Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.
Ma capacité à rester immobile n’a aucun équivalent, le calme qui précède la tempête, l’attente du moment où il faut surgir, saisir, faire. J’adore l’expression dormir debout, elle me va très bien, mais pas au sens commun, comme quelqu’un qui sait vivre un rêve éveillé, debout quoi. Mon immobilité fut ma force, ma protection, mon arme. Elle troubla, intrigua, me fit passer pour ce que je n’étais pas, et pourtant le moment venu je forçais le pas pour être là où il fallait, au bon endroit. Agir, être à la manœuvre exige d’avoir l’esprit clair, disponible, débarrassé du fatras du quotidien, ne pas tergiverser au moment décisif, le choix est toujours une douleur.
Reste l’amour, pourquoi me suis-je évertué à ce qu’il rime avec toujours ?
Sans doute parce que le premier fut si beau, si court, si fort qu’il ne pouvait que durer, ne jamais me quitter. Toute ma vie je fus en état d’attrition jusqu’à cet instant où elle apparut. Sidération !
Tomber.
Tomber amoureux !
Si tard !
Quelle revanche pour l’amour !
Aux deux bouts de ma vie, la boucle est bouclée, je suis emprisonné.
Je trie. Je tente de rabouter les deux bouts de ma vie qui va de Marie à Émilie.
J’écris.
« Je vais te présenter à maman Marie... »
Son regard se voilait d'un léger nuage et, pour faire diversion, elle voltait pour que sa jupette tournoie :
- Je vais tout faire pour lui plaire mon Benoît…
Achille, lui aussi, esquissait une gigue pataude. Jean, de derrière son journal ouvert, en bon célibataire inoxydable commentait « vous allez monter la première marche qui va vous mener à la salle à manger des petits bourgeois... »
Accoudés au bastingage, sur le pont supérieur de la Vendée, tels de grands voyageurs rompant les amarres avec leur vie d'avant, nous quittions l'île d'Yeu. La veille au soir, Jean, égal à lui-même, nous avait sorti le grand jeu. Tournée des grands ducs chez nos plus gros clients puis dîner chez Van Strappen, un antiquaire très blonde oxygénée avec solitaire au petit doigt. Maître d’hôtel noir, langoustes au grill, bar en croute de sel, arrosés au Krug accompagnant une conversation très langue de pute. Barbaresco, le grand noir homme à tout faire de Van Strappen, flambait des langoustes au Richard Hennessy en un rituel sauvage : sur un billot de bois d'un coup précis de hachoir de boucher il les tranchait vivantes en deux, sans s'émouvoir de leurs violents et désespérés coups de queue, puis les grillaient sur de la braise vive. Les chairs exhalaient leur puissant parfum de roche iodée. La flambée, haute et incandescente, illuminait la terrasse et Jean, ludion, n'en finissait pas de lever sa coupe en marmonnant « le problème avec la champagne c'est que ça pétille, les bulles mes amis sont des traîtresses, elles amusent la galerie, vous font des ronds de jambes, vous aguichent et pfutt, disparaissent... » Marie, halée pain d'épices, au dessert, mangeait des boudoirs de Reims rose qu'elle trempait dans le champagne aux fines bulles.
Au cours de la traversée nous découvrîmes, blotti dans un rond de cordages, notre cher Achille tout penaud. Comment s'était-il faufilé sur le bateau sans éveiller l'attention de l'équipage, lui seul le savait ? Très, le chien d'Alexandre le Bienheureux, il nous la jouait regard implorant et queue qui frétille. Marie ne cédait pas au chantage de notre astucieux bâtard, à l'arrivée elle le confiait à Antoine Turbé, le charcutier de Port-Joinville, qui rapatriait ses carcasses de cochons dans sa fourgonnette frigorifique. À Fromentine, Lucien Button, le menuisier qui rafistolait nos meubles, nous attendait. C'est lui qui, à la demande expresse de Jean, faisait office de chauffeur. J'avais eu beau protester, Jean n'avait rien voulu savoir. Je compris pourquoi lorsque ce tordu, alors que je m'apprêtais à grimper sur le bateau, m'avait marmonné pipe éteinte au bec : « Tu me diras au retour ce que tu penses de Button. Ce n’est pas une lumière mais il est sérieux. Tu comprends, ça me ferait un bon associé ».
