Mon espace de liberté doit à Stéphane Toutoundji une série de chroniques qui ont eu un beau succès d’audience « les 3 mêmes questions à des œnologues »*. En effet dans le cours de 2008, mon ami César Compadre de Sud-Ouest m’avait confié « vous qui aimez les gens qui n’utilisent pas la langue de bois vous devriez interroger Stéphane Toutoundji… » Lorsque j’avais lancé ma première bordée de questions Stéphane Toutoundji m’avait donné un accord rapide et enthousiaste http://www.berthomeau.com/article-24114255.html. Instruit de cette expérience je lui ai demandé à nouveau de s’exprimer, sans détour, sur la cérémonie des Primeurs de Bordeaux et tout particulièrement celle de 2009 qui a fait ces jours derniers l’objet de chroniques aussi diverses que variées (les mauvais esprits, je sais, pourront ainsi s’amuser avec ce dernier qualificatif). Même célérité et même disponibilité : l’entretien est dense et vivant. Merci à vous Stéphane Toutoundji de venir ainsi quelques minutes sur mes lignes.
JB : André Lurton, la statue du Commandeur, dans un livre d’entretien avec Gilles Berdin « allume » gentiment les dégustations des primeurs : « erreur technique... belle opération de relations publiques parce qu’elles drainent une foule de curieux... ce n’est pas la meilleure chose que le bordelais ait pu inventer... c’est une aberration. Vous avez des milliers de types qui viennent courir la nature et qui, à 80% n’y comprennent rien. Ils s’en mettent plein la bouche, ont la langue rouge et s’en vont d’un cru à l’autre en faisant leur commentaire... » Je fais partie des 80%, et j’y suis allé, alors Stéphane Toutoundji rassurez-moi.
ST : Pour commencer, deux petits remarques par rapport aux propos d’André Lurton que je ne connais pas personnellement mais pour qui j’ai le plus grand respect a en partie raison. Cette dégustation des primeurs est en effet une erreur technique car elle arrive trop tôt dans la vie du vin. Les vins se goûtent en effet beaucoup mieux au mois de juin car le temps a fait son œuvre et les produits sont plus présentables et correspondent mieux au produit final. Nous nous en apercevons les années où Vinexpo a lieu à Bordeaux, les vins sont toujours meilleurs en juin surtout les années de qualité moyenne. Par contre, je pense que les dégustateurs qui viennent à Bordeaux pour la semaine des primeurs sont de plus en plus professionnels. La crise est passée par là et le business s’est assaini. Les commentaires y vont toujours bon train mais personne ne peut l’empêcher.
JB : Je suis rassuré mais reste le ballet des prix, ce jeu subtil de la place de Bordeaux auquel le pékin ordinaire ne comprend goutte et où un « grand spécialiste »comme moi n’y retrouve pas ses chats. Expliquez-moi ? Expliquez-nous ? Comment se fait-il que, contrairement à l’univers de la mode où la haute couture constitue une fantastique locomotive de toutes les déclinaisons du prêt-à-porter et des produits dérivés, les GCC de Bordeaux, qui se meuvent eux aussi dans l’univers du luxe, ne semblent pas jouer ce rôle ? Drôle de place, si je puis m’exprimer ainsi !
ST : La dégustation des primeurs est la grande messe annuelle bordelaise où des acheteurs venus du monde entier se retrouvent affublés d’un petit badge avec leur nom et leur qualité non pas humaine mais professionnelle pour goûter des centaines d’échantillons pendant quatre jours avec comme arme leurs palais, un verre et pour certains leur ordinateur. Vous me direz des échantillons de quoi ? Des échantillons du bébé de l’année qui n’a que six mois, mais qui est souvent très rouge ou très boisé ou les deux qui se dégustent dans des châteaux tous plus accueillants les uns que les autres. Dans chaque lieu les propriétés sont regroupées par appellation et chaque château a sa table avec l’échantillon de l’année. C’est un ballet incessant entre les crachoirs et les tables et les rencontres dans ces lieux sont nombreuses, courtiers, négociants, journalistes etc. Plus vous êtes important dans le business, plus vous êtes sollicités pour des déjeuners ou des dîners dans des châteaux au nom magique où peu de monde a accès .La semaine se finit ainsi avec quelques kilos en plus et l’impression pour certains de faire partie de la jet set du vin. Tous les acteurs rentrent dans leurs pays respectifs en étant vaccinés ou pas au Bordeaux de l’année.
