
« Ce n’est pas une histoire belge » prévient le très sérieux historien Emmanuel Leroy Ladurie, et pourtant associer l’étude des grandes gelées, les gelées extraordinaires, au phénomène dit du réchauffement climatique.
Tous les monuments historiques et physiques tendent à prouver que la terre que nous habitons, d’un état très humide et froid en raison des régions, passe insensiblement, mais très distinctement après une suite de siècles, à l’état opposé de sécheresse et de chaleur, qui ne cessent de gagner le dessus. » Théodore Augustin Mann Mémoires sur les grandes gelées et leurs effets, 17 avril 1777.
« En 1792 paraissait à la suite d’une approbation et d’un privilège de l’Académie impériale et royale des sciences et belles-lettres de Bruxelles un ouvrage Mémoires sur les grandes gelées et leurs effets ; où l’on essaie de déterminer ce qu’il faut croire de leurs retours périodiques, et de la gradation en plus ou moins du froid de notre globe. » 162 pages in-octavo.
Le signataire « M. l’abbé Mann, chanoine de l’Eglise de N.D. à Courtrai ; membre de la Commission royale des sciences et belles lettres de Bruxelles ; membre de la Société royale de Londres, de l’Académie électorale palatine de Mannheim, des Sociétés de Milan, Liège, Rotterdam, Zélande, etc. »
Comme le note de Muriel Collart dans sa présentation « On n’insistera pas sur l’analogie que présente, avec la polémique actuelle sur le global warning, un débat où Mann, ainsi que l’écrit P.P.Gossiaux, se signale comme, « l’un des premiers à mettre en évidence le réchauffement climatique ». Reste à voir jusqu’à point la théorie de l’académicien bruxellois anticipe certaines des oppositions qui agitent aujourd’hui la communauté scientifique. Le partage entre la causalité attribuée aux activités humaines et la logique propre des causes naturelles y trouve un écho dont les modalités font l’objet de cette introduction. »
Bien évidemment je ne vais pas vous imposer la lecture parfois aride du texte de ce précurseur mais me contenter de mettre en avant quelques fragments, extraits de la remarquable introduction de Muriel Collart, qui me semblent intéressants pour vous.
Dans l’introduction au Mémoire sur le changement successif de la température et du terroir des climats, Mann précise « que l’hypothèse d’un réchauffement climatique a déjà été abordé par plusieurs auteurs anciens et modernes « cependant, à la différence de ses illustres prédécesseurs et contemporains, Mann ne confine pas ce processus de réchauffement à des zones particulières, mais il le généralise à l’échelle mondiale et le rend irréversible » souligne Muriel Collart.
« Virgile et Ovide avancent que pendant les hivers danubiens et de la Thrace « on coupait le vin à la hache » (p.53) et qu’on en distribuait des morceaux. »
« Si les vins et les huiles français, les vins du Rhin et de l’Autriche, et le Tokay de Hongrie sont aujourd’hui réputés, écrit Mann, les vignes et les oliviers et même les arbres fruitiers ne pouvaient être cultivés qu’à condition de les couvrir de fumier. »
« Et qu’on ne me dise pas qu’Ovide parle en poète », dit Mann, « car ici comme ailleurs, d’autres auteurs, qui ne sont pas poètes, mais géographes et historiens, confirment positivement ce qu’il dit. »
« La différence énorme » entre ces descriptions et le climat actuel de ces pays « saute aux yeux » s’exclame Mann
« Le changement climatique s’observe également au nord et au sud de ses latitudes. » (la Laponie, la Sibérie et le nord de la baie de l’Hudson.
« mais à l’inverse, le réchauffement a rendu les pays méditerranéens d’Europe arides et moins propres à l’agriculture, là où le sol autrefois riche et fertile « est à présent très pierreux et brûlé par la sécheresse » (p.58). Mann pointe du doigt l’Espagne jadis remplie de sucs nourriciers. Quelle différence entre la Tolède actuelle dégarnie d’arbres et la situation décrite par Martial il y a 1700 ans, temps où les rives du Tage étaient bordées de végétation. »
« L’histoire agraire représente pour Mann un indicateur de l’évolution climatique – indicateur qu’il juge insuffisamment exploité. Pourquoi faire appel à la physique moderne alors qu’il est facile de dater les étapes du réchauffement d’un pays en observant quand « on a commencé à planter […] des vignes, des olivier, ou telle autre espèce d’arbres fruitiers ou à semer tel grain ou tel légume, que la rigueur du climat n’y souffrait pas auparavant. » (p.60)
« Vers l’an 14, Strabon atteste, dans la Géographie, l’existence de vignes près du Bosphore de Thrace, mais rapporte qu’on doit les enfouir l’hiver sous de grands amas de terre. Vers 40, Pomponius Mela constate, dans le Livre II de la description de la terre, qu’elles se sont multipliées dans la Thrace, même si les raisins ne parviennent à maturité qu’à condition d’être abrités sous les pampres. Quel modèle de rapide réchauffement, en quelques années ! »
« Ainsi, au 1e siècle de notre ère, Columelle se plaint dans le traité De l’agriculture, qu’en Gaule les récoltes de raisins soient moindre en temps de paix, en raison de l’assèchement du sol, qu’elles ne l’étaient plusieurs siècles plus tôt en temps de guerre, quand fraîcheur et humidité favorisaient les conditions de production. »
Si Mann cite l’agronome Columelle « c’est aussi parce que, dès les premières lignes de son ouvrage, celui-ci fait allusion à « plusieurs auteurs estimables » qui dans la lignée de l’astrologue Hipparque, sont persuadés que l’état et la nature de l’atmosphère ont changé au cours du temps. Columelle fait référence au traité sur l’agriculture des Saserna, rédigé deux siècles plus tôt, qui accrédite, écrit Mann, « dans des termes les plus formels, ce changement de terroir et de température des climats, que j’ai cherché jusqu’ici à prouver » (p.62) il y ai dit en effet que le climat a éprouvé des changements tels « que certaines contrées, où la rigueur excessive de l’hiver ne permettait pas autrefois de conserver des plantations d’oliviers et de vignes, sont aujourd’hui très fertiles eb olives et raisins, ce qui fait supposer que le froid qui régnait auparavant dans ces contrées s’est considérablement radouci »
« Le titre de la seconde du mémoire – « Causes physiques du changement graduel du terroir et de la température des climats » - laisse peu d’ambigüités sur la direction que va prendre le raisonnement de Mann. D’entrée de jeu, l’académicien annonce la couleur : c’est bien du côté des causes naturelles que se trouve l’origine du réchauffement et non des causes humaines. » Là, je laisse aux esprits curieux le soin de lire « Mémoires sur les grandes gelées et leurs effets » chez Hermann 22,50€.