En traversant le bourg de St Julien-des-Landes un détail d'intendance s'installait dans ma petite tête : maman allait-elle nous proposer de faire chambre à part ? Au lieu de m'inquiéter, cette question, qui peut vous paraître saugrenue aujourd'hui, mais qui, en août 1968, aux confins du bocage vendéen, sentait le péché, déclenchait chez moi un irrépressible fou rire. Entre deux hoquets réprimés, afin de ne pas vexer le brave Lucien Button qui s'échinait à entretenir la conversation avec Marie sur des sujets aussi importants que le nombre de voitures d'estivants qui passaient devant chez lui depuis que son voisin avait ouvert un camping dans son pré ou le prix de l'essence qui avait augmenté à cause des évènements, je proclamais « … des souvenirs de jeunesse qui remonte… » Marie, pas dupe, même si elle n'y comprenait goutte, me raillait gentiment « … le jeune homme retrouve son terroir… Button, bon prince, sans poser de questions, affichait le contentement du type qui a la chance de côtoyer des gens qui ne sont pas de son monde.
La maisonnée nous attendait en faisant comme si de rien n'était. Maman cousait. La mémé Marie égrenait son rosaire pendant que la tante Valentine lisait Le Pèlerin sans lunettes. Papa, avec le cousin Neau et mon frère, s'affairaient autour de la moissonneuse-batteuse. Ma sœur n'était pas là, bien sûr, puisqu'elle s'était mariée en 65. Avant de pousser la porte de la maison j'avais affranchi Marie de la raison de mon fou-rire. Très pince sans rire elle me répondait du tac au tac « Tu sais je n'avais pas l'intention de partager ton lit cette nuit. Je ne suis pas une Marie couches-toi là mon petit Benoît en sucre… » Mon soupir et mon haussement d'épaules la faisaient s'accrocher à mon bras « Ne t'inquiètes pas nous ferons comme ta maman voudra... » Au premier coup d'oeil sur maman je sus que la partie était gagnée. Marie était digne de son fils chéri. Papa, l'oeil coquin, fut le premier à l'embrasser. Dans son coin, la mémé Marie, devait adresser en direct à la Vierge du même nom, un Je vous Salue Marie de satisfaction. Même la tante Valentine, d'ordinaire avare de compliments, dodelinait de la tête pour marquer son assentiment. »
L'agenda d'Himmler révèle son quotidien glaçant
Dîners, famille, discours et visites de camps de la mort: l'agenda de Heinrich Himmler, publié tout au long de la semaine par le quotidien allemand Bild, détaille avec une précision glaçante le quotidien de l'un des principaux acteurs de l'Holocauste.
Les notes dactylographiées, retrouvées en Russie en 2013, égrainent parfois au quart d'heure près l'activité frénétique de l'un des dirigeants nazis les plus proches de d'Adolf Hitler et organisateur de l'extermination des juifs.
Les documents «aident à mieux ordonner les événements et à comprendre qui a participé aux décisions du régime», explique à l'AFP Matthias Uhl, chercheur à l'institut historique allemand de Moscou, qui travaille sur les documents.
«Nous pouvons maintenant dire exactement avec quelle personne Himmler s'est entretenu chaque jour, où il était, et qui étaient ses plus proches conseillers», dit Matthias Uhl.
Il se mêlait de chaque détail
Les documents, retrouvés dans les archives du ministère de la défense russe, couvrent les années 1938, 1943 et 1944, et l'institut allemand compte en publier une version annotée fin 2017 ou début 2018. Les calendriers pour 1941 et 1942 avaient déjà été découverts en 1991 en Russie, où se trouvent plus de 2.5 millions de documents de la Wehrmacht. «On est choqué par le besoin de Himmler de se mêler de chaque petit détail», atteste Matthias Uhl.
