet ou de Gros Plant. Jean était des leurs. Moi, à chaque visite, je n'arrivais pas à sonder la profondeur du fossé culturel qui nous séparait. C'était affreux, j'étais un ignare. Déjà, avec le père de Marie, face à ses toiles, en l'écoutant, je me sentais nu, mal équarri, un fils de paysan. En d'autre temps, c'est-à-dire avant l'irruption de Marie dans ma vie, je me serais rué sur des livres. Je me serais goinfré. J'aurais bachoté. Gavé comme un canard gras j'aurais pu étaler ma culture fraîche. Là, à ma grande stupéfaction, j'écoutais. Je m'imprégnais. Après dîner, en sirotant des bières, Jean, avec force de digressions, ajoutais des couches aux strates du jour. Parfois, au téléphone, avec Marie, je devais réfréner mon envie de lui parler de mes découvertes.

 

Juste avant le 14 juillet, enfin, Marie m'annonçait qu'elle partait pour l'Ile d'Yeu. « Viens me rejoindre pour le week-end du 14 me disait-elle... »

 

- S'il fait beau ça va être dur. La moisson n'attend pas...

 

- Moi je t'attends. Tu me manques...

 

- Alors j'y serai.

 

L'ambiguïté de ma réponse me plut. Marie était aux anges. J'ajoutai pour ajouter une touche de mystère « C'est dit nous y serons...

 

- Tu ne viens pas seul ?

 

- Surprise ma belle...

 

- Une vraie ?

 

- Une énorme !

 

- Une bonne ?

 

- Tu verras petite curieuse...

 

- Un petit indice pour te faire pardonner...

 

- Me faire pardonner quoi ?

 

- Ton absence...

 

- Alors pas de prob’,  petit coeur ma surprise est à la hauteur de ton pardon.

 

- Dis-moi ?

 

- Je t'aime ! Pense aux femmes de marins...

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9 mai 2021 7 09 /05 /mai /2021 08:00

 

Jean RIGAUD (Bordeaux, 1912 - Paris, 1999)
"Les thonniers verts, île d'Yeu", 1967.

Les marins l'appelaient le « marchand de vermoulu » et se faisaient un devoir de lui faire prendre, à chacune de ses sorties, une mufflée. Mon baptême du feu se révéla redoutable. Après les bières nous étions passés au pastis et, sans nous avoir mis une quelconque nourriture sous la dent, l'heure du Cognac sonnait. Je pratiquais, autant que je le pouvais, la politique du verre plein sans toutefois pouvoir éviter d'en descendre quelques-uns. Jean semblait imperturbable. Droit, rallumant ostensiblement sa pipe toujours éteinte, dans le brouhaha, il me narrait sa « guerre d'Algérie » comme infirmier. Achille, le chien, me fixait de ses yeux tendres. Tous les deux nous allions aussi former une belle paire d'amis. On m'observait. Soumis au rite initiatique d'admission dans le cercle restreint des gus capables de marcher droit après une poignée d'heures passées à écluser sec je devais triompher. Aux alentours de minuit, avec la raideur hésitante de ceux qui sont pleins comme des huîtres mais qui veulent encore porter beau, Jean et moi, côte à côte, sans nous porter secours mutuel, quittions le bar en saluant les derniers piliers de bistrot. La C4 nous mena sans encombre jusqu'à la Ferme des 3 Moulins

 

Nous étions les seuls brocanteurs de l'île. Je dis, nous, car Jean, dès le premier jour, me présenta comme son associé aux voisins et aux clients. Située en bordure de la route qui mène de Port-Joinville à St Sauveur, au lieu-dit Ker Chalon, la « Ferme des 3 Moulins », bâtisse pourvue d'un étage et de dépendances, n'usurpait pas sa dénomination : ça avait été, au début du siècle, une des rares fermes de l'île, et nous étions entourés par trois Moulins transformés en résidence de vacances. Le magasin occupait tout le rez-de-chaussée, trois pièces, et Jean couchait dans l'une d'elle, dans un lit à colonnes partie intégrante du mobilier proposé à la vente. Ce lit, que nous disions toujours en voie d'être vendu, intriguait nos visiteurs. Un jour, las de ma réponse vaseuse, j'improvisai une histoire qui ravit mes interlocuteurs. Il y était question d'une nuit de tempête, du père de Jean parti accoucher la femme du sacristain de Port-Joinville, de la mère de Jean, elle aussi enceinte, et qui, seule, la cuisinière étant au chevet de son père à St Sauveur, mit au monde ce même Jean, dans ce grand lit en noyer. Jean trouva ça très drôle mais il me dit, sur un ton pour une fois très sérieux, « ne dis pas ça à mon père… » Bourgeois un jour, bourgeois toujours. Moi j'occupais le grenier qui nous servait tout à la fois de cuisine, de salle d'eau et de salle à manger. A la tête de mon lit un petit coffre-fort contenait notre fortune. Foin des exigences comptables et fiscales nous y mélangions les recettes du magasin, nos dépenses domestiques, les achats de meubles chinés, l'argent de poche de mon employeur et bien sûr mon salaire de travailleur au black.

