Vous connaissez mon incommensurable amour pour tout ce qui touche à la perpétuation des produits authentiques, gouteux, forts ou doux, puants parfois, fruits de la main de l’homme magnifiant une matière d’origine humble, tels ces fromages venus de la nuit des temps, qui étaient au Moyen Age « la viande des paysans » Alors, lorsque les nouvelles hordes de barbares, bardées d’appareils photos numériques, agglutinées derrière des guides, déferlent dans des artères de villes dites touristiques, autrefois paisibles pour y trouver des souvenirs typiques de leur bref passage, verroterie ou autre cochonnerie fabriquées en Asie, les commerces de bouche ou de proximité pour les indigènes tombent comme des mouches, rayés de la carte, supplantés par des enseignes reproductibles. Pire que les Huns, car contrairement à la légende, l’herbe repoussait toujours après leur passage.
Alors ce matin le secrétaire autoproclamé de l’ABV, en dépit du succès mitigé de ses adresses, se dresse pour défendre ici la mémoire de Plip le marchand de stracchini de la Strada Nuova de Venise dans le sestiere de Cannaregio, homme de haute taille qu’on voyait toujours coiffé d’un bonnet blanc. Pur symbole de ceux que nous avons trop souvent qualifié, avec une certaine condescendance, de BOF mais dont la disparition laisse un énorme vide que ne sauraient combler la GD et ses produits aseptisés.
Mais, me direz-vous, Taulier éclairez donc notre pauvre lanterne urbaine : qu’est-ce-donc les stracchini ? Vu que ma seconde patrie est l’Italie je vais attiser vos quinquets. Ce sont des fromages d’origine lombarde, stracchino vient du dialecte stracche qui signifie fatigué et qui désigne donc des fromages fabriqués en fin de saison avec du lait d’animaux fatigués par le long retour des alpages vers la vallée. Ainsi le Taleggio mais aussi le Quartirolo qui tire lui son nom de l’erba quartirola : la 4e herbe, l’herbe rabougrie qui poussait après la quatrième fauche et qui était la dernière herbe fraîche que consommaient les bêtes avant l’hiver.
Si nos belles villes ne réservent plus qu’à quelques privilégiés, en des endroits huppés, de telles raretés, nous serons comptables auprès des générations futures d’avoir transformés d’humbles produits d’artisans en des produits de luxe. Comme l’écrit Donna Leon « Et où trouve-t-on un aussi bon montasio depuis que Plip a fermé ? » Lorsque les vrais produits venus de la nuit des temps disparaissent des vraies rues, celles de ceux qui prennent encore le temps d’y faire leurs courses, le risque est grand de voir se cacher sous les mêmes dénominations des produits, certes encore acceptables, mais qui auront perdus leur âme et leurs saveurs incomparables tirée de l’erba quartirola ou de ce lait stracche : fatigué, comme nous.
Voilà, de nouveau je vous ai bassiné avec mes éternelles chansons. Je laisse la plume à Donna Leon une américaine, née dans le New Jersey, qui vit à Venise depuis plus de 20 ans. Elle y écrit des romans policiers où le commissaire Brunetti enquête et déguste des plats issus des carnets de la meilleure amie de l’auteur Roberta Pianaro. Le texte qui suit est extrait du livre Brunetti passe à table Calmann-Lévy 7€ de Donna Leon et Roberta Pianaro.
« Rien de tel, si l’on veut ressentir cela au creux de l’estomac, que de parcourir la Strada Nuova, artère commerçante au centre du sestiere de Cannaregio, restée longtemps l’incarnation emblématique de la classe moyenne : les boutiques qu’on y voit aujourd’hui disent mieux que tout en quoi ce changement d’objectif a affecté la structure même de la ville. J’ai commencé à me fournir en denrées alimentaires dans ces boutiques il y a quarante ans, la première fois où je suis venu à Venise tout d’abord en touriste, puis, avec les années, comme invitée dans la famille de mon amie Roberta, restée jusqu’à aujourd’hui ma meilleure amie, et enfin dans la famille qu’elle avait fondée avec son mari, Franco. Venue habiter Cannaregio en 1981, j’ai fait mes courses dans les magasins où mes amis faisaient les leurs. Ces magasins étaient nombreux, sur la Strada Nuova, et on y trouvait à peu près tout ce qu’on pouvait désirer en termes de produits alimentaires ; de plus, ils étaient plus proches de mon domicile que le marché du Rialto, que l’on voyait de l’autre côté du Grand Canal.
Vingt-cinq ans plus tard, la Strada Nuova a commencé à changer d’aspect et de fonction, et là où nous avions l’habitude d’acheter des stracchini de la meilleure qualité, des pâtes fraîches ou de nouveaux ustensiles de cuisine, on trouve des boutiques vendant de la verrerie. Ou de la verrerie. Ou encore de la verrerie. Mais laissez-moi vous prendre par la main et, telle l’une de ces femmes de la ville perpétuellement à se lamenter, vous conduire le long de la Strada Nuova et vous montrer ce que le tourisme nous a fait.