A travers les documents, on découvre un homme proche de sa famille, tout en orchestrant l'horreur nazie. Le 3 janvier 1943, Himmler se fait faire ainsi un massage thérapeutique, participe à des réunions, téléphone à sa femme et fille, avant d'ordonner, vers minuit, la mort de plusieurs familles polonaises.
«Le nombre de contacts, ainsi que les tentatives de Himmler de gagner en influence, grâce à la SS, sur les instances importantes du parti, de l'Etat et de l'armée sont impressionnants», commente encore Matthias Uhl.
Étendre son pouvoir
Selon Bild, Himmler a rencontré plus de 1600 personnes entre 1943 et 1945. «Il essayait, au cours de la guerre, d'étendre son pouvoir», explique l'historien.
Les secrétaires de Himmler notaient aussi ses visites très régulières de camps: le 10 mars 1938, au lendemain d'une visite à Dachau, Himmler se rend à Sachsenhausen, en région berlinoise, avec le chef de la propagande nazi, Joseph Goebbels. Le 12 février, il inspecte le camp d'extermination de Sobibór.
«Himmler voulait avoir une démonstration de «l'efficacité» de l'extermination au gaz», détaille Bild.
Vie privée
Dans les extraits publiés par le quotidien, on retrouve aussi des aspects de sa vie privée. Comme le 3 mars 1943, lorsque après une série de rendez-vous et réunions il achève sa journée en «regardant les étoiles» de ohoo à 0h15.
«L'homme qui a planifié l'holocauste organisait sa vie privée avec obsession. Entre le gaz, les ordres d'exécutions et de milliers de rendez-vous, (il) s'occupait de sa famille, de sa maîtresse, de ses hobbies», relève Bild.
La chronique mensuelle de Michel Onfray | N°135 – Août 2016
LE DIABLE S’HABILLE EN PRADA -
Je retrouve pour dîner un vieil ami, le fils de ma libraire d’Argentan, qui vit au Japon et qui est de passage à Paris. Nous sommes à la brasserie Mollard qui a l’avantage d’être à côté de mon hôtel quand je dois venir chez les Jacobins.
Juste à côté de nous, un couple de jeunes chinois. Une petite trentaine. A eux deux, ils ont mon âge… Il a déjà la bedaine des gens repus, mais à son âge, son ventre est celui d’un héritier – c’est celui d’un autre. Elle a le corps d’une enfant et, de la tête au pied, porte des vêtements signés. Sur la table, un plateau de fruits de mer : elle casse les pattes du tourteau avec les dents. Ils photographient le plat, bien sûr. Il y a du vin blanc dans un seau, certes, mais aussi un verre de coca avec une rondelle de citron sur la table. Coca et bulot mayonnaise, c’est en effet le mariage du bon goût.
A leurs pieds, comme avec les sapins de Noël, des paquets en quantité débordent de sacs siglés : Chanel, Louis Vuitton, Saint-Laurent… Il y en a pour une fortune.
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Lettre ouverte aux candidats au djihad par Zineb El Rhazoui (*)
Avant ton grand départ, je voulais t’écrire comme on jette une bouteille à la mer, car je sais que tu ne lis pas. Je ne te connais pas, mais je sais beaucoup de choses sur toi. Je sais par exemple que tu n’es pas allé t’attabler ce matin avec ton Figaro Magazine sous le bras pour prendre ton café et saluer ceux de ton quartier. Tu me liras probablement en tapant djihad sur ton clavier, car c’est ainsi que tu procèdes. Ton moteur de recherche te proposera peut-être ma lettre parmi la longue liste de sites qui t’ont appris que le crime de masse était ton identité, que pour aimer ton Dieu, il fallait haïr les hommes.
