Pensez-donc, 5 semaines passées à arpenter les hauts lieux, et les plus modestes aussi, du vignoble bordelais, rien que des châteaux, des noms prestigieux, des vins qui font rêver, notre Jacques Dupont Merveilleux du Vignoble, en vrai géographe du vin n’a pas ménagé sa peine : 750 vins annotés, commentés, notés, mais je ne sais combien il en a humé, goûté et recraché avant d’en arriver là ? Bravo l’artiste ! Prendre le temps donc, même si notre beau « nez du vin » a rendu visite à des nurseries où des bébés vins sont un peu comme les yearlings des ventes de Deauville, les beaux pedigrees ne font pas forcément des champions de demain, le temps de l’élevage fera son œuvre et il faut se garder des jugements définitifs.
Comme je suis plutôt un gouteur de mots qu’un gouteur de vins je me suis donc plongé dans une lecture attentive, attentionnée même, du guide de Jacques Dupont « Bordeaux le millésime 2008 ». Qu’en dire me suis-je dit chemin faisant ? Commenter les commentaires ? Ridicule ! Dresser un florilège des propos, forts intéressants, des gens du vin de châteaux rapporté par Jacques ? Risqué ! Que faire alors ? Lire avec mon compagnon habituel : un crayon de papier taillé pointu. Et comme souvent, ma main, mue par je ne sais quelle pulsion, s’est mise en mouvement sans que je sache très bien où elle voulait me conduire. Avec mon crayon je dessinais des bulles autour de mots et d’expressions. Comme j’adore les bulles et que je suis un bulleur, rien d’étonnant mais, très vite, passant de l’état gazeux à l’état solide je ne pouvais que constater une forme de scansion de mes notations « bullesques » : tendue au féminin pour la bouche et tendu au masculin pour le vin.
132 bouches tendues avec des nuances :
- Bouche tendue = 108
- Bien tendue = 8
- Un peu tendue = 5
- Assez tendue = 1
- Très tendue = 1
À ces bouches tendues il faut rajouter :
- Finale tendue = 5
- Finale assez tendue = 2
- Finale un peu plus tendue = 2
Et 68 vins tendus avec des nuances :
- Tendu = 57
- Un peu tendu = 2
- Assez tendu = 1
- Très tendu = 1
- Structure tendue = 1
- Tendu en final = 1
- Un peu tendu en finale = 1
- Un peu de tension en finale = 3
- Tension = 1
Tension : le mot est lâché !
Je sais qu’après un tel exercice ma réputation de barjot va être confortée mais, que voulez-vous, c’est ainsi, je ne me changerai jamais.
Qu’est-ce donc une bouche tendue ? Laissons de côté l’interprétation des canaillous qui l’assimilerait à « Lèvres en Feu » ou « Hot Lips », surnom donné à l’infirmière en chef Margaret O'Houlihan du film-culte d’Altman MASH par les 2 monstres sacrés Donald Sutherland et Eliott Gould, ou à la bouche Donald Duck d’Emmanuelle Béart ou d’Arielle Dombasle. Pour ma part je penche pour une tension intérieure : « appliquer son esprit, son attention, avec intensité vers… » c’est-à-dire avoir un but, une fin et s’en rapprocher de manière délibérée comme tendre à la perfection, vers la perfection… Ces bouches tendues de Jacques Merveilleux du Vignoble – bordelais pour l’occasion – sont donc pour moi des bouches réceptives donc apte aux perceptions. Mais, comme je ne pratique qu’en division départementale de la dégustation, en vétéran, ma vision de la bouche tendue n’est peut-être pas celle en vigueur dans la Champion’s League des dégustateurs où, tendue, s’assimilerait à un phénomène physique : à la manière d’un tir tendu ou de compétiteurs remontés comme des pendules par les consignes du coach qui leur a dit « qu’ils n’avaient pas droit à l’erreur ». J’adore cette formule idiote.
La notion de vin tendu me semble, elle, ne souffrir d’aucune ambigüité, nous sommes ici dans le domaine du psychique où le vin tendu doit s’efforcer de se détendre, de se relâcher, d’être plus zen. Sans vouloir jouer les Freud de pacotille j’ose écrire que ce sont des vins en mal de divan qui doivent, pour s’exprimer pleinement, se départir de leurs pulsions, de leurs phantasmes, de leurs tensions. J’adorerais coacher des vins tendus. J’irais, costume anglais, grolles milanaises, Cayenne noir, lunettes cerclées, Sony ultra-portable sous le bras, l’air sur de moi, de chais en chais, me pencher sur ces stressés pour les dénouer. Je les écouterais pour percer les plis et les méandres de leur âmes puis je leur projetterais « Vicky Cristina Barcelona » le dernier film de Woody Allen pour leur donner envie de se retrouver, en tête à tête, aux bords des lèvres, de Scarlett Johansonn. Les désinhiber quoi ! Après les « œnologues stars » j’imposerais dans les châteaux de Bordeaux les coaches star de vin tendu… Pour les propriétaires stressés par le revirement des cours, là je me déclare incompétent.