Mon titre, volontairement provocateur, mais qui inclut tout de même le doute en plaçant calamités entre guillemets – en effet s’il en est de bien réelles d’autres s’apparentent aux épouvantails à moineaux ou à des appeaux destinés à détourner l’attention – est destiné simplement à mettre en exergue la difficulté que nous éprouvons face à, pour faire court, à des éléments contraires qui entravent notre activité. Bien évidemment j’exclus du champ de mon propos les calamités naturelles, contre lesquelles il est souvent difficile de se prémunir mais qui sont en général assurables, pour me concentrer sur les cas, de très beaux cas d’ailleurs, de deux têtes de turc qui concentrent sur elles de fortes et tenaces inimitiés dans le monde du vin : Robert Parker et Claude Evin.
Avant de vous récrier, de me traiter d’imposteur parce que j’ose mettre en vis-à-vis, sur un quasi pied d’égalité deux personnalités aussi différentes et surtout dont l’action se situe aux antipodes l’une de l’autre, laissez-moi le temps de m’expliquer. Tout d’abord, puisque mon propos ne consiste pas ici à mesurer ou à quantifier le degré de « nuisibilité » de l’un ou de l’autre, mais de mettre en lumière ce que l’un et l’autre – je n’écris pas l’un ou l’autre – représentent dans le jeu économique et social, mon choix n’est en rien provocant. En effet, je suis tout à fait conscient que, même ceux qui honnissent Robert Parker, tel notre tonitruant Perico Légasse, lui reconnaîtraient des qualités alors qu’ils auraient bien du mal à en attribuer à Claude Evin. Cependant, s’il vous est possible, le temps d’une lecture, de laisser de côté vos affects, vous pourrez peut-être me donner acte d’une certaine pertinence dans mon analyse.
Prenons le cas le plus facile celui de Robert Parker. Qu’a-t-il fait ? Goûter des vins, les noter, puis compiler ses notes pour composer un Guide plutôt bien fait qui a trouvé son public. Que Robert Parker, comme tous ses confrères, goûtât beaucoup de vins et qu’il les notât selon son goût, ne le disqualifie en rien. Qu’il revendiquât un goût particulier qui lui fasse préférer les vins puissants et fruités et qui l'enclin à attribuer des notes très, très élevées à ces vins n’est pas non plus une « faute professionnelle ». Le succès aidant, qu’il soit devenu de plus en plus influent, qu’il ait scénarisé sa méthode, que ses notes pesassent lourds sur les prix, que son goût ait « Parkérisé » les vins de Bordeaux, ne font pas pour autant de Robert Parker un « homme à abattre ». La position qu’il a prise sur la Place de Bordeaux il la doit à lui-même, à ses qualités de dégustateur, à son sens des affaires, mais il la doit aussi aux acteurs : propriétaires et négociants et, j’ose l’écrire, à la relative faiblesse de ses concurrents sur le marché de la critique. Sur ce dernier point certains pourront me rétorquer que sa nationalité lui a permis de s’imposer car le marché américain pesait très lourd pour le petit monde des Grands Crus Bordelais. Certes mais, peu importe, il faut prendre Robert Parker pour ce qu’il est, et rien de plus, comme un acteur du marché.
En écrivant cela j’ai bien conscience de m’exposer à la critique virulente de ceux qui professent qu’il ne faut pas vendre son âme au marché, qu’il faut résister, s’opposer aux dérives, freiner la spéculation, revenir à des pratiques plus proches de la réalité du produit. Que ça plaise ou non, la notoriété de nos vins s’est bâtie autour des marchands et ce sont eux qui traduisent le mieux les tendances. Que celles-ci ne soient pas celles que nous souhaitons ou défendons relève de l’éternel débat entre la tradition et une modernité mercantile. Pour autant, Robert Parker doit-il être chargé de tous les péchés du monde, en quoi serait-il responsable de certaines dérives du produit ou de la bulle spéculative ? D’ailleurs, avec juste raison, il s’en défend quand il ironise sur les 3 millésimes du siècle en une décennie et qu’il fait remarquer que son travail est à destination de ceux qui boivent du vin et non des spéculateurs. Son parallèle entre les premiers crus et l’industrie du luxe est pertinente et, dans ce domaine, la balle est plus dans le camp de la Place de Bordeaux que dans le sien. J’entends par là que, comme le note Robert Parker, « contrairement à ce qui se passait il y a 20 ou 30 ans, il y a aujourd’hui des centaines de vins bordelais de qualité, et l’amateur se tournera vers des châteaux moins connus ou des appellations moins prestigieuses pour trouver d’excellents rapports qualité/prix. » En clair, la déclinaison d’un modèle se rapprochant de celui de la couture est parfaitement applicable à Bordeaux et surtout souhaitable eut égard aux tendances de la consommation : féminisation, rajeunissement et extension des blocs géographiques de consommation.
