Raymond pêchait à la ligne. De temps en temps, le samedi, je l’accompagnais sur les berges de la Marne. Nous restions souvent silencieux car jamais Raymond ne me posait de questions. C’est moi, à l’heure du casse-croûte, qui me laissait aller aux confidences. Le vin me déliait la langue. Raymond carburait au Pommard. « Tu sais, bougre de petit vendéen, les vignerons bourguignons ce sont des gars qui n’ont jamais eu l’échine souple, des fortes têtes, des malins aussi, c’est pour cela que j’aime leur vin. Il ne fait pas de chichis. Que veux-tu, moi je suis de la vieille école, dans la vie y’a que le vin et les filles qui te donnent du plaisir, faut pas en abuser bien sûr, surtout pour le vin, les filles c’est différent y’a pas de limite sauf que je préfère le vin car avec lui y'a pas d’après sauf si tu te cuite. Moi ce que j’aime avec les filles c’est l’avant et le pendant, pas qu’on s’occupe de mes chaussettes et de mon frichti… » me dit-il un jour que nous déjeunions dans son pavillon de Nogent et que je le complimentais sur la qualité de sa cuisine et de son Pommard. Parole d’expert, Raymond, sans pour autant être un collectionneur, au temps de sa verdeur ne pouvait vivre sans une jeune femme dans son lit. Dans une boîte à chaussures leurs photos en vrac, qu’il me tendait une à une, en mettant toujours dessus, un prénom, le lieu de leur rencontre, le temps qu’ils avaient passé ensemble « Ce n’était pas pour la bagatelle, ça c’est de la mécanique mon garçon, mais pour la douceur de leur peau, leurs odeurs de chattes en chaleur, leurs rondeurs fermes, leurs cuisses ouvertes, leurs pieds glacés et leurs soudaines envies qui te donnent des gaules monstrueuses… C’est pour ça que la vieillesse est un naufrage. T’es condamné au lit froid en solitaire, alors y te reste plus que ce putain de nectar pour te donner du vrai plaisir… » Ses jeunettes il les trouvait dans le ruisseau, des petites putes encore fraîches qui ne demandaient pas mieux que de se retrouver dans la chaleur des bras de ce gros nounours tendre. Nous étions donc en parfaite osmose.
Très vite j’avais mis Raymond au parfum de ma situation. Il n’avait fait aucun commentaire mais simplement lâché « si t’as des emmerdes rapplique ici, on avisera… » Nous étions devenus inséparables, hors du boulot bien sûr, mais une forme de gêne m’empêchait de lui parler de Sylvie. Pour Marie c’était fait depuis notre premier dîner bien arrosé. Raymond, après le dessert, en me servant un marc de Bourgogne, pour une fois m’avait questionné « qu’est-ce qu’un type intelligent et fin comme toi fout dans la police ? Surtout dans ce putain d’atelier plein de ramiers… » Là encore, après mon long récit, il n’avait rien dit se contentant de me confier, sur le coup des trois heures du matin, alors que nous discutions ferme sur l’attitude des cocos en Espagne et au temps du pacte germano-soviétique, « c’est un peu bête de te dire ça mon garçon mais je te comprends et, plus encore, je t’envie. S’aimer comme ça ce n’est pas à la portée des premiers venus. T’as eu beaucoup de chance de vivre un tel amour. C’est beau. Tu vois, dans une vie, la pièce unique y’a que ça qui compte. Tout ce que tu vis maintenant c’est du rab alors t’as bien raison de le foutre à la poubelle. T’es un héros à ta façon et moi, petit gars, j’aime l’héroïsme… » C’est la seule fois où nous nous sommes murgés au point de nous endormir sur nos chaises. Au lever du jour Raymond nous avait fait une bassinée de café noir puis nous étions partis à mobylette rejoindre les berges de la Marne. Le piquant du petit matin achevait de nous remettre d’aplomb