Juin 68 :
« Aussi bizarre que ça puisse paraître, moi qui suis né à quelques kilomètres de la mer je n'avais jamais quitté la terre ferme sur un quelconque bateau. L'avion, n'en parlons pas, en ces années-là voyager était un luxe. À l'embarcadère de Fromentine, face à l'île de Noirmoutier, je découvrais notre navire propret, tout blanc, « la Vendée ». Les marins y embarquaient victuailles et fournitures entassées sur des palettes. Ils chargeaient aussi quelques voitures. Sur la jetée de bois, tout un petit monde de vacanciers, d'îliens, de passagers d'un jour se pressaient.
Mon arrivée à Port-Joinville, sous un ciel si bleu, un air si tendre empli de bouffées de senteurs de poiscaille, restera pour moi l'un des moments forts de ma vie. Jean Neveu-Derotrie, mon boss, était le sosie de Jacques Tati sans l'imperméable. Sa garde-robe se résumait en trois pantalons de tergal gris, deux chemises nylon blanches et une paire de sandales de plastic blanc. Mèche sur les yeux, pipe éteinte au bec, flanqué de son chien Achille, appuyé aux ridelles d'une camionnette C4 il me tendait une main ferme et chaleureuse.
L'homme était merveilleusement loufoque, cultivé. Au bar de la marine il me comptait son histoire de rejeton d'une famille où l'on était médecin ou dentiste. Lui s'était fait visiteur médical. Il sillonnait la France en fourgonnette J7 pour placer des matelas anti-escarres dans les hôpitaux et chiner toutes les vieilleries qui lui tombait sous la main. Militant au PSU, pacifiste, son sens des affaires consistaient à savoir acheter. L'argent ne représentait rien pour lui. Un vieux Rouen, une commode Régence ou un homme debout marqueté, ça lui parlait, ça le faisait bander. Capable des pires manœuvres pour acquérir le meuble ou l'objet sur lequel il avait jeté son dévolu il se fichait pas mal ensuite de revendre. Jean n'aimait rien tant que de voir son magasin empli de belles choses. C'était un esthète, un pur esprit, notre accord fut instinctif, immédiat. Sans parole.
Les marins l'appelaient le « marchand de vermoulu » et se faisaient un devoir de lui faire prendre, à chacune de ses sorties, une mufflée. Mon baptême du feu se révéla redoutable. Après les bières nous étions passés au pastis et, sans nous avoir mis une quelconque nourriture sous la dent, l'heure du Cognac sonnait. Je pratiquais, autant que je le pouvais, la politique du verre plein sans toutefois pouvoir éviter d'en descendre quelques-uns. Jean semblait imperturbable. Droit, rallumant ostensiblement sa pipe toujours éteinte, dans le brouhaha, il me narrait sa « guerre d'Algérie » comme infirmier. Achille, le chien, me fixait de ses yeux tendres. Tous les deux nous allions aussi former une belle paire d'amis. On m'observait. Soumis au rite initiatique d'admission dans le cercle restreint des gus capables de marcher droit après une poignée d'heures passées à écluser sec je me devais de triompher de l’épreuve. Aux alentours de minuit, avec la raideur hésitante de ceux qui sont pleins comme des huîtres mais qui veulent encore porter beau, Jean et moi, côte à côte, sans nous porter secours mutuel, quittions le bar en saluant les derniers piliers de bistrot. La C4 nous mena sans encombre jusqu'à la Ferme des 3 Moulins. »
Telle fut mon arrivé à l’Ile d’Yeu.
Mon job d’été consistait à tenir les comptes, faire les courses à Port-Joinville, la cuisine, assurer en gros l'intendance générale du magasin de brocante de la Ferme des 3 Moulins.
Vous comprendrez ainsi aisément que je partage l’enthousiasme de John Paul Carmona « De tous les endroits que j’ai eu la chance de découvrir à travers le monde, l’île d’Yeu est l’un des plus beaux, et certainement l’un de mes préférés. J’y suis arrivé pour y travailler un été sans avoir la moindre idée d’où je mettais les pieds. J’en suis tombé instantanément amoureux.
Depuis mes premiers pas sur le marché, mes premières balades sur la plage, j’ai été fasciné. En tant que Chef, j’y ai trouvé des produits qui rivalisent avec ce que j’ai vu de meilleur dans les restaurants autour du monde. La fraîcheur des poissons, les incroyables légumes bio, les fromages de chèvre ou les herbes sauvages, tout m’enchante. »
Mais qui est donc John Paul Carmona ?
Bruno Verjus autre fondu de l’Île d’Yeu le compare au boxeur Joe Louis désigné comme le champion du siècle en 1981.
« Une identique déambulation de boxeur puncheur – la grâce d’un corps massif, mue d’une légèreté dansante. L’œil félin, le sourire esquissé aux lèvres, une présence de tout instant ; voilà pour le menu.
En cuisine, John Paul Carmona rythme ses ingrédients et ses mets à l’égal d’un boxeur. Au palais, les saveurs des plats se lancent dans une savante hypnose, frappent et vous laissent KO à la première bouchée. Le style, la puissance et l’élégance, quelques mots égrainés comme des condiments. Ils valent pour nos enthousiasmes devant une cuisine limpide, franche et sincère. »
Yeu à la bouche de John Paul Carmona est une production des éditions de l’Épure.
Choisir parmi les recettes n’est pas aisé mais puisque j’ai découvert et cuisiné des patagos à l’Ile d’Yeu je n’ai pas hésité une seule seconde.
Pour le vin qui va avec je me suis adressé à Laure Pradel qui veille, avec un soin d’une nounou suisse, sur les vins des Fiefs Vendéens de Jérémie Mourat.