 

Chaque matin, le père de Jean venait à pied nous rendre visite. Achille, le chien, courrait à sa rencontre. Jean, tel un gamin, trouvait toujours le moyen de s'éclipser. Le vieil homme s'asseyait dans un fauteuil et je lui rendais compte de notre activité, au début très honnêtement, puis, après l'incident des enchères à l'américaine, en maquillant la réalité tel un caissier de la mafia. Mon cher Jean avait fait des siennes. Près de la ferme des 3 Moulins, une association restaurait une petite chapelle et, pour financer les travaux, son président, un officier de la Royale à la retraite, mettait aux enchères des tableaux offerts par la colonie des peintres en villégiature sur l'île. Ce soir-là j'avais envie de dormir. Jean, de mauvaise grâce, se rendit seul à la vente. Dix fois, avant de partir, il me répéta « tu comprends, je suis obligé d'y aller pour faire plaisir aux notables, mais, je t'assure, je n'achèterai rien. La peinture ce n'est pas mon truc. D'ailleurs, rien que pour voir leurs têtes, tu devrais m'accompagner, nous rentrerons aussitôt... » Une telle insistance aurait dû me mettre la puce à l'oreille mais, fatigué par ma journée de ponçage de meubles, je n'y cédais pas.

 

À minuit, alors que je dormais comme un bienheureux, un flot de lumière, des grommellements sourds et un bruit de verre me tiraient du sommeil. Jean, attablé face à une bouteille de Cognac bien entamée, semblait foudroyé. Assis sur mon céans je l'interpellai avec ménagement « allez, ne fait pas l'enfant, montres-moi le tableau que tu as acheté ? » En guise de réponse j'eus droit à des borborygmes renifleurs accompagnés d'une salve ininterrompue d'allumettes craquées et sitôt éteintes. Ce devait être grave alors je me levai. Il fallait que je joue serré. Une petite faim me tenaillait. Je fis des pâtes. Pendant qu'elles cuisaient, sans me soucier de Jean qui alternait apathie et excitation, je disposai nos couverts et j'ouvris une bouteille de vin rouge. Un premier signe de retour à la normale me conforta dans ma stratégie : Jean venait enfin d'allumer sa pipe et elle se mit à grésiller doucement. Après nous avoir servi je m'assis face de lui. Nous mangeâmes en silence. Jean le rompit. « C'est affreux ! Quand je pense que cette superbe petite marine, un bijou, va se retrouver au-dessus du buffet Henri II de Turbé le quincaillier... »

 

- C'est ça qui te met dans cet état ?

 

- Oui !

 

Je respirai d'aise.

 

- Y'a pire que ça, non...

 

- Pourtant j'ai mis le paquet.

 

- Combien ?

 

- Dans les 8 à dix mille...

 

- Tu t'es arrêté à temps. C'est mieux comme ça.

 

- Non j'aurais dû aller au bout !

 

- Ce n'est pas vraiment dans nos moyens.

 

Un silence s'installa. La mèche de Jean flottait au-dessus de son regard vitreux. Il descendit son verre de rouge. Fit claquer sa langue. Renfourna son tuyau de pipe entre ses dents et tout à trac me déclara « le problème c'est que c'était des enchères à l'américaine...

 

- C'est quoi cette engeance ?

 

- Tu couvres en liquide à chaque surenchère...

 

L'étendue du désastre me sautait à la gueule, dans un souffle je murmurai « alors t'as claqué 8 à dix milles balles pour des nèfles... » Jean opinait en affichant la tête d'un gosse pris les doigts dans le pot de confiture. 