Ton identité supposée, celle que tu penses avoir perdue et qui t’a fait entreprendre cette quête, c’est aussi la mienne. Lorsque nous étions enfants, puisque nous avons le même âge, je m’étonnais que tu m’appelles "cousine" quand je venais du bled pour passer mes vacances en France. Je trouvais alors que tu avais beaucoup de chance de vivre ici. Tu avais des droits que je n’avais pas, tu allais à l’école républicaine pendant que je vomissais les cours de religion obligatoires. Tu faisais du sport, alors que le terrain de handball de mon collège était un vaste champ de boue, et que la moitié de mes camarades de classe avaient renoncé aux cours d’éducation physique parce qu’ils ne possédaient qu’une paire de sandales en plastique. Toi, tu venais frimer en été avec tes baskets dernier cri, tu te soignais gratuitement dans des hôpitaux équipés, alors que seuls les plus nantis parmi nous pouvaient se payer des médicaments. Aujourd’hui, tu prônes la médecine mahométane dans des conférences en France, pays de l’hôpital public, tu conseilles de se soigner au Coran, au miel et à l’urine de chameau. Demande à tes cousins du bled, ils ont déjà essayé, ça ne marche pas.
Pourtant, tu te sentais exclu. Tu disais que tu n’avais pas eu les mêmes chances que les autres, et tu as oublié que nous, ceux du bled, n’avions jamais eu les mêmes chances que toi. Tu nous as donné beaucoup d’espérance, lorsque enfants, nous t’avons vu t’élever contre le racisme, revendiquer ton droit à l’égalité et à l’intégration. L’antiracisme est devenu un étendard d’espoir, nous avions alors cru à des lendemains républicains meilleurs, à une France qui serait enfin fière de sa diversité. Certains de tes "cousins" ont saisi l’air du temps, ils sont devenus fonctionnaires, enseignants, ministres, avocats ou policiers.
Lorsque tu as sombré dans la petite criminalité, ils t’ont trouvé des excuses pour mieux s’attirer le vote de tes pères. Pas moi.
Et toi, regarde-toi. Tu as fait de l’antiracisme non pas un combat pour l’universalité des droits, pour gommer les différences entre les citoyens d’un même pays, mais une petite lutte pour faire valoir ta portion congrue. A ta décharge, je reconnais que tu n’y serais jamais arrivé sans l’aide de certains politiques, pour qui l’antiracisme n’était qu’un slogan électoral. Ils ont fait de toi leur chasse-gardée, leur fonds de commerce. Ils t’ont expliqué que toi, né en France, tu étais différent et que tu le serais toujours, car c’est ainsi qu’ils te voient, pas moi. Moi qui fus ta cousine, je sais que tu n’es pas exclu ipso facto, mais que tu te complais dans cette posture pour mieux haïr. Ils t’ont appris que ce n’était pas la peine d’apprendre à l’école, car tu ne trouverais jamais de travail. Pendant ce temps, chaque jour, de nouveaux arrivants en France s’élevaient par le savoir. Ils t’ont ôté toute notion de mérite en te consacrant des quotas, convaincus que c’était le seul moyen pour toi d’intégrer les grandes écoles. Lorsque tu as sombré dans la petite criminalité, ils t’ont trouvé des excuses pour mieux s’attirer le vote de tes pères. Pas moi. Car je sais que si tous les hommes sont égaux en droits, ils le sont aussi en devoirs. Les politiques de ce pays t’ont expliqué que ta religion prônait la paix et l’amour, alors que ton imam t’expliquait qu’il fallait battre ta femme. Que dis-je? Tes femmes! Lorsque tu as arboré un accoutrement afghan pour revendiquer ton identité de Nord-Africain, ces mêmes politiques t’ont expliqué que tu avais le droit de te ridiculiser dans l’espace public, car il s’agissait de ta "culture". Moi, je sais que ce n’est pas l’habit qui fait l’Arabo-Berbère, l’Amazigh, qui dans la langue de Jugurtha, veut dire l’homme libre.