Le cas de Claude Evin semble lui plus difficile à plaider. Mais, comme je l’ai fait pour Parker, il ne s’agit pas de le défendre ni même de le condamner, mais de comprendre ce qu’il représente pour bien situer sa fonction, ou celle de ses successeurs, dans l'univers du vin. Qu’entends-je par là ? Dans le cas de Parker il a représenté à l’origine, et même encore aujourd’hui, une forme de consumérisme pragmatique qui a rencontré son public. Pour ce qui concerne Evin, et même si ça fâche certains d’entre vous, il a représenté en son temps l’expression majoritaire de l’opinion publique. En effet, que vous le vouliez ou non, et le clivage n’est pas politique : l’interdiction de la publicité à la télévision est le fait de Michèle Barzach, et Simone Veil, Jacques Barrot, et tous les Ministres de la Santé se sont appuyés sur les grandes peurs de l’opinion publique alimentées par le lobby hygiéniste. En effet, c’est Claude Got qui, avec le Pr Tubiana et quelques autres, a élaboré une stratégie et l’a appliqué pour instrumentaliser les décideurs politiques en s’appuyant sur l’opinion publique (voir La stratégie du Go de Claude GOT http://www.berthomeau.com/article-18021256.html et 3 Questions à Claude Got http://www.berthomeau.com/article-21056879.html). L’existence et la persistance dans notre pays d’une législation aussi restrictive nous la devons à la fois à ce bloc dur que je viens d’évoquer et à l’incapacité du monde du vin à élaborer et à exprimer des réponses qui influencent une majorité de l’opinion publique.
Que la constitution d’un contre-pouvoir face au bloc hygiéniste ne soit ni simple, ni facile, j’en conviens, mais pour autant ça ne nous exonère pas d’une part de responsabilités dans cette affaire. C’est en cela que j’ai affirmé que même les « calamités » font parties du marché et que, si les acteurs du vin veulent peser positivement sur l’évolution de celui-ci, au lieu de se plaindre, de se draper dans des postures d’outragés, ils se doivent d’en prendre les moyens. Pour l’heure, en dépit des réels progrès de Vin&Société, si j’évoque ce sujet c’est à la suite d’un billet de François le Débonnaire sur son blog à propos d’un débat sur LCI à propos de l’autorisation d’une chaîne payante sur le vin. Il écrit : « Hallucinant moment d'ayatolisme à 14h30 sur la chaîne LCI où un sieur Gérard Dubois (Professeur ?) et une journaliste du CSA, Madame Laborde ont sans aucune vergogne coupé systématiquement la parole à Thierry Desseauve et Jean-Michel Peyronnet, promoteur de la future chaîne payante Edonys sur le vin. » Que Dubois tape sur nous il est dans son rôle mais que Françoise Laborde, Gersoise dont le goût prononcé pour le vin est connu – je l’ai souvent croisé dans les pinces-fesses du type Fête de la Fleur ou raouts pour pique-assiettes people chers à Jean-Pierre Tuill – voir chronique 3 Questions à Françoise Laborde http://www.berthomeau.com/article-15268102.html , en fasse des tonnes parce que sa nouvelle fonction au CSA lui est montée à la tête, est symptomatique du chemin qu’il nous reste à parcourir.
Pour être encore plus direct : « pour influer, peser aussi bien sur les tendances que sur l’opinion publique, il faut acquérir un certain poids spécifique, de la crédibilité, s’inscrire dans la durée. Robert Parker a su s’imposer, Claude Got a su mettre la pression sur les décideurs politiques pour les instrumentaliser : Claude Evin et son conseiller de l’époque le Dr Jérôme Cahuzac, l’actuel Rapporteur Général de la Commission des Finances, n’étant que la face émergée de l’iceberg hygiéno-prohibitionniste. Et nous pendant ce temps-là qu’avons-nous fait ? » Moi ça fait plus de 10 ans que je plaide ce dossier mais comme sœur Anne, je ne vois rien venir ou presque...