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8 mai 2021 6 08 /05 /mai /2021 08:00

 

 

Marie me pressait « Allez, soit pas fier, viens avec moi à l'Ile d'Yeu... » Je haussai les épaules sans répondre. « Alors on ne va pas se voir pendant deux mois ? » Elle tapait là où ça faisait mal. Je me regimbais. « T'en fais pas, je vais me débrouiller. Je t'appelle ce soir... » Aux Sorinières, le pouce levé, je regrettais ce départ précipité. Le stop marchait encore. À la maison on me ne posa pas de questions. Maman trouvait que j'avais maigri. Le clan des femmes s'activa pour me faire festin. Papa, pour la première fois, me parla politique. Notre première proximité. La mémé Marie, qui elle avait tout compris, interrompant son rosaire, me dit «  Elle est doit être jolie cette petite... » En lui montrant une photo de Marie je lui fis remarquer que maintenant j'avais deux Marie dans ma vie. Dans l'après-midi, le docteur Lory vint délivrer l'ordonnance de calmants pour le dos de la tante Valentine. C'était un type froid, avare de mots. Pourtant, ce jour-là, aimable, il me demandait « Tu fais quoi de tes vacances ? » Ma réponse évasive me valut une proposition qui me laissait pantois « Mon cousin, Jean Neveu-Derotrie, brocanteur, cherche, disons un homme à tout faire, pour l'aider. Deux mois à l'Ile d'Yeu ça te dirais ? »

 

Aussi bizarre que ça puisse paraître, moi qui suis né à quelques kilomètres de la mer je n'avais jamais quitté la terre ferme sur un quelconque bateau. L'avion, n'en parlons pas,  en ces années-là voyager était un luxe. À l'embarcadère de Fromentine, face à l'île de Noirmoutier, je découvrais notre navire propret, tout blanc, « la Vendée ». Les marins y embarquaient victuailles et fournitures entassées sur des palettes. Ils chargeaient aussi quelques voitures. Sur la jetée de bois, tout un petit monde de vacanciers, d'îliens, de passagers d'un jour se pressaient. Tout était allé si vite, je n'en revenais pas. Ma croyance dans les fenêtres ouvertes par le hasard se renforçait. Au téléphone avec Marie j'étais resté évasif, lui faire la surprise, aller la cueillir à son arrivée à Port-Joinville serait un vrai bonheur. Pour l'heure je me laissais aller à imaginer l'accueil de celui que je devais assister. D'une manière très étrange nous n'avions eu aucun contact. Au téléphone c'était son père, médecin de l'île, retraité, qui m'avait sondé. Plus exactement, l'homme, policé et courtois, m'expliquait que Jean, son fils, avait besoin d'une sorte de tuteur. Quelqu'un qui tienne les comptes, fasse les courses, la cuisine, assure en gros l'intendance générale du magasin de brocante de la Ferme des 3 Moulins. De prime abord étonné c'est avec un réel enthousiasme que j'avais accepté les conditions proposées.

 

Mon arrivée à Port-Joinville, sous un ciel si bleu, un air tendre et des bouffées de senteurs fortes, restera pour moi l'un des moments forts de ma vie. Jean Neveu-Derotrie était le sosie de Jacques Tati sans l'imperméable. Sa garde-robe se résumait en trois pantalons de tergal gris, deux chemises nylon blanches et une paire de sandales de plastic blanc. Mèche sur les yeux, pipe éteinte au bec, flanqué de son chien, appuyé aux ridelles d'une camionnette C4 il me tendait une main ferme et chaleureuse. L'homme était merveilleusement loufoque, cultivé. Au bar de la marine il me comptait son histoire de rejeton d'une famille où l'on était médecin ou dentiste. Lui s'était fait visiteur médical. Il sillonnait la France en fourgonnette J7 pour placer des matelas anti-escarts dans les hôpitaux et chiner toutes les vieilleries qui lui tombait sous la main. Militant au PSU, pacifiste, son sens des affaires consistaient à savoir acheter. L'argent ne représentait rien pour lui. Un vieux Rouen, une commode Régence ou un homme debout marqueté, ça lui parlait, ça le faisait bander. Capable des pires manœuvres pour acquérir le meuble ou l'objet sur lequel il avait jeté son dévolu il se fichait ensuite pas mal de vendre. Jean n'aimait rien tant que de voir son magasin empli de belles choses. C'était un esthète, un pur esprit, notre accord fut instinctif, immédiat. Sans paroles.