Tes droits, tu les as toujours obtenus en français, et pourtant, tu hais cette patrie.
Sais-tu au moins ce que le mot djihad veut dire avant d’y aller ? Toi qui baragouines l’arabe depuis que tu appliques à la lettre la foi de Mahomet ? Je gagerais que non. Ton arabe, celui que j’ai tété du sein de ma mère, ce dialecte que parlent tes parents et que tu n’as jamais appris, ne connaît pas ce mot. Tu n’as jamais eu à défendre tes droits en arabe. Tu n’as jamais eu à répondre à ton agresseur parce que tu es une femme, tu n’as pas eu à corrompre un fonctionnaire pour te délivrer ton acte de naissance, ni à expliquer à un policier ce que tu fais avec ta petite amie, ni à chanter les louanges d’un dictateur, ni à supplier à l’entrée d’un dispensaire pour que l’on daigne te soigner. Tes droits, tu les as toujours obtenus en français, et pourtant, tu hais cette patrie. Djihad veut dire effort, mais quel effort as-tu déjà fait avant de te résoudre à faire celui de la guerre? Ton islam à toi, celui que tu penses être ton identité retrouvée, n’est qu’une maladie mentale, une nécrose de la raison, une défaite de ton humanité.
Lorsque tu cesseras de te faire passer pour une victime alors que tu es ton propre persécuteur, lorsque tu accepteras d’être enfin ton seul maître, et non le mercenaire et l’esclave d’une idéologie qui te méprise tout autant que ces politiques qui ont fait de toi le parent pauvre de la République, je pourrais te dire, moi ta lointaine "cousine" du bled, comment faire pour t’intégrer en France tout en retrouvant enfin ton identité. Pour l’y avoir étudiée, je pourrai te démontrer que ta langue, l’arabe, est remarquablement enseignée dans notre pays. Je t’apprendrai que Paris est la capitale de la culture arabe, celle qui n’a pas droit de cité sous les cieux de nos dictatures. Je t’emmènerai voir des spectacles d’artistes arabes qui ne peuvent plus se produire dans leur pays à cause de tes idéologues. Je te montrerai que la France est aussi la Mecque de ceux parmi nous qui défendent les droits humains dans des pays qui les violent allègrement. Si tu es encore parmi nous, tu verras qu’il est possible de renouer avec ton identité perdue, tout en étant plus français que jamais.
Z.E.R.
(*) Zineb El Rhazoui est journaliste à Charlie Hebdo. Rescapée de la tuerie du 7 janvier 2015, Zineb El Rhazoui est l’une des femmes les plus protégées de France et vit depuis 2009 sous protection policière en raison de ses propos sur l’islam. Née à Casablanca, au Maroc, en 1982, elle est diplômée de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et titulaire d’une maîtrise en sociologie des religions.
Source : Le Figaro du 25 juillet 2016.
« L'erreur de l'Europe est de penser l'islam sur le modèle du christianisme »
Opinion | Quelles sont les sources théologiques dans lesquelles l'État islamique puise ? Comment peut-on continuer à appréhender la religion musulmane à travers le prisme du christianisme ? | Par Rémi BRAGUE, de l’Institut, professeur émérite à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, spécialiste de la philosophie médiévale arabe, membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More | Publié par Le Figaro, 19 juillet 2016
Mohamed Lahouaiej Bouhel, à en croire ses proches, n'avait pas le profil d'un djihadiste. Le ministre de l'Intérieur a parlé de « radicalisation express ». Que vous inspire cette réflexion ?
Pas mal de perplexité. Dans le cas précis du tueur niçois, nous ne sommes pas encore totalement au clair sur ses motivations. Et, quel que soit le rythme auquel elle s'opère, la « radicalisation » n'est pas une notion claire. Il faudrait d'abord se mettre d'accord sur ces « racines », auxquelles le mot renvoie. Pourquoi retourner aux racines devrait-il mener au crime ?
