Elle avait besoin de m’écrire.
Ta mère, Martha.
Elle que je voyais chaque jour, elle n’a pas eu le courage de me parler.
J’ai trouvé sa lettre sur la table de la cuisine.
Elle disait :
« Je veux te dire Melchior, ce lent bonheur qui envahit mon cœur jour après jour, heure après heure.
Depuis que je l’ai rencontré à ta maison, j’ai pensé au beau garçon qu’il est.
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Au Beau Site, je n’avais pas eu le bonheur de le voir. Il se fondait dans la masse des autres uniformes verts. Ou bien, avais-je la tête ailleurs, la tête toute au travail et à la peur de l’après…
Depuis deux jours il fait de courtes apparitions dans le service où je travaille l’après-midi.
Sous prétexte d’un pli à refaire au pantalon du colonel il vient en lingerie et me regarde en souriant m’appliquer à refaire un pli déjà parfait.
J’ai compris cela, Melchior, quand il m’a dit :
- Marie, je vous connais depuis longtemps.
J’ai été surprise. Lui, m’appelant Marie, j’en ai sursauté. Et puis tout s’est éclairci.
Il m’a dit qu’il est ton ami, que tu es si bon pour lui, comme un frère.
Je n’en doute pas.
Je te connais, toi, et ton indulgence pour tout ce qui n’est pas à priori agressif.
Et Dieu sait que Mathias ne l’est pas.
Il m’a parlé de toi avec tellement de douceur que si tu l’avais entendu tu aurais reçu ces paroles comme baume au cœur.
Toi qui te sens si souvent reclus dans cet exil du cœur, toi qui refuses toute porte qui s’ouvre.
Tu devrais comprendre qu’une infirmité ne te condamne pas à rien mais au contraire au meilleur.
Celle qui t’offrira son amour le fera en connaissance de cause
Pour moi, je suis ensorcelée par ce garçon qui avance pas à pas vers ma tendresse et vers ce que je devine devenir de l’amour.
Je sais que cet amour est interdit, que si je succombe, demain, la paix revenue, je serai punie pour ma faiblesse. Mais lui, qu’en est-il de lui, Melchior ?
J’ai besoin de conseils. J’ai besoin de ta parole de juste, pour me dire si je dois accepter ce que je ressens ou lutter contre mes sentiments.
Il n’est pas vraiment allemand, tu sais.
Il s’appelle Von Wassy parce que Wassy c’est le nom d’un village de France.
Quand ses aïeux ont quitté le pays à cause des guerres de religion, ils sont arrivés en Allemagne en disant qu’ils étaient de Wassy. Tu vois, il me l’a dit.
C’est arrivé à beaucoup de Huguenots qui se réfugiaient en pays protestants. Ils ont perdu leur nom mais ils ont gardé celui du village martyr.
Melchior, notre amour ne serait-il pas un juste retour des choses.
Aujourd’hui, il m’a pris la main et l’a embrassée, j’ai pleuré de bonheur après son départ. Melchior, essaie de savoir s’il est sérieux et si tu le penses, pousse le vers moi, car je ne ferai pas le premier pas.
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Tu imagines, Martha, l’effet de cette lettre, quand moi-même je me réjouissais de son possible amour.
Elle n’avait peut-être pas fait le premier pas, mais lui n’avait pas hésité longtemps.
A quelle faim succombait-il pour l’aimer ainsi avec tant de fougue qu’il en avait mise à m’aimer…
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Je les épiais.
Ce n’était plus chez moi qu’il venait mais chez Marie et tu te doutes, Martha, que je ne pouvais m’empêcher, lorsqu’il m’arrivait d’aller chez elle de respirer fort, très fort :
- C’est du café Melchior, du vrai café.
- C’est Mathias.
- Nous buvons le café ensemble quand il arrive à s’évader, le soir après le couvre-feu.
Elle souriait Marie. Elle était aveuglée par son bonheur.
Je les ai épiés jour après jour. Je les ai regardés, tapi dans la nuit, sous la fenêtre de Marie.
Comme j’ai souffert, ma fille, de ces soirées où ils s’aimaient.
Comme j’ai regretté ce jour où croyant bien faire j’avais invité Marie à se joindre à nous pour un moment.
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J’avais tout deviné bien avant qu’il me parle.
Avant, que lui me parle, juste après notre dernière étreinte.
Martha, comme j’ai haï, Marie, ce jour-là, comme j’aurais souhaité sa mort.
Je n’avais connu d’amour que celui-ci, je n’avais d’espoir qu’en lui et d’un coup il m’échappait, il se glissait hors de moi comme se glisse une vipère hors du sentier où tu passes.
J’ai pleuré.
J’ai pleuré de le perdre.
J’ai surtout souffert de sa désinvolture où je crus lire le seul besoin de se libérer de la solitude.
Le seul besoin, non pas la passion, non pas l’amour, le besoin de s’échapper par le corps de cette prison de l’esprit qu’était devenue pour lui cette vie de soldat proche de la déroute.
Et puis vint le jour où le départ fut programmé. Mathias débarqua en hâte et en catimini à la maison, il ne voulait pas voir Marie.