Là, à droite, juste derrière le Campo Santi Apostoli, on trouve le Bistol, grâce au Ciel, qui vend des poulets et de la viande depuis un demi-siècle : sa majestueuse propriétaire trône toujours à la caisse, sur la gauche. Pas très loin de la boucherie, il y avait jadis Plip, le marchand de fromage, homme de haute taille que je n’ai jamais vu qu’avec un bonnet blanc sur la tête. Les gens étaient fous de ses stracchini et je me rappelle encore comment je les mangeais avec de la polenta, comment je raclais le papier qui les emballait avec un bout de pain pour ne pas laisser perdre le moindre petit morceau de ce produit quasi divin. On y trouvait aussi un merveilleux montasio, fabriqué par l’un de ses amis de la montagne. Et où trouve-t-on un aussi bon montasio depuis que Plip a fermé ? Il a été remplacé par une agence immobilière. Mon notaire m’a appris que l’an dernier, un quart des ventes qu’il a eues à enregistrer concernaient des étrangers qui n’avaient pas l’intention de vivre en permanence à Venise.
Un peu plus loin, là où se tenait auparavant un barbier, on vend aujourd’hui des masques. Tout près de la Calle delle Vele, la latteria a disparu ; mais comme elle a servi à agrandir le magasin de Benvento, on y trouve au moins des vêtements, autrement dit des choses utiles aux résidents. Traversez la calle et vous verrez que Bellinato, le quincailler où tout Cannaregio se fournissait et où on trouvait à peu près tout, a été remplacé par un Mac-Do. Le boucher voisin est parti lui aussi, mais vous pouvez acheter dans son local un collier de verroterie bas de gamme ; quant au magasin qui vendait des casseroles, il porte aujourd’hui l’enseigne de Benetton.
Voyez aussi le cas du Campiello Testori, où se trouvait jadis une trattoria précédée d’une vaste tonnelle de vigne. Les familles s’y rendaient par les chaudes soirées d’été, amenant leurs propres victuailles. Elles commandaient peut-être une bouteille de vin, du grassata pour faire plaisir à leurs enfants, et elles passaient la soirée à bavarder avec des amis, d’une table à l’autre. C’est aujourd’hui un Irish pub, plein de musique bruyante et retransmettant des matchs de foot sur un écran géant. La tonnelle a disparu ; les enfants aussi. De même, d’ailleurs, que l’éventaire en plein air du poissonnier installé sur la même petite place. Les ruelles partant du campiello vers la lagune étaient autrefois jalonnées de boutiques de produits de bouche : un salumaio, une pâtisserie, un boucher, deux primeurs. La plupart sont à présent condamnées par des planches cloutées à la diable, sauf un qui vend des articles en maille en provenance du Moyen Orient.
Si l’on continue vers le pont, on constate que la fleuriste a disparu pour être remplacé – après avoir connu une brève période où le local était rempli de cabines téléphoniques – par des masques ; quant à l’autre marchand de fruits et légume, c’est un magasin de savon qui diffuse ses effluves acides dans tout le quartier.
Faites demi-tour à hauteur du pont San Felice et revenez vers Santi Apostoli ; vous verrez que Borini, cave qui offrait une bonne sélection de vins et de liqueurs, vend maintenant des vêtements bas de gamme pour femmes adolescentes de tous les âges. Traversez la Calle Ca’d’Oro : terminé, Colussi et ses biscuits, vive les vêtements de sport.
L’autre étal de poissons, à Campo Santa Sofia, a lui aussi disparu ; de même que le bureau de poste, devenu partie intégrante du luxueux hôtel qui s’étend jusqu’au Grand Canal et fait face… à un autre hôtel, sur le campo.
La boutique qui proposait jadis des pâtes fraîches vend désormais de la verrerie, comme ses deux voisines. Le bar brésilien est resté, de même que le restaurant, celui-ci ayant cependant connu un bref intermède au cours duquel il a été chinois. Le fleuriste a carrément fermé boutique et le fruitier au pied du pont vend aujourd’hui de jouets en plastique bon marché. Vous voilà de retour à l’église.
Certes, il est encore possible d’acheter des produits alimentaires dans le secteur de la Strada Nuova : personne ne meurt de faim à Venise. Mais lorsque vous sortez avec votre pain frais d’Il Fornaio, c’est pour être agressé par les relents de graillon du Mac Do. Heureusement, se trouve non loin le traghetto qui, moyennant 50 centimes, vous conduira de l’autre côté du canal jusqu’au marché du Rialto, l’une des gloires les plus constantes de la ville, un lieu où le passé reste vivant et où vous vous trouvez environné d’une mer de produits comestibles qui paraît sans fin. »