JB : C’est alors que tout commence. Le grand suspens, l’insoutenable attente qui tient tous les acteurs et les spectateurs en haleine.
ST : Oui, les propriétés attendent les notes des journalistes et surtout celles de Monsieur Parker et la campagne primeurs peut commencer. C’est un système commercial totalement archaïque mais qui fonctionne. Je vais tenter de vous l’expliquer : chaque château produit un nombre de bouteilles par an converti en nombre de caisses pour le monde entier. Le propriétaire s’appuie sur un ou plusieurs courtiers qui sont les intermédiaires entre la propriété et le négoce de la place de Bordeaux. Chaque château va proposer un nombre de caisses aux négociants clients à un prix donné. Ensuite le négociant va pouvoir proposer ce nombre de caisses à ses clients du monde entier en respectant parfois quelques restrictions de la propriété (par exemple : desideratas de la propriété par rapport à un background de commercialisation…). Le courtier touche une commission sur le bordereau signé entre le château et le négociant. Les négociants vont quand à eux payer les vins en deux ou trois fois jusqu’à la livraison selon des termes définis avec la propriété. Toutes ces transactions sont virtuelles car le vin ne quitte pas le cuvier et les clients revendent ensuite à leurs clients particuliers qui recevront leurs caisses deux années plus tard. Vous voyez, c’est simple ! La propriété sort en primeurs et les vins restent disponibles à la vente pendant une période donnée par le propriétaire (un mois par exemple) et la campagne est close même si le château n’a pas vendu tous ces vins. Il faut bien comprendre que ces ventes en primeurs jouent sur la rareté des produits, le signal envoyé dans le monde entier est fort et clair : si vous voulez du Château X, vous ne pouvez l’acquérir qu’en primeurs.
JB : Belle mécanique mais comment se fait-il que, contrairement à l’univers de la mode où la haute couture constitue une fantastique locomotive de toutes les déclinaisons du prêt-à-porter et des produits dérivés, les GCC de Bordeaux, qui se meuvent eux aussi dans l’univers du luxe, ne semblent pas jouer ce rôle ? Drôle de place, si je puis m’exprimer ainsi !
ST : Cela marche pour certains et moins bien pour d’autres. Et malheureusement cela n’aide en rien la majorité des vins de Bordeaux qui traversent une crise sans précédent. Pourquoi ? Tout simplement parce que les grands crus bordelais font rêver le monde entier et c’est devenu un luxe de pouvoir boire ces vins qui représentent tout au plus 5% du volume annuel produit à Bordeaux. Les autres vins sont en concurrence avec tous les autres vins du monde et là, le bas blesse. Ce système de négoce de place très traditionnel épaulé par le courtage n’a pas su ou pas voulu s’adapter au business moderne de la vente et du marketing : pas de vins de marque représentatif en volume et pas de vrai travail de démarche commerciale pour les autres vins de Bordeaux. C’est plus facile de vendre trois caisses d’un premier cru du médoc qu’un camion d’un Bordeaux générique. En quelque sorte, le négoce ne joue plus son rôle, et si en plus vous rajoutez une qualité parfois moyenne des vins, vous comprendrez aisément que la crise soit là sur le Bordelais depuis des années. Il y a une vraie rupture entre les grands crus et les autres vins car les uns sont soumis à un marché de la demande et les autres au marché de l’offre. Et l’offre au niveau mondial est pléthorique avec une consommation mondiale inférieure à la production.
JB : Revenons à Fabulous 2009, n’en jetez plus, c’est un dithyrambe, des lauriers, des superlatifs, va-t-on encore nous faire le coup du millésime du siècle, pour moi qui ne suis qu’un rationo-rationnel, rien qu’un chroniqueur assez faiblement dégustateur, dites-moi vous, homme de l’art, quels sont les éléments objectifs qui fondent ce jugement globalement positif du grand millésime 2009 ?
