Cette splendide interrogation émane de Claude Gudin, qui a été jardinier, ingénieur et docteur en biologie végétale et qui, sans contestation, est lui bien pourvu d’un solide sens de l’humour. Son dernier opus « Une histoire naturelle des sens » au Seuil science ouverte en témoigne, on peut traiter des sujets sérieux avec érudition et ne pas se priver de faire sourire : « l’olfaction ou l’odorat qui permet de pouvoir sentir l’autre même si on ne peut pas le voir » « on en a décelé chez les perches, ces gentils poissons qui inventent la fellation » « le nectar, ce jus sucré produit par la fleur en rut » « le Christ avait-il du poil aux pattes ? » Et dire que cet homme est passé par l'Institut national de la recherche agronomique, certes pour en sortir pour aller chez BP puis au CEA ! Son livre est un vrai petit bijou à lire absolument par les « longs nez et les gorges profondes » du vin.
Je m’en tiendrai à un petit morceau de son épilogue et à une critique du chapitre qui concerne justement les « longs nez et les gorges profondes » du vin.
Épilogue (extrait)
« Conclure eût été difficile, résumer pas facile ; il m’a semblé qu’avec les sens, il y avait matière à épiloguer. En ce sens, les cinq sens nous ouvrent les pistes que le cerveau a explorées, suivies, défrichant au passage son environnement pour le transformer par la culture dans les deux sens du mot.
N’est-ce pas par exemple en suivant les pistes de nos papilles, celles du salé, du sucré, de l’acide, de l’amer, que nous avons construit le jardin planétaire où nous logeons ?
Cette recherche de nourriture idéale, compatible avec le programme génétique de nos papilles, nous a amenés à créer des monstres au milieu desquels nous vivons aujourd’hui en leur donnant le nom de nature. Sauf à de rares exceptions où la nature peut encore être considérée comme sauvage, celle qui nous entoure est plantée, jardinée, et sent la sueur et la matière grise de l’homme, tout comme une cathédrale gothique ou un viaduc.
Depuis le néolithique, nous avons hybridé, cloné, greffé, bouturé, pollinisé, fait voyager les espèces d’un continent à l’autre en modifiant profondément leur génétique, doublant, quadruplant ou plus leur nombre de chromosomes pour en faire des géants ou des nains, des gros ou des maigres. Ainsi sont les arbres qui nous entourent, les fruits et les légumes que nous consommons. Quant aux animaux, inutile d’épiloguer longtemps, l’homme a manipulé génétiquement ce qui, sans lui, aurait pu s’appeler nature pour satisfaire les besoins que lui révèlent ses sens. À une époque où le « tout écologique », il est bon de le rappeler. »
Ma critique :
Le constat initial : « Le goût du vin ne va pas de soi et les enfants en général ne l’apprécient pas spontanément. Il faut une véritable éducation pour y avoir accès, celle des papilles pas encore très familiarisées avec l’âpreté des tanins, et surtout celle des parents et de l’environnement social. Cela demande un vrai rituel d’initiation, au moment du passage à la majorité. Rien n’est plus socialisé et moralisé que le goût du vin, et ce vraisemblablement depuis les débuts de l’humanité. » ne me pose aucun souci. En revanche, le creuset culturel dans lequel l’enfant baignerait et qui ferait du vin à l’âge adulte une boisson incontournable relève d’une vision un peu daté. Quand à affirmer « qu’il ne suffit pas de boire du vin pour l’apprécier » c’est vraiment sacrifier à la pensée dominante chez cette « élite » dont Claude Gudin parle. Je le cite : « Une véritable élite, celle des « taste vin », a dressé et entraîné les papilles, le palais et la vue. Elle est à l’origine de l’art de goûter et de définir les qualités et les défauts du vin. Un tel expert sera capable par le goût de déceler l’origine du cru, le cépage, l’emplacement du vignoble, l’année du vin, tout en qualifiant par sa couleur, son odeur, sa tenue en verre et en bouche, identifiant son degré d’alcool, ses tanins et bien d’autres éléments qui nécessiteraient des analyses de laboratoire souvent moins performantes que les papilles du goûteur. Cela suppose une culture d’œnologue. L’amateur éclairé va évaluer la constitution générale du vin, son corps, sa robe, en examinant le verre, puis flairer lentement le contenu et le faire danser en tournant pour en libérer le bouquet. Ensuite, les yeux clos, concentré sur sa synthèse visuelle et odorante, il va boire plusieurs petites gorgées. La première baigne la langue et frôle le palis, puis elle est ramenée près des lèvres afin d’y être aérée. On aspire un peu d’air et on le fait siffler dans le vin. À partir de là, le goûteur va décliner les qualificatifs du corps (capiteux, nerveux, généreux, etc.), de la couleur (vif, dépouillé, scintillant, etc.), du moelleux (tendre, velouté, souple, etc.), du bouquet (affriolant, séducteur, sensuel...). Voilà ce qu’il est possible de faire et d’apprendre avec nos dix mille papilles si elles sont bien dressées pour apprécier un vieux Châteauneuf-du-Pape. »
En dehors du côté chien savant de ce dressage des papilles, vous avez oublié cher Claude Gudin dans la capacité de cette aristocratie à tout deviner avec leurs 5 sens : l’âge du vigneron après lecture de l’étiquette. En effet, fort peu de ces « longs nez et gorges profondes » se privent de cette indication pour nourrir leur jugement. Bien évidemment je ne conteste pas l’existence de ces amateurs éclairés, de ces professionnels, qui ne sont pas pour autant des œnologues mais plutôt des œnophiles ou tout bêtement des négociants ou des acheteurs, mais je suis plus que réservé dans leur capacité à éduquer le plus grand nombre et surtout à participer à la transmission du goût du vin vers les jeunes générations. Celle-ci se fait d’élite ancienne à une nouvelle élite, en grande consanguinité, le tout venant est rejeté dans les ténèbres extérieures. Bien plus, cette élitisation de la consommation du vin constitue même un repoussoir très puissant. Enfin, cette vision, très concours du meilleur sommelier du monde, est fort éloigné d’un des ressorts puissants de l’acquisition du goût du vin : le simple plaisir du partage entre amis, copains et copines, sur une terrasse de café, pour une petite bouffe au resto, pour le pot de départ de Ginette ou le mariage de Paulette avec Fredo. J’aurais du écrire l’arrivée de Vanessa à l’agence ou le Pacs de Mickey et de Karim.
Ma légère ironie à son endroit ne doit pas pour autant vous décourager de dévorer « Une histoire naturelle des sens » de Claude Gudin par ailleurs auteur d’une « Histoire naturelle de la séduction » toujours au Seuil « La nature fait souvent de jolis pieds de nez à la culture. Quelle différence entre le flamant qui déclare sa flamme en rose à la femelle et l'amoureux transi qui offre un bouquet de fleurs (une gerbe de sexes en rut) à la dame qu'il convoite ? Quelle différence entre le sac en crocodile qu'on offre en cadeau et la mouche enveloppée de soie offerte par Monsieur araignée ? Quelle différence entre la danse de l'aigrette mâle et celle de la dame des Folies-Bergère avec ses plumes d'aigrette pour séduire les banquiers ? Quelle différence entre l'oiseau-jardinier de Nouvelle-Guinée qui construit une cabane puis la peint en bleu pour y attirer la femelle et le paysagiste amoureux qui fait un jardin pour l'élue de son cœur ? Avec la séduction, il y a du travail pour tout le monde. »