La vie de l'individu (viveur, buveur d'alcool, danseur de salsa) témoigne de son éloignement de l'islam. Les hommes du 11 Septembre étaient aussi, en apparence, des « Occidentaux » dans leur mode de vie. Comment expliquer cette schizophrénie ?
Il faudrait d'abord vérifier les déclarations de ceux qui parlent de cet individu. Bon nombre de ceux qui se sont fait exploser ou ont tué sont présentés après coup comme de gentils garçons serviables et sans problème, voire, suprême compliment, jouant au foot... Schizophrénie ? Peut-être pas... Il se peut que la pratique d'un djihad violent soit aussi, pour certains, une façon de « se faire pardonner » une adaptation trop facile à des mœurs occidentales jugées corrompues, voire de se punir soi-même de ces compromissions. Se faire exploser est plus rapide qu'entrer dans un processus long et pénible de conversion.
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Ce que n’ose pas encore dire Sarkozy par François Bazin
"Les arguties juridiques" dénoncées par Nicolas Sarkozy après l’assassinat du prêtre de Saint-Etienne-du-Rouvray ne sont rien moins que des règles d’ordre constitutionnel. A ce titre, les mots choisis par le président des Républicains sont à la fois dangereux et indécents. On ne les retrouve pas dans son interview au Monde et c’est heureux. Les propositions avancées dans cet entretien précisent les intentions d’un ancien chef de l’Etat qui aspire à le redevenir. Ce qui est logique et normal dans un débat démocratique digne de ce nom, même si le projet qu’elles dessinent attentent, en bloc et en détails, à ce qui en constitue le fondement.
Les institutions de la Cinquième République ne sont pas un bloc intangible. Elles peuvent être modifiées. Elles l’ont été à de nombreuses reprises. François Hollande avait d’ailleurs souhaité qu’elles le soient à nouveau au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 sur l’état d’urgence et la déchéance de nationalité. Ce n’est pas parce qu’il a échoué dans cette tentative sous les tirs croisés d’une partie de la gauche et d’une fraction de la droite que toute tentative de révision doit être exclue par principe, dans un avenir proche.
De ce point de vue, Laurent Wauquiez est plus explicite et plus franc que Nicolas Sarkozy quand il suggère aujourd’hui, dans Le Figaro, d’«adapter» notre loi fondamentale aux exigences de la lutte anti-terroriste telle qu’il la conçoit. Sur la présomption d’innocence, via le sort réservé aux fichés S, la droite ne pourra pas avancer demain, si elle revient au pouvoir, qu’en modifiant le préambule de la Constitution qui se réfère explicitement à la déclaration des droits de l’homme de 1789. Rien ne le lui interdit à condition, bien sûr que cette révolution juridique soit validée par le peuple français, selon les procédures qui sont celles de notre démocratie. En l’occurrence, on imagine mal que tout cela ne passe pas par un référendum, en bonne et due forme.
Le jeu de l’émotion dans un calcul politique
Là est la vraie limite de cette stratégie du «toujours plus» qui sert de boussole à la droite depuis quelques semaines. Dans un premier temps, au lendemain de l’attentat de Nice, elle n’a eu pour seul objectif que de casser les réflexes d’unité et de rassemblement qui s’étaient manifestés dans la rue en janvier 2015, après Charlie et l’Hypercacher, puis, en novembre, au congrès de Versailles, après la réplique du Bataclan. Pour parvenir à ses fins, elle a utilisé toutes les armes de la polémique, fussent-elles les plus basses, face à un pouvoir d’autant plus faible qu’il ne dispose plus de bases politique suffisantes pour lui assurer une crédibilité minimale, au sein d’une opinion taraudée par la peur.
