Erri De Luca, ancien dirigeant du très musclé service d’ordre de Lotta Continua à Rome, appelle la période dans laquelle je me plongeais avec réticence et incompréhension : un « Mai long de dix ans », ce que d’autres appelleront une « guerre civile de basse intensité ». En France, et même en Italie, le mouvement armé sera minimisé et surtout sa base populaire minorée alors que le Ministère de l’Intérieur italien, non soupçonnable de gonfler les chiffres, bien que sait-on jamais, estimait à plus de 100 000 les personnes susceptibles de fournir une base arrière, de la logistique aux groupuscules armées. Ça n’est pas rien, c’est même relativement important que ce soutien de la population qui tranche nettement avec le faible enracinement de Rote Armee Fraction en RFA et bien plus encore en France de la GP et de sa dérive armée : Action Directe. Ici, en Italie, ce conflit, cette guerre civile larvée a fait plusieurs centaines de morts, près de 5000 personnes furent condamnées pour leur appartenance à des groupes d’extrême-gauche et plus de 10 000 furent au moins une fois interpellées. Période complexe, particulièrement troublée, pleine de rumeurs, d’épisodes mystérieux jamais élucidés, des tentatives de complots manipulés par des services étrangers ou le crime organisé, qui a fait l’objet de relectures à posteriori, de reconstruction tendancieuse, erronées, ce que l’on dénommera en Italie la dietrologia : dietro, derrière.
Cette approche sera confortée en France par la « doctrine Mitterrand » qui offrit officiellement le refuge, au cours d’un discours lors du congrès de la Ligue des Droits de l’Homme en 1985, à tous ceux qui ayant « rompu avec la machine infernale du terrorisme » désireraient enfin « poser leur sac ». Le clivage gauche/droite à la française permettra de bien séparer en noir et blanc ce mouvement contestataire « unique en Europe par sa densité et sa longévité » en oubliant le fond historique de Guerre Froide et de « stratégie de la tension ». Ce morceau d’histoire mal connu, enfoui sous la bonne conscience des pétitionnaires patentés de Saint-Germain des Prés, reviendra en boomerang dans le paysage médiatique après les évènements du 11 septembre 2001, lorsqu’en août 2002 le gouvernement français extradera Paolo Persichetti, ancien membre de la dernière branche des Brigades Rouges, les BR-UCC, reconverti grâce à la doctrine Mitterrand en professeur à l’Université Paris-VIII. Mais, bien sûr, l’affaire la plus médiatisée fut celle de Cesare Battisti, ancien animateur d’un groupuscule milanais : les Prolétaires armés pour le communisme (PAC), concierge à Paris et auteur de romans noirs, qui ne devra son salut qu’à la fuite au Brésil. Je garde le souvenir d’une conférence organisée par Télérama en 2004 où la délirante Fred Vargas délivrait sa version très germanopratine de l’affaire. Le BHL, non présent ce soir-là, délivrait avec plus de subtilité la même version.
Sans entrer dans le détail, il me faut rappeler que les Prolétaires armés pour le communisme, organisation peu structurée, ont commis des hold-ups et quatre meurtres : ceux du gardien de prison Antonio Santoro le 6 juin 1978 à Udine, du bijoutier Pierluigi Torregiani le 16 février 1979 à Milan, du boucher Lino Sabbadin le même jour près de Mestre et du policier Andrea Campagna le 19 avril 1979 à Milan. Lors de la fusillade contre Pierluigi Torregiani, une balle perdue, a blessé son jeune fils Alberto Torregiani, avec qui il se promenait, et ce dernier en est resté paraplégique. Les quatre tireurs, Gabriele Grimaldi, Giuseppe Memeo, Sebastiano Masala et Sante Fatone, ont été identifiés et condamnés en 1981. Les PAC reprochaient aux commerçants Torregiani et Sabbadin d'avoir résisté aux braquages commis par des membres de leur groupe. Pas très glorieux tout cela, dans plusieurs textes publiés des années plus tard, Cesare Battisti indiquera avoir renoncé à la lutte armée en 1978, à la suite de l'assassinat d'Aldo Moro et se dira innocent des quatre assassinats revendiqués par les Prolétaires armés pour le communisme. Arrêté le 26 juin 1979 et condamné en 1981 pour appartenance à une bande armée il s’évade le 4 octobre 1981, avec l’aide de membres des PAC, de la prison de Frosinone et il s'enfuit d'Italie pour rejoindre la France puis le Mexique en 1982. C’est alors que Pietro Mutti, un des chefs des PAC recherché pour le meurtre de Santoro et condamné par contumace, est arrêté ; suite à ses déclarations, Cesare Battisti est impliqué par la justice italienne dans les quatre meurtres commis par les PAC, directement pour les meurtres du gardien de prison et du policier et pour complicité dans ceux des deux autres victimes. Le procès de Cesare Battisti est donc rouvert en 1987, et il sera condamné par contumace en 1988 pour un double meurtre (Santoro, Campagna) et deux complicités d'assassinat (Torregiani, Sabbadin). La sentence est confirmée le 16 février 1990 par la 1re cour d'assises d'appel de Milan, puis après cassation partielle, le 31 mars 1993 par la 2e cour d'assises d'appel de Milan. Il en résulte une condamnation à réclusion criminelle à perpétuité, avec isolement diurne de six mois, selon la procédure italienne de contumace.