« Mais qu’est-ce que fichait ici cette belle tige ? » Reprenant mes esprits j’abandonnais mon vélo le long d’une palissade de chantier pour emboîter lui emboîter le pas. Marcher avec des talons aiguilles est un art, une esthétique qui ne va bien qu’aux déjà grandes. Celles qui veulent se hausser, tricher, ne font que se dandiner telles des dindes ridicules se promenant au milieu des flamants roses. Jeanne, avec ses abdos en béton de tenniswoman, enchainait ses courtes foulées avec une fluidité qui conférait aux ondulations de sa croupe ferme un tangage harmonieux. Comme pour ajouter à la difficulté, la mâtine, portait une jupe droite étroite qui limitait l’allonge de ses compas. Toutes autres que la belle Jeanne, eussent sautillées, se serraient tordues les chevilles sur un macadam inégal, empli de nids de poules, auraient perdues de leur superbe. Elle altière, le buste projeté, le menton tendu sans arrogance, déjouait tous les pièges et filait vers le quartier des ambassades. Je laissais entre nous une belle distance afin de ne pas me faire repérer. Mon avantage c’est qu’à aucun moment elle ne pouvait m’imaginer présent à Berlin-Est. À plusieurs reprises, alors qu’elle attendait aux feux tricolores pour traverser une avenue, en me plaçant dans un angle mort, je pouvais l’observer de profil. Souriante, à peine maquillée, les deux premiers boutons défaits de son corsage blanc donnaient à sa poitrine exposée une candeur mystérieuse. Pour moi, il ne faisait aucun doute elle se rendait à un rendez-vous galant.
Même si ça peu paraître étrange cette perspective me portait au plus haut point d’ébullition. Elle éveillait en moi l’instinct de voyeur. Mon imagination carburait à plein régime. Je la voyais entrer dans un grand hôtel. Monter dans une chambre où l’attendrait un hiérarque du régime. Je soudoierais le portier et je la suivrais. À l’étage je volerais un passe pour me glisser dans la chambre voisine. Avant même que les deux amants aient eu le temps de s’étreindre j’aurais enjambé tous les obstacles pour me retrouver sur le balcon. Bien sûr la porte-fenêtre serait entre-ouverte et le vent gonflerait légèrement les rideaux. Sous cette protection illusoire je verrais un grand type en uniforme vert-de-gris la défaire avec frénésie. D’abord le corsage d’où jailliraient ses seins qu’il désenclaverait d’un geste sec. La fermeture-éclair de la jupe droite filerait le long de sa hanche laissant jusque ce qu’il faut d’espace pour que le cylindre de tissu entame une descente au long de ses cuisses gainées de soie couleur chair. L’émotion m’étreindrait face au spectacle de Jeanne, debout, poitrine nue, en porte-jarretelles prête à subir l’assaut de son amant. Celui-ci lui intimerait l’ordre d’ôter son petit slip de dentelle. Elle s’exécuterait avec grâce dans une gestuelle lente qui m’offrirait la vision sublime de ses fesses hautes. J’en tremblais de désir. Oui il la prendrait en levrette, offerte à son va-et-vient asynchrone de type ridicule avec son pantalon tire-bouchonné sur ses chevilles. J’enrageais. Jeanne se faisait poissonnière, charretière, exhortait son étalon à plus de vigueur, le suppliait de la réduire à l’état de putain. Imperceptiblement je m’étais rapproché d’elle et je m’aperçus même pas que nous nous trouvions face à une grille encadrée par deux guérites où deux factionnaires, munis de kalachnikov, arboraient sur leurs casquettes et leurs uniformes l’étoile rouge de l’Union Soviétique.
« Merde ! Jeanne entrait dans l’ambassade d’URSS comme on entre dans un moulin et c’était à peine si les gardes ne lui présentaient pas les armes » J’en restais pantois et je n’eus d’autres ressources que de continuer ma marche jusqu’à un petit square où je trouvai refuge. Mon trouble amoureux c’était évaporé pour laisser la place à une foule de questions. Comme ici tout le monde espionnait tout le monde sans doute travaillait-elle pour le compte du KGB. Je m’asseyais sur un banc face à deux vieux qui me regardèrent d’un air soupçonneux. Ma tenue ne correspondait guère aux canons vestimentaires des démocraties populaires. Pour les rassurer je leur décochai le plus affriolant de mes sourires. En réponse ils pointèrent leurs regards vers le bout de leurs godasses miteuses. Tout en surveillant l’entrée de l’ambassade je moulinais mon hypothèse et plus je la moulinais plus elle me paraissait peu vraisemblable. En effet, jamais une occidentale au service du KGB ne se pointerait au grand jour, la bouche en cœur, au grand jour, chez ses employeurs. À la minute même elle serait grillée. Alors, petit à petit, mon scénario de partie de jambes en l’air reprenait des couleurs. La belle Jeanne se rendait à un rendez-vous galant et il ne faisait aucun doute que dans cette hypothèse c’était plutôt avec l’ambassadeur qu’avec son chauffeur. J’allumai une cigarette. Je vis le regard furtif, plein d’envie, des deux vieux et je me levais pour leur tendre mon paquet. Le plus décati s’en emparait d’un geste brusque. Avant même que nous échangions la moindre parole j’apercevais Jeanne qui sortait en hâte de l’ambassade. Entravée dans sa jupe droite elle s’efforçait de courir. Mes élytres décelaient un danger imminent et je me lançais à sa poursuite. En moins de deux minutes je me retrouvai à sa hauteur. Elle ne parut pas surprise de ma présence. Essoufflée, elle se contenta de me lancer tout en s'efforçant de hâter le pas « vous tombez bien je suis dans la merde jusqu’aux oreilles ! »