Comme je pérégrine beaucoup répondant en cela aux sollicitations aussi nombreuses que variées je suis frappé par la prolifération des « maîtres de la pensée vigneronne », ceux qui pensent que, ceux qui indiquent le chemin à ces braves vignerons : voie unique à sens unique à prendre obligatoirement, ceux qui s’autoproclament détenteurs de la vérité. Tout ce petit monde, s’agite, plastronne, se démène, vibrionne, interpelle. Normal ils sont des phares, des balises, des repères sans qui les pauvres « barquasses » vigneronnes déboussolées iraient inexorablement s’échouer sur le sable de rivages incertains, voire même se fracasseraient sur les récifs acérés du monde mondialisé. Bien sûr, ils font aussi un peu de commerce, de papier ou de vin, faut bien vivre mon brave, mais ils subliment le vil côté mercanti par leur vocation messianique.
Pour ne rien vous cacher ils me saoulent si je reste poli et, pour être plus direct, ils font chier tout le monde, les vignerons tout particulièrement. Tous ces « maîtres à penser en chaise longue », ces biens assis, ces biens nourris, dont l’échelle de pensée se situe à la longitude de leur intérêt bien compris, à la hauteur de leur resto, échoppe ou autre fonds de commerce, se soucient comme d’une guigne de l’état du monde, des gens de peu, de tous ces pousseurs de caddies ignorants, de ce qui se passe au Brésil, en Chine, en Inde, au Chili, en Argentine ou en Nouvelle-Zélande... Peu leur chaut, tout ça c’est de la broutille, l’important pour eux se résume à quelques quilles bichonnées par de braves vignerons, bien enracinés dans leur terroir, qui se rallient à leur beau panache blanc de gens qui pensent à la place des principaux intéressés et qui bien sûr ne leur veulent que du bien. Désolé les poteaux vous tirez un peu court et comme le dit avec pertinence Henri Nallet dans son livre ce réductionnisme qui tendrait à nous cantonner dans une production, certes à haute vocation qualitative, mais s’adressant essentiellement à des portefeuilles bien garnis est une vue de l’esprit qui nous mènerait vers une agriculture et une viticulture ne produisant que pour des nantis.
Les urbains que nous sommes, avant de monter en chaire pour exhorter le petit peuple vigneron, ou paysan d’ailleurs, à rejoindre les belles et magnifiques chapelles dont les clés sont entre de bonnes mains, ferions mieux de commencer par balayer devant notre porte en ayant dans notre vie de tous les jours des comportements respectueux de cette nature pour laquelle nous demandons le respect (sans ironiser je demande une déclaration obligatoire de la cylindrée des autos des hérauts du retour à des comportements plus respectueux de la nature sinon je prends des photos dans les parkings des manifestations dites bio où les 4x4 des clients sont légions). En effet, nous sommes majoritaires, nous les urbains, et nos discours sont trop souvent à 100 lieux de notre pratique. Alors avant d’excommunier les gens d’en face au nom d’un principe de pureté ou de naturalité ou, en inversant l’oukase, en traitant les viticulteurs bios de traîne-lattes, les bio-dynamistes d’illuminés et les «natures » de producteurs de vins qui sentent tous la bouse de vaches, il me semble qu’à minima nous pourrions faire notre propre bilan d’impact sur notre environnement. J’ai comme l’impression qu’il y aurait quelques surprises.
Je ne souhaite pas ce matin revenir sur le fond du débat ou des débats, exhumer les controverses récurrentes, par ailleurs stériles, mais simplement demander à tous ceux qui gravitent autour des vignerons, petits ou grands, de remplir en priorité au mieux leur fonction, quelle qu’elle soit, avant de se transformer en père prêcheur au service d’une cause aussi juste soit elle. Par ailleurs, je tiens tout de même à souligner que lorsque l’on lève son nez un peu au-dessus de son verre de vin, que l’on ouvre son angle de vision, il est possible alors de s’apercevoir que des proximités étranges entre les néolibéraux et ceux qui veulent réduire l’emprise de l’agriculture dans nos vieux pays. Instruire le procès du productivisme, de ses excès, de ses dégâts est chose aisée mais une fois l’acte d’accusation dressé se contenter d’externaliser, de se débarrasser de ces élevages qui puent, polluent, alimentent la malbouffe, de mettre une croix sur les grandes cultures c’est jeter le bébé avec l’eau du bain. La conséquence ultime de ce modèle qui ne propose, comme seule alternative à une agriculture productive, une agriculture néo-artisanale à forte valeur ajoutée c’est la délocalisation sur le modèle de l’industrie textile. Laisser croire par exemple que le modèle du Comté va sauver l’ensemble des petites exploitations laitières c’est se tromper et surtout tromper les producteurs. Nos voisins allemands peuvent en effet pourvoir sans problème à notre approvisionnement en lait de consommation.
