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20 mai 2009 3 20 /05 /mai /2009 00:04


 

Moi j’aime les gens qui, lorsque je les lis ou je les écoute, me donnent le sentiment que je suis « intelligent ». Étienne Klein est de ceux-là et pourtant, Dieu sait qu’écrire la science, la physique de surcroît, pour être lu et compris par des ignares dans mon genre, relève de la mission impossible. Vous allez juger par vous-même en découvrant ses réponses à mes 3 Questions.

 

Vous présenter Étienne Klein – j’avais très envie d’écrire EK : il signe ainsi ses courriels, car je trouve que ça lui va bien, ça sonne comme Euréka, ça fait sérieux sans l’esprit de sérieux – professeur de physique et de philosophie des sciences à l'Ecole Centrale de Paris qui dirige actuellement le Laboratoire de Recherche sur les Sciences de la Matière du CEA (LARSIM), est chose aisée pour moi puisque, dans l’une de mes chroniques : « La polyphonie de l’insignifiance : le triomphe de l'immédiateté » ICI où je proposais à votre lecture un extrait de son dernier livre « Galilée et les Indiens » Café Voltaire Flammarion, j’écrivais « il est de quelqu’un que j’aime bien ». À cette époque, en décembre 2008, je ne l’avais pas encore rencontré. Depuis, grâce au vin – je n’enjolive pas l’histoire – nous nous sommes retrouvés à la Closerie des Lilas, le 1ier mai, en milieu d’après-midi, alors que la longue chenille des manifestants s’écoulait dans le boulevard Saint Michel, et, entouré d’essaims de militantes de LO, nous avons conversé. Puis, quelques jours après, le 5 mai, je suis allé l’écouter lors d’une Table ronde « Ecrire la science : gageure ou nécessité ? » organisée par l'ENSTA ParisTech où il intervenait en compagnie de Jean Claude Ameisen, médecin immunologiste, Président du comité d’éthique de l’INSERM et de Dominique Leglu, journaliste, directrice de la rédaction de Sciences et Avenir. Que du bonheur, comme une respiration de l’âme d’où l’on ressort léger, avec le sentiment d’avoir pénétré en des espaces inconnus comme un simple promeneur en compagnie de guides qui n’étalent pas leur science mais en appellent à notre raison, à notre intelligence, avec sérénité, simplicité, humour et humanité… Merci EK d’avoir bien voulu occuper mon petit espace de liberté.

 

1ière Question :

 

- Un de mes lecteurs, dans bref un commentaire sur l’une de mes récentes chroniques Vins d’Hippopotame : us et coutumes des carnivores buveurs de vin, écrivait : « c’est passionnant, vous on peut dire que vous avez du temps à perdre ! » L’ironie sous-jacente de ce commentaire, vous vous en doutez Etienne Klein, me pique au vif, pourriez-vous m’aidez à panser cette blessure d’amour-propre en livrant à mes lecteurs vos réflexions sur le temps que je perds ?

 

 

EK : Je comprends votre trouble. Cette phrase a dû vous vexer : vous avez pensé qu’on vous accusait de vaquer inutilement, de vous occuper de choses vaines et sans importance qui, au bout du compte, vous font stagner dans un retard ontologiquement irrattrapable alors que l’impératif contemporain est de saturer son calepin, de se donner corps et âme à l’imminence du futur. Et vous en avez du coup éprouvé un sentiment de honte. Mais cette expression, « avoir du temps à perdre », que signifie-t-elle vraiment ? Si je me pose cette question, c’est parce que j’ai constaté que la polysémie du mot temps est devenue si fulgurante qu’il est désormais capable de (presque) tout désigner : la succession et la simultanéité, la durée et le changement, l’époque et le devenir, l’attente et l’usure, le vieillissement et la vitesse, et même l’argent ou la mort… Cette largesse sémantique est le plus souvent gênante, notamment parce qu’elle rend ipso facto nos réflexions sur le temps imprécises ou confuses, mais elle a aussi la vertu d’autoriser une certaine marge d’interprétation. À mes oreilles, « avoir du temps à perdre » signifie « avoir l’occasion de faire usage de sa liberté ». Or, par les temps qui courent, c’est sans doute la meilleure chose qui puisse être accordée à un être humain. J’en tire la conclusion suivante : soit votre lecteur est un homme qui aime lui-même la liberté et il était simplement jaloux de vous ; soit, angoissé par elle, il venait vous féliciter d’avoir le courage de jouir de la vôtre.

 

 

2ième Question : 

 

Dans votre dernier livre « Galilée et les Indiens », à propos de la perte d’attrait de la science auprès des jeunes, vous citez l’acteur Jean Rochefort « Aujourd’hui, dans les familles bourgeoises, si un garçon veut faire Centrale, son père lui dit : Non mon fils tu feras le cours Florent » et vous ajoutez « C’est sûr, il y a plus clinquant et mieux rémunéré que les professions scientifiques. » Etienne Klein, vous qui vous présentez comme un « écrivant » sur la science, glissons-nous vers une société où l’ignorance va devenir une « valeur » ? Faucheurs d’OGM et polytechniciens fabriquant de produits financiers toxiques même combat ?