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7 mai 2021 5 07 /05 /mai /2021 08:00

30 mai comme 30 mai 1968 - De Jour en Jour, La Politique au Quotidien

La journée plana, d'abord suspendue à l'attente du discours du voyageur de Baden-Baden, avant de prendre son envol avec le bras-dessus, bras-dessous des Excellences soulagées sur les Champs-Elysées, elle s'acheva, telle une feuille morte se détachant de sa branche, dans un mélange de soulagement et de résignation. Mai était mort et tout le monde voulait tourner la page, l’oublier. L'allocution du Général fut prononcé sur un ton dur, autoritaire, menaçant. L'heure de la normalisation avait sonnée. De Gaulle ne sait pas encore, qu'en fait, c'est une victoire à la Pyrrhus, une droite réunifiée et les veaux français ne tarderont pas à le renvoyer à Colombey pour élire Pompidou le maquignon de Montboudif. Avec Marie, en cette fin de journée, nous sommes assis dans les tribunes du vieux Stade Marcel Saupin, au bord de la Loire, tout près de l'usine LU pour assister au match de solidarité en faveur des grévistes, entre le FC Nantes et le Stade Rennais. En ce temps-là, les footeux, parties intégrantes de la vie des couches populaires venant les supporter match après match, osaient mouiller le maillot, prendre parti  pour eux. José Arribas, l'entraîneur des Canaris, républicain espagnol émigré, à lui tout seul personnifiait cette éthique.  

 

Le stade semblait abasourdi, comme si on venait de lui faire le coup du lapin. Les Gondet, Blanchet, Budzinsky, Le Chénadec, Suaudeau, Simon, Boukhalfa, Robin, Eon, conscients de la gravité du moment, nous offraient un récital de jeu bien léché, à la nantaise comme le dirait bien plus tard, un Thierry Rolland revenu de ses déboires de mai. Il fera partie de la charrette de l'ORTF. Comme quoi, mai, ne fut pas, contrairement à ce nous serine l'iconographie officielle, seulement un mouvement de chevelus surpolitisés. Marie, ignare des subtilités de la balle ronde, applaudissait à tout rompre. A la mi-temps, en croquant notre hot-dog, dans la chaleur de la foule, sans avoir besoin de nous le dire, nous savions que ce temps suspendu que nous venions de vivre marquerait notre vie. Nous ne serions plus comme avant. Lorsque l'arbitre siffla la fin du match, l'ovation des spectateurs, surtout ceux des populaires, sembla ne jamais vouloir s'éteindre. C'était poignant. La fête était finie, personne n'avait envie de retrouver la routine du quotidien. Dans la longue chenille qui se déversait sur le quai, le coeur serré je m'accrochais à la taille de Marie comme à une bouée.

 

L'ordre régnait à nouveau. Le pouvoir n'était plus à prendre. A la Sorbonne le comité d'organisation décidait de chasser les « Katangais » et de fermer les portes pour quarante-huit heures ; y'avait beaucoup de détritus. Daniel Cohn-Bendit, convoyé par Marie-France Pisier, rentrait en Allemagne avant que le pouvoir ne prononce la dissolution de plusieurs organisations gauchistes. Le 16 juin, la Sorbonne capitulait sans heurt. Le 17 juin, les chaînes de Renault redémarraient. Le 30 juin, au second tour des législatives, c'est un raz-de-marée, les gaullistes et leurs alliés obtenaient 358 des 465 sièges de l'Assemblée Nationale. Nous à Nantes, forts du sérieux de notre organisation, face à des caciques revigorés, nous sauvions les meubles. Ici, le vent de mai, laissera des traces durables, aussi bien chez les paysans, que dans les organisations ouvrières et politiques : la deuxième gauche allait prendre d'assaut le Grand d'Ouest et investir la plupart des places fortes d'une démocratie chrétienne à bout de souffle et incapable d'influencer son camp : Nantes, Rennes, La Roche sur Yon, Brest, Lorient viendraient s'ajouter au fief de St Brieuc.

 

Mon parcours d'avant-mai me valut d'être exempté de tout examen. C'est Hévin qui me l'apprit. Mon premier mouvement fut de refuser. « Evitez la bravoure Benoît, en septembre ça va être un véritable carnage. Vous avez été le témoin de leur lâcheté, ils ne vous le pardonneront pas. Examen ou pas, quelle importance pour vous, ça n'est pas du favoritisme mais l'application pure et simple de l'accord conclu. Partez en vacances ! On aura besoin de vous l'année prochaine pour tenir le choc de l'onde en retour... »

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6 mai 2021 4 06 /05 /mai /2021 08:00

 