Si je fais référence à la production de lait, mais j’aurais pu aussi bien prendre l’exemple de la production de poulet de Bresse, de Loué ou en batterie ou celle de viande bovine par des éleveurs des bassins allaitants ou simple sous-produit de la production laitière, alors que je m’adresse à des passionnés de vin c’est que la démarche qualitative avec ses différentes déclinaisons n’est pas antinomique avec la promotion d’une agriculture productive respectueuse de son environnement, plus durable, plus responsable. Il faut savoir sortir de l’univers des clichés, accepter de prendre en compte l’ensemble des données, sortir de son petit pré-carré, ne pas s’en tenir à une forme de manichéisme qui classe d’un côté les bons – ceux de sa chapelle – et les pas bons : les autres. Ma vision n’a rien d’angélique, de naïve, je suis conscient des rapports de force, des résistances, des lobbies des fournisseurs d’intrants, du poids de la grande distribution, mais pour autant je suis profondément et viscéralement hostile aux petits marquis de la ville, tout particulièrement ceux qui passent leur temps chez les étoilés, qui viennent porter la bonne parole à ces pauvres paysans, vignerons ou autres éleveurs qui se doivent bien évidemment d’être tous des gars produisant pour le haut du panier. Malheureusement j’ai rarement vu qui que ce soit vivre de bonnes paroles.
Pourquoi me direz-vous cette soudaine colère, ce prêchi prêcha ? C’est l’histoire du petit caillou qui se glisse dans votre chaussure et qui, aussi minable soit-il, si vous ne vous en débarrassez pas, rend votre démarche difficile, pénible. Alors c’est ce que j’ai souhaité faire ce matin, m’en débarrasser, à la suite d’une séquence où j’ai eu l’occasion de mieux appréhender la problématique alimentaire mondiale, en écoutant des acteurs, opérateurs sur le marché mondial, des chantres pontifiants des aménités environnementales, en lisant plusieurs livres dont celui de Henri Nallet, en me plongeant pour des raisons professionnelles dans des études sur la survie de nos bassins allaitants (races à viande), en laissant traîner mes oreilles dans les travées de lieux de dégustation.
Bien évidemment le vin n’entre pas dans la question de l’autosuffisance alimentaire mondiale mais la vigne occupe chez nous des territoires parfois difficiles, elle a une fonction environnementale de premier ordre, elle est un grand pourvoyeur d’emplois, d’activités, de vie rurale et nos vins depuis des décennies sont les poids lourds de notre balance commerciale agro-alimentaire. Qui plus est, par rapport au restant de notre agriculture, fortement intégré dans le système agro-alimentaire, notre viticulture s’appuie sur un modèle spécifique privilégiant la valeur ajoutée par le producteur.
Ce qui implique en clair, au-delà de tous les discours groupusculaires ou majoritaire, que le vin, tous les vins y compris les grands, sont « condamnés », à emprunter une démarche de viticulture de précision, retrouvant la culture des sols, minorant au maximum les intrants, gérant à l’optimum la ressource en eau, les effluents, se préoccupant de l’emprunte carbone de son process, de sa distribution. Mais cette ardente obligation ne peut se traduire dans les faits sur la base des seules bonnes paroles des petits marquis urbains. L’éditorialiste du Vitisphère de cette semaine, se cantonnant prudemment dans le simple constat, écrit « Vin de Bordeaux : la catastrophe annoncée…Dans les chais de la Gironde, les « bons » millésimes se succèdent. Mais rien n’y fait, les prix notamment dans les appellations de Bordeaux et Bordeaux sup suivent une pente douce depuis 2003. Une pente de moins en moins douce !
Dans les difficultés du vignoble de France le plus réputé, se dessine un scénario périlleux pour l’économie de notre pays. A l’ombre des grands crus aux prix vertigineux, (dans les cas extrêmes, il faut vendre un tonneau de vin, soit 900l pour acheter une bouteille de grand cru !) , survit une viticulture qui doit s’aligner sur les prix mondiaux, c'est-à-dire entre 40 et 60 euros pour les vins sans IG, entre 50 et 90 euros pour les vins avec IGP, de 80 à 110 euros pour la majorité des AOP. Ce scénario est bien en place en Languedoc, il a ruiné le Beaujolais, et sérieusement affaibli les Cotes du Rhône… A qui le tour ? ou plutôt comment inverser ce scénario avant que le vin ne soit moins cher que l’eau ! »
Ce n’est pas sur la base d’une « chirurgie de champ de bataille », telle que celle qu’a connu notre sidérurgie, ou d’un lent et inexorable déclin du type de celui vécu par notre industrie textile et qui est sous nos yeux dans les bassins allaitants, que le socle de notre viticulture pourra investir – ce n’est pas un gros mot l’investissement n’étant pas que financier mais aussi humain – dans cette viticulture de précision permettant de faire vivre côte à côte, en symbiose, en synergie comme on dit, des modèles viticoles correspondant aux vins que demandent les consommateurs. Nous pouvons, comme l’écrit le Professeur Pitte, abandonner la viticulture dite productive – qui n’est pas synonyme de faire pisser la vigne et massacrer l’environnement – aux nouveaux entrants. C’est un choix. Pour moi, il doit rester entre les mains des vignerons eux-mêmes, de leur expression collective mais... là je n’en dirai pas plus car je n’ai nulle envie de me faire pendre en place de Grève...