 

 

EK : L’autosatisfaction se fait en effet fort bruyante. On peut désormais se déclarer fier d’avoir rompu avec la culture, ou de n’avoir aucune connaissance scientifique : l’essentiel, c’est de réussir, de se sentir « à l’aise », pas nécessairement d’être compétent. Cela dit, je ne suis pas certain que cette sorte de vanité agressive soit radicalement neuve. Dans une conférence prononcée en 1911 et intitulée Les sciences et les humanités, Henri Poincaré faisait déjà un constat similaire : « Il y a des hommes qui verraient volontiers dans leurs connaissances lacunaires je ne sais quel titre de gloire démocratique et comme une lointaine promesse de députation ». En revanche, ce que notre postmodernité a sans doute produit d’original, c’est l’idée que la connaissance n’aurait pas de valeur en elle-même, voire que la valeur du savoir pourrait être négative. Ainsi, sous prétexte que l’entreprise scientifique a parfois mis cap au pire, certains nous expliquent que nous devrions la freiner ou l’abandonner, c’est-à-dire organiser un salvateur repli cognitif. Comme s’il suffisait d’en savoir moins pour mieux se comporter ! Comme si les erreurs commises au nom de la science suffisaient à rendre l’ignorance valeureuse !

 

 

3ième Question :

 

Toujours dans ce livre, à propos de la bataille de l’intellect, vous écrivez « qui oserait nier que « le parler gros » l’emporte désormais sur le « parler fin » ? Qui pourrait contester que chaque jour un peu plus, les discours subtils, prudents, ceux qui font des plis, se trouvent marginalisés. » Lorsque le Professeur Dominique Maraninchi, président de l’INCA dans le Monde résume une méta-analyse, par ailleurs contestée par une partie de la communauté scientifique, d’un lapidaire « Le vin est un alcool, donc cancérigène », ne participe-t-il pas, au nom de la Science, à ce parler gros ? Cette prééminence de la communication, de l’actualité spectacle, ce culte de l’instant, cette polyphonie de l’insignifiance que vous dénoncez n’est-elle pas  le seul moyen, dans ce cas d’espèce, de masquer « l’impuissance » des tenants de la « médicalisation »  de la vie en société face au premier risque majeur de celle-ci : la mort ?

 

 

EK : J’ai l’impression que vous me posez deux questions en une. Il y a d’une part la question du « parler gros », d’autre part celle de la mort. Je ne suis pas sûr qu’elles soient connectées l’une à l’autre.

 

Commençons par la première. Qui pourrait contester que chaque jour un peu plus, les discours subtils, prudents, ceux qui font des plis, se trouvent exclus des grands médias ? Qu’on assiste à une offensive larvée contre tout ce qui demande du temps, une élaboration, des suites de raisonnements ? La conviction intime ou le goût spontané semble compter davantage qu’une argumentation solide ou une critique rigoureuse. Dans un tel système, qui condamne aux choix binaires – oui ou non, pour ou contre –, le discernement est mis au rebut et nos phrases n’ont pas d’autre choix que de se raccourcir. Et c’est parti pour les slogans efficaces !

 

 

Le syllogisme que vous citez me semble illustrer le fait qu’en tant qu’idéalité, la science continue de constituer le fondement officiel de notre société, censé remplacer l’ancien socle religieux. Je veux dire par là que dans toutes les sphères de notre vie quotidienne, nous sommes soumis comme jamais à une multitude d’évaluations qui ne sont pas prononcées par des prédicateurs religieux ou des idéologues illuminés : elles se présentent désormais comme de simples jugements d’experts, c’est-à-dire censés être prononcés au nom de savoirs et de compétences de type scientifique, et donc, à ce titre, impartiaux et objectifs. Par exemple, sur les paquets de cigarettes, il est écrit que « fumer tue » et non pas que fumer déplaît à Dieu ou compromet le salut de l’âme. Ce dernier, objet même du discours théologique, s’est donc bien effacé au profit de la santé du corps qui, elle, est l’objet de préoccupations scientifiques. En ce sens, et comme Auguste Comte l’avait prophétisé, nous considérons qu’une société ne devient vraiment moderne que lorsque le prêtre et l’idéologue y cèdent la place à l’expert, c’est-à-dire lorsque le savoir scientifique et ses développements technologiques et industriels sont tenus pour le seul fondement acceptable de son organisation et de ses décisions.

 

 

J’en viens à votre question à propos de la mort. Inutile de rappeler qu’à long terme, la mort gagne à tout coup. Mais ce qui est nouveau, c’est que l’angoisse qu’elle suscite se décline désormais en une multitude de peurs nouvelles. Elle se redistribue, s’éparpille, s’infiltre sournoisement dans tous les actes de la vie quotidienne : manger, respirer, voyager, consommer, tout nous donne la frousse. Cela s’explique pour partie : dans les pays industrialisés, l’accroissement exceptionnel de l’espérance de vie et l’accès du plus grand nombre à un certain confort matériel font que, pour la première fois dans l’histoire, chacun peut considérer son existence comme une sorte de capital acquis, d’une durée à peu près assurée ; du coup, perdre la vie ou la santé, c’est perdre beaucoup, en tout cas beaucoup plus qu’autrefois. D’autant que, dans le même temps, l’espérance religieuse en l’au-delà s’est estompée (il n’y aura ni deuxième chance ni lot de consolation), ce qui rend la vie, la vie qui est là, présente, encore plus précieuse à nos yeux.

 

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commentaires

E
ou comment jouir avec discernement de notre liberté... Eureka!Interview à lire et à relire. Merci Jacques, et bravo EK!
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N
S'agissant des "essaims de militantes de Lutte ouvrière", je pense qu'ils n'étaient tout de même pas à la terrasse de la Closerie, mais un peu derrière les feuillages, car sinon, ce serait à douter de tout (et même de LO)
Répondre
J
<br /> Si si Norbert elles étaient bien en terrasse certes abritées derrière les feuillages <br /> <br /> <br />

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