Le soir du mardi 28 mai, coup de théâtre, tel un grand fou rire, la nouvelle se propageait sur les ondes : Cohn-Bendit, en dépit de l'interdiction qui lui a été notifiée de rentrer en France, réapparaissait à la Sorbonne. Tout le monde riait, jaune pour certains, le pouvoir connaissait quelque-chose de pire que l'impuissance, le ridicule. Christian Fouchet, car les télévisions des chaînes internationales sont là, est la risée du monde entier. Avec Marie, alors que nous redescendions sur Nantes dans notre 2CV capotée, nous l'avions entendu sur le transistor miniature, made in japon, que nous avait offert son père. Cet épisode, grand guignolesque, devait conforter le général dans son incompréhension de cette chienlit si éloignée de l'ordre militaire. Mais comme nous l'avait expliqué le père de Marie, il le tenait de l'épouse du Premier Ministre qui appréciait sa peinture, ce que de Gaulle supportait mal c'était de voir beaucoup des Excellences du gouvernement - la saillie est de Bernard Tricot - se « décomposer biologiquement ». Seuls quelques originaux, du style Sanguinetti, ne cédaient pas à la panique. Le Vieux, ne pouvait camper sur cette position désabusée. Son goût du poker politique, qui l'avait vu affronter des pointures comme Churchill et Roosevelt, allait le pousser à un dernier coup de bluff.

 

A Nantes, le front ouvrier est solide. La Faculté de Lettres est un cloaque. En Droit, tout est figé. Seuls les médecins, partis sur le tard, hors structures syndicales, ruent dans les brancards. Avec Marie je participe à l'intendance du mouvement en tirant des affiches à l'atelier improvisé dans la buanderie du CHU. Les carabins ont une bonne descente, un goût prononcé pour la copulation, alors les fins de soirée s'apparentent à de quasi orgies. Le nouveau statut de Marie, la nana du grand juriste gaucho, la préservait de leurs assauts, car même si le carabin est chaud il reste encore très respectueux des codes de la bienséance. A notre retour de Paris nous fûmes traités tels des émissaires venant de rendre visite au grand Mogol. En dépit de ses protestations, je laissai la parole à Marie. « My chérie c'est la meilleure thérapie que je connaisse pour guérir tes chers collègues de leur machisme policé... » Le résultat dépassa mes espérances, les blouses blanches lui firent une standing ovation. Il faut dire que l'amour de ma vie, fine mouche, avait su brosser un tableau de la situation qui ne pouvait que satisfaire ces grands jeunes gens dont l'immaturité politique était proportionnelle au sectarisme des extrémistes des deux bords.

 

Ce soir-là Marie voulut que nous couchions chez sa mère. A peine rentré le téléphone sonnait. C'était son père. La nouvelle était d'importance : de Gaulle venait de quitter Paris en hélicoptère. Le grand poker menteur venait de commencer. Flore dînait en ville. Plus exactement elle passait sa soirée chez son notaire. Seuls, dans le grand appartement, étendu sur le grand canapé du salon, nous écoutions Procol Harum en boucle en sirotant de grands verres de citronnade glacée. Mai, ce mois de mai fou, échevelé, toujours à la limite sans jamais la franchir, retenait son souffle, en apnée, tel un coureur insoucieux de ses forces qui, dans le dernier virage, alors que la ligne d'arrivée est proche, sait qu'il va perdre ; que ceux qu'il a nargué pendant sa folle chevauchée vont fondre sur lui, le laisser sur place, gagner. La France qui avait peur, celle qui se terrait, allait débouler sur les Champs Elysées, le tricolore allait flotter, la Marseillaise sortir des gosiers jusqu'ici serrés de trouille. Marie, en se blottissant contre moi, me disait « il est à nous ce mois, ça ils ne pourront pas nous l'enlever... »

 

Au lever du jour, investit par le frère de Marie – celui que nous avions croisé le premier jour – et quelques-uns de ses acolytes, l'appartement se transforma en repaire de conspirateurs. Ignorant notre présence, ces jeunes gens exaltés se préparaient à la grande manif commanditée par une étrange coalition de gaullistes, d'anciens pétainistes, de partisans de l'Algérie française et des fafs habituels de la Fac. La spontanéité de la marée des Champs-Elysées, et des foules des grandes villes de province, s'appuyait sur l'art consommé de la vieille garde du Général à mobiliser ses réseaux de la France libre. Mobilisation amplifiée par l'adhésion d'une partie du petit peuple laborieux excédé par le désordre et de tous ceux qui voulaient voir l'essence réapparaître aux pompes pour profiter du week-end de la Pentecôte. La majorité silencieuse, mélange improbable de la France des beaux quartiers et du magma versatile de la classe moyenne, trouvait ce jeudi 30 mai sa pleine expression.

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