" Il est le fils de son père ou de l'Ecole des Mines. Il a trois enfants, dont l'un entre à l'école de la rue Descartes, en passant par la rue des Postes, et dont les autres n'arrivent pas à passer le baccalauréat.
Il est républicain, mais bien pensant ; il déteste la guerre, mais il ne supporte pas l'éloge de l'Allemagne ou des Allemands. On a seulement le droit de leur reconnaître le génie de l'organisation, pourvu qu'on fasse immédiatement quelques réserves les facilités que leur offrent leur caporalisme et leur natalité. Quant aux autres peuples, ils ne jouent qu'un rôle effacé dans sa vie. Il sait seulement que l'Anglais n'est pas intelligent, que l'Italien est couard, l'Espagnol vaniteux, et que l'Américain a beaucoup d'argent et en profite pour acheter des tableaux cubistes dont les français ne veulent pas. Car, lui, aime la peinture et achète du Didier-Pouget.
L'industriel français a beaucoup d'idées générales, mais il ne les applique jamais. Il travaille énormément. Comme il paie peu ses collaborateurs, ceux-ci sont médiocres. Mais ça ne lui déplaît pas. Il déteste les collaborateurs éminents. Ainsi est-il obligé de faire le travail de ses subordonnés et n'a-t-il pas le temps de faire le sien. Il gagne de l'argent, parce que ses affaires sont très surveillées. Il a horreur du coulage : il arrive à l'éviter. Il est sans rival dans l'affaire moyenne, ou l'oeil du maître peut tout voir, médiocre dans la grande affaire où il faut faire confiance à autrui. L'industriel français ne s'entend avec personne, sauf parfois avec ses vieux clients, parce qu'il les sert consciencieusement. Mais il est aussi seul vis-à-vis de ses concurrents que vis-à-vis de ses collaborateurs. Il ne risque jamais. Il a horreur du crédit en banque ; c'est tout juste s'il ne se regarde pas comme déshonnoré parce qu'il a des traites en circulation. L'industriel français vit dans le présent, avec le passé. Il ne demande rien à l'avenir.
L'avenir, c'est pour lui le jour lumineux où il se retirera des affaires et donnera sa succession à l'un de ses fils. A la vérité, il succombera à la tâche, parce que ses fils sont insuffisants et parce que, au fond, il ne croira jamais qu'un autre, quel qu'il soit, puisse faire aussi bien que lui. "