ST : Le 2009 est un très grand millésime .La notion de millésime à Bordeaux prête toujours à sourire car le coup du millésime du siècle revient de temps en temps. Mais ce millésime est particulier car il a tout. Il est bon depuis le début et présente un côté sexy jamais vu sur Bordeaux .La réussite d’un grand vin passe par un équilibre parfait entre plusieurs composants : l’alcool, les anthocyanes, les tanins, l’acidité, le ph, le dosage du bois etc., etc. En 2003 par exemple l’alcool était élevé comme cette année mais l’acidité totale des vins était basse, cela a donné des vins déséquilibrés. La production d’un grand millésime à la latitude bordelaise est liée à la climatologie en premier lieu car le vin se fait avec du raisin. Le cycle végétatif doit être parfait du mois d’avril au mois d’octobre avec de l’eau quand il faut, du soleil au bon moment et ainsi de suite. 2009 est de ces millésimes là, la nature nous a offert des raisins parfaits et le travail de l’homme a fait le reste. Ce millésime est riche en alcool mais cela ne se sent pas dans la dégustation, question d’équilibre, le fruit est magique, présent depuis les premiers remontages, tenace, puissant, magnifique et le boisé se fond à merveille avec les tanins. Tout est là, parfaitement à sa place, et c’est en cela que ce millésime est merveilleux, presque irréel.
JB : Même si je ne suis ni acheteur, ni critique, mais un petit chroniqueur de la Toile une question me démange, alors je l’ai gardée pour la fin : « L’œnologue moderne qui va du cep au rayon, est-il aussi, comme ironise André Lurton, un grand préparateur d’échantillons pour la dégustation ? Livrez-moi le fond de votre cœur Stéphane Toutoundji ? »
ST : Reste la grande question de la préparation des échantillons .L’œnologue fait son travail et met en place des process techniques adaptés à la présentation des vins en primeurs : la fermentation en barrique intégrale en est le dernier exemple. Les raisins sont placés dans une barrique où les deux fermentations alcooliques et malolactiques vont se dérouler. Les vins seront ainsi plus faciles à déguster au mois d’avril. Si les primeurs avaient lieu plus tard, ce genre de travail ne serait pas nécessaire.
Comme un nez en parfum, nous disposons dans les chais pour les assemblages de plusieurs lots de vins issus de différents cépages et de plusieurs tonneliers avec des barriques différentes. Pour la dégustation primeurs, il faut proposer un échantillon qui se goûte de la meilleure manière à un instant t, comme une photo. Il y a de plus en plus de sérieux dans les chais et l’enjeu est tel de nos jours que les exagérations n’existent plus trop. Cela fait partie de notre métier, cet exercice a rendu un confrère riche et célèbre, certains ont le talent pour le faire, mais ce talent ne sert pas uniquement pour cela, le don va servir aussi à l’assemblage final et à toutes les décisions importantes de la vie du vin. Donc il n’y a rien de choquant à aider un peu la présentation d’un vin par un boisé plus discret ou plus marqué tant que les lots viennent du château et que l’assemblage final respectera les quantités. Mais, les acheteurs et le marché goûtent et regoûtent les vins et cet auto contrôle est fiable.
* Pour lire ou relire Les 3 mêmes Questions à :
- Stéphane Derenoncourt http://www.berthomeau.com/article-24738275.html
- Laurent Dulau http://www.berthomeau.com/article-26140762.html
- Sophie Pallas http://www.berthomeau.com/article-23994499.html
- Denis Dubourdieu http://www.berthomeau.com/article-24542920.html
- Marc et Matthieu Dubernet http://www.berthomeau.com/article-24785463.html
- Patrick Léon http://www.berthomeau.com/article-25327671.html
- Thierry Gasco http://www.berthomeau.com/article-25671909.html
- Bruno Kessler http://www.berthomeau.com/article-26876709.html
- Olivier Nasles http://www.berthomeau.com/article-24076130.html
- Alain Gayda http://www.berthomeau.com/article-25069239.html
- Guy-Henri Azam http://www.berthomeau.com/article-24469781.html