Non, il venait me voir moi.
Ce n’était pas vraiment pour moi mais par manque de franchise.
Il tenait sous sa capot » un petit colis plié dans du carton ficelé.
- Melchior, voilà ce qui se passe, nous partons demain.
Ce paquet, c’est pour Marie.
Plus tard, si par malheur je ne reviens pas.
Tu te doutes de ce que c’est, cette guerre, l’issue est déjà inévitable et notre retour en Allemagne devient de plus en plus aléatoire.
Ce présent c’est pour elle.
Pour lui assurer un certain bien-être.
Enfin, je ne sais pas m’expliquer, mais toi tu comprendras.
Il faudra le cacher jusqu’à la fin de la guerre et plus tard personne ne le réclamera.
C’est le major Wohlgruss qui l’avait dans son paquetage. Il venait du front russe.
C’est loin tout ça, et lui est mort il y a trois jours.
Tu te souviens, l’individu de la chambre 127, celui qui voulait te tuer, quand tu as refusé…
Je me souvenais bien sûr, de cet affreux prussien unijambiste qui m’avait promis la mort si un jour il pouvait à nouveau marcher.
C’était un petit colis.
Je le mis de côté sans trop d’illusion à son sujet.
Et moi qu’avais-je eu pour adieu ? Car il s’agissait bien d’un adieu, je l’avais compris à son regard, au ton de sa voix.
Je l’avais compris aussitôt : si par malheur je ne reviens pas ! Foutaise, mensonge.
J’avais envie de lui dire pourquoi mens-tu, dis moi la vérité au moins à moi si tu n’as pas le courage de le dire à Marie.
Mais je n’ai rien dit.
J’ai joué l’ami crédule en espérant peut-être encore une étreinte, un véritable adieu, une ultime tendresse, un regard franc.
Il m’a quitté sur une vague accolade, en glissant dans ma poche une épaisse enveloppe et je l’ai maudit pour avoir esquissé une dernière caresse à travers la toile de mon bleu alors même qu’il mettait sa trahison au-dessus de ce que nous avions ressenti.
Il ne s’est pas retourné une seule fois sur la maison qu’il quittait.
Cette maison où il avait trouvé un asile pour combler sa solitude, épancher ses faiblesses, ses peurs.
Pas un regard pour moi.
Et c’est là que j’ai brutalement eu ce désir que le destin fasse, qu’il ne revienne jamais.
Ni pour moi, ni pour Marie.
Car vis-tu Martha, il faut aujourd’hui que je te dise tout ce que tu ne peux connaître par toi-même, et de toi-même.
Tu es belle, belle comme lui, belle comme Marie.
Mais moi, pour moi, ce que j’ai connu là, en dépit de cette infirmité qui m’avait mis au banc de tous les autres, c’était plus que tu ne pourrais imaginer.
J’ai cru en son amour, j’ai connu la tendresse de sa bouche d’homme quand elle s’emparait tout entière de ma bouche d’homme.
La douceur de sa tête blottie entre épaule et nuque.
Et lui, en partant ainsi, comme un voleur, avait-il oublié cet ardent soupir qu’un tel abandon lui dérobait inconsciemment lorsqu’il sombrait sans retenue dans cette paix après l’amour ?
L’a-t-il partagé avec autant de passion asservie lorsqu’il se laissait aller à l’oubli de moi dans les bras de Marie ?
Martha, tu es l’ange né de ce mensonge.
Je le sais : au fond de lui-même, un combat incessant lui taraudait l’âme, il faut ainsi travestir la vérité pour lui donner belle nature sans aller jusqu’au mensonge.
Sans oser mentir à l’autre quand on se ment à soi-même.
Je veux te dire et te redire encore ce que fut cet amour pour que le moment venu de la confrontation, ces mots te reviennent en mémoire.
Que ces images se superposent à celles qui te révolteront pour réduire ta colère, pour maîtriser ton dégoût et contenir ton emportement.
Pour que tu puisses lentement, lentement accéder à la paix, car vois-tu, Martha, il ne sert plus à rien de regretter.
Ce qui fut ne peut être changé, nous le savons, mais ce qui pourrait changer le passé c’est en l’acceptant, trouver une voie dans l’apaisement.
Ainsi donc il est parti.
Et je peux te l’affirmer aujourd’hui sans plus de regrets pour Marie que pour moi.
Il avait pris ce que nous avions donné librement.
Il savait nos cœurs avides d’amour et le sien impatient d’être comblé.
Mais comblé comme on vient à bout d’une faim, d’une attente trop longue, d’une impatience de pubère.
Et nous, malheureux sédentaires, d’une patrie honteuse, nous avions libéré tout cet amour latent sans retenue peut-être, mais en secret.
Il ne nous restait aussi la vengeance, car après tout il était lui aussi e nos ennemis.
Ce qu’il avait pris, ne nous l’avait-il pas dérobé à force de mensonge, de sourires, de gestes tendres ? Nous étions les vaincus de cette histoire, nous avions été piégés par Mathias.