Espace : dans le langage courant, lieu, plus ou moins bien délimité, où peut se situer quelque chose.
Liberté : « c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont faits tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique : mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchainent le tonnerre. »
Paul Valéry, Fluctuations sur la liberté
Comme ce Noël-ci il a fait un vrai temps de Noël la veille au soir de Noël, comme au temps de nos retours de la messe de Minuit, à la Mothe-Achard, où notre réveillon consistait en un grand bol de chocolat chaud accompagné d’une part de brioche vendéenne et qu’ensuite j’allais me coucher dans mon grand lit bien froid, à l’étage juste au-dessus de la souillarde, où la tante Valentine le matin faisait tinter la sonnette de l’écrémeuse, le cœur léger et tout excité par la perspective qu’à mon éveil le petit Jésus aurait déposé des paquets devant la crèche. Certains vont dire : il radote. Peut-être, mais que voulez-vous, ce matin, au terme d’une année de chroniques, j’ai besoin de vous confier ce qui motive mon besoin, têtu et obstiné, d’ouvrir chaque matin mon petit espace de liberté à votre lecture.
Ceux qui me suivent, depuis l’origine de cet espace de liberté, le savent, je suis né dans un pays de chemin creux, un bocage profond, mosaïque de pâtis et de lopins cultivés, que l’on évaluait en boisselées, cernés de haies vives, contraint, tenu sous le boisseau des maîtres et la férule du clergé. J’y ai poussé, sauvageon, en toute liberté, entouré de l’affection des femmes de la maison. Enfance heureuse, rêveuse et vagabonde, sans grand souci de l’avenir qui, je n’en doutais pas serait grand et beau. Mon père me donnait le goût de la chose publique, de la conduite des affaires de la cité et, surtout, l’amour immodéré de la liberté de pensée. Etre soi-même, exercer pleinement sa responsabilité personnelle, vivre en adéquation avec ses aspirations profondes, se bâtir. Je ne me sens pas de racines mais l’armature forgé par l’exemple de cet homme de peu, attentif, chaleureux, bon vivant et aimable, m’a structuré. Grâce à elle j’ai grandi à l’écart des grandes chapelles qui ont fracturé le monde pendant la majeure partie du 20ième siècle, allergique à l’embrigadement, aux catéchismes calcifiés, engagé tout de même, m’efforçant d’assumer mes nombreuses contradictions, de privilégier l’action sans pour autant négliger la réflexion, j’ai cru et je continue de penser que le pur refus débouche sur l’immobilisme et que le déni des rapports de force le conforte. Comprendre, voir, écouter, entendre, analyser, restituer, expliquer, convaincre, s’entendre, combattre aussi, décider, avancer… toujours…
Mais alors pourquoi circonscrire mon espace de liberté au vin ? Je pourrais vous répondre : le vin est presqu’aussi vieux que le monde et, comme l’écrit Bernard Clavel parce que « seule la vigne est éternelle » mais ce serait trop facile. Au départ, ce ne fut que pure opportunité : je n’étais qu’un voyageur qui partait, sans bagage et sans destination connue, je cheminais. Chemin faisant, grâce à vous, à votre constance et votre fidélité, même si parfois ça part dans tous les sens, mon espace de liberté s’est étiré, structuré, ouvert. Lieu d’abord intime, un peu trop égotique sans doute, par petites touches, comme les pièces d’un puzzle aux contours indéfinis mes chroniques forment un ensemble plus perceptible. Tout, ou presque, est de moi mais ce n’est pas forcément moi. Mon espace de liberté n’est pas une chaire au sens du prêche, du sermon, mais un lieu ouvert au mouvement des idées avec l’espoir comme l’écrivait Oscar Wilde que nous nous mettions en danger « Une idée qui n’est pas dangereuse ne mérite pas d’être appelée une idée. » Enfin, même si j’ai déjà été trop long, laissez-moi clore ces quelques réflexions par Fernand Braudel.
« En fait, le passé de la vigne, compliqué, brillant et dont tous les détails et incidents nous enchantent, ne cesse de poser des problèmes à tous les étages de l’interrogation historique. La vigne est société, pouvoir politique, champ exceptionnel du travail, Civilisation…
Si le pain est le Corps du Christ, le vin est le symbole de son Sang Précieux. Et si le blé est la prose de notre long passé, plus récente, la vigne en est la poésie : elle éclaire, ennoblit nos paysages. Car « ce n’est pas de la terre », comme le dit Georges Durand dans un livre à la gloire du vin, « mais bien du plaisir de bouche et de la joie du cœur que naquit le vin… Sa consommation dépasse… la simple satisfaction d’un besoin biologique, elle tient par mille attaches à tout un art de vivre ». Un art de vivre : autant dire une civilisation. La vigne marque de son sceau tout les pays qui l’accueillent, elle y réussit avec une vigueur toujours étonnante. Et d’ailleurs aucun sol ne la rebute. »