C’est une mine et je ne résiste pas au plaisir d’y grappiller
« Seth Calvisius rapporte, que l’an 859 de l’ère chrétienne, le froid fut si rude pendant l’hiver que la mer adriatique fut glacée au point, que non seulement l’on pouvait aller à pied de la terre ferme à Venise ; mais que les marchands de la côte furent obligés d’y transporter par charroi leurs marchandises. »
« L’hiver de l’année 1124fut extraordinairement rude, et il tomba en très grande quantité de neige. Anselme de Gembloux, d’où ces circonstances sont tirées, dit, que dans le Brabant les étangs étant gelés jusqu’au fond, les anguilles en sortirent et se réfugièrent dans les meules de foin, où, cependant elles périrent par la gelée. N’aurait-ce pas plutôt été des couleuvres que des anguilles qu’on trouva mortes en ouvrant ces meules ? »
« L’hiver de 1422, dit M.Messier, dans son Journal de Paris contenu dans son Mémoire pour servir à l’histoire de France et de Bourgogne « L’an 1422, janvier douzième jour, fit le plus aspre froit que l’homme ust veu faire ; car il gela si terriblement, qu’en moins de trois jours, le vinaigre, le verjus, geloient dedans les celliers, et pendoient les glaçons aux voultes des caves. »
« L’hiver de 1468 fut si violent, qu’en Flandres on fut obligé de rompre, à coup de hache, le vin que l’on distribuait aux soldats ; Philippe de Commynes nous l’atteste… »
« Galliot parle d’une gelée en 1481, qui ruina les biens de la terre par sa violence et sa durée. Le froid fut si excessif et continua si longtemps qu’il n’y eut ni moisson, ni vendange. »
« Ce fut le 20 janvier 1608 qu’Henri IV dit que sa moustache s’était gelée au lit. Trois jours après, le pain qu’on lui servit, se trouva gelé, mais le roi ne voulut pas qu’on le dégèle. »
« En l’an 1608, l’année du grand hiver selon le Mercure de France (…) le froid gela les vignes jusqu’à la racine… »
« Aubert le Mire dit à cette occasion, que « comme beaucoup de personnes avaient été gelées par le froid de l’hiver précédent, ainsi il y en avait plusieurs qui moururent l’été suivanr (de 1608) par l’excès de la chaleur. »
« M. l’abbé Papon, dans son Histoire de Provence, rapporte que l’année 1638, l’eau du port de Marseille fut gelée autour des galères… »
« Au mois de janvier des années 1655 et 1665, le froid fut si violent en Pologne, que les vins les plus forts furent gelés. »
« Cette grande gelée commença en Angleterre à Noël 1683 et continua avec peu de diminution jusqu’au 16 février 1684 (…) La Tamise à Londres fut si fortement gelée pendant une grande partie de cet intervalle, qu’on y érigea des cabanes et des loges, on y tint une foire qui dura deux semaines, et dès le 9 janvier les voitures la traversèrent et la pratiquèrent dans tous les sens comme sur terre ferme ; on y donna un combat de taureau, une chasse au renard, et sur la glace vis-à-vis de Whitehall on fit rôtir un bœuf entier. »
Janvier 1789 « quant au vent de bise qui souffla les dits jours (du 26 décembre au 13 janvier), il était froid et piquant au-delà de toute expression ; il soufflait avec une violence qui le rendit presque insupportable au dehors, et il pénétrait partout avec des sifflements aigres, au point qu’il était presque impossible d’échauffer les appartements. C’est c cruel vent qui donnait au peu de légumes qui restaient sur pied dans les jardins, une apparence comme si le feu y était passé ; et comme les terres labourées, par la sécheresse de la saison qui avait précédé la gelée, ainsi que par la force et la durée de celle-ci, étaient devenues très meublées ; ce vent, après avoir enlevé le peu de neige qui les couvrait, enleva de même la terre en forme de poussière, et la répandait sur la ville et les champs, au point que la neige changea partout de couleur et de blanche devint brune. »
« Les gazettes de France du 31 décembre marquaient que la Loire était prise à nantes, au point qu’il y était impossible d’y procéder aux acte de transport pour le commerce, les navires se trouvant engagés dans les glaces ; que la Saône était glacée depuis Gray jusqu’à Lyon, et le Rhône depuis le lac de Genève jusqu’à Pont-Saint-Esprit ; qu’une grande partie des noyers, des châtaigneraies, des oliviers et autres arbres fruitiers dans les provinces méridionales de France ont été détruits par cette gelée. Enfin, que toutes les rivières de la Bourgogne étaient taries ou glacées, et tous les moulins condamnés à l’inaction, de sorte qu’au milieu de l’abondance du bled, on manquait de pain pour la nourriture des habitants. »