Christian Estrosi et, sur un mode mineur, Éric Ciotti, ont été les artisans de cette politique insensée, dictée par le court-terme, qui vise à rendre tout gouvernement, par nature, non pas responsable mais coupable de la moindre action terroriste sur le sol national. Sans doute fallait-il des hommes de sac et de cordes pour en arriver là. Mais comment ne pas voir qu’on ne peut à la fois admettre que le pays est «en guerre» pour longtemps tout en s’en prenant par principe et à la moindre occasion à l’action de ceux qui sont chargés de la mener?
Sur de telles bases, on souhaite du plaisir à quiconque prétend aux plus hautes fonctions de l’Etat alors que chacun sait bien que face au terrorisme le risque zéro, hélas, n’existe pas. Personne n’a jamais contesté qu’on puisse faire mieux dans ce combat-là. Mais ce n’est pas faire preuve d’on ne sait quel «fatalisme» que de dire aux Français qu’il ne sera pas gagné de sitôt. Le profil du tueur de Nice montre en tous cas combien il est illusoire de tout prévoir et de tout surveiller. Si la droite s’est saisie de ce drame pour faire le procès du gouvernement, c’est d’abord par calcul. Derrière l’émotion du moment, il y avait une intention déclinée de sang-froid.
On remarquera au passage que les leaders les plus «modérés» de la droite n’ont pas su résister à cette stratégie de délégitimation systématique, dictée par des enjeux liés à la future primaire de l’opposition. Alain Juppé a ainsi montré sa faible capacité de résistance aux ultras de son camp. Le maire de Bordeaux est peut-être «droit dans ses bottes» mais celles-ci sont en caoutchouc. S’il devient un jour Président, ce n’est pas ainsi chaussé qu’il parviendra à ne pas être, à son tour, un de ces «petits bouchons» ballotés par les frondeurs de tous poils.
Le chef des «Républicains» s'attaque aux traditions ... républicaines
Pour sortir de ce piège qu’elle a elle-même creusée, il fallait donc que la droite, par la voix de ceux qui, dans ses rangs, conservent un sens minimum de l’Etat, sache trouver autre chose que des coups de dagues destinés à faire tomber, un jour le ministre de l’Intérieur, un autre le Premier ministre, et à interrompre de facto le mandat du Président, neuf mois avant son terme. Nicolas Sarkozy s’y emploie à sa façon. A chaque attentat, depuis un an et demi, il procède de la sorte.
En janvier 2015, il n’avait rien trouvé mieux que de proposer une révision… du régime d’heures supplémentaires des policiers. En novembre 2015, il avait expliqué, au grand dam d’Alain Juppé, que «solidarité» ne signifiait pas «unité» avant de suggérer, face à un Président attentif, l’armement permanent des forces de sécurité ainsi que la déchéance de nationalité. Cette fois-ci, il s’engage sur un terrain qu’il avait jusque-là évité, en dépit des pressions de certains de ses proches, tel Laurent Wauquiez.
Dans l’arsenal sarkozyste, figurent désormais des mesures qui visent à créer, sur le plan juridique et pratique, ce qui ressemble trait pour trait à un Guantanamo à la française. Ce faisant, il répond aux injonctions d’une partie de la droite qui n’hésite plus à parler de la nécessaire «israélisation» de nos politiques anti-terroristes, sans d’ailleurs voir que ni les Etats-Unis, ni même Israël, n’ont su dresser les barrages qui les mettent à l’abri du moindre attentat. Ces politiques ne sont pas en soi illégitimes. On peut les défendre dans le cadre d’un débat politique démocratique. De même qu’on peut les combattre en notant qu’elles remettent en cause ce qui constitue le cœur de nos traditions judiciaires et, au-delà, de nos traditions républicaines.
Il n’est pas anodin que les révisions que ces projets impliquent renvoient à la déclaration des droits de l’homme de 1789. Si Nicolas Sarkozy préfère, pour une fois, ne pas aller jusqu’au bout de son raisonnement et que Laurent Wauquiez choisit d’euphémiser son propos en ne parlant que d’«adaptation» de la Constitution, n’est-ce pas aussi parce qu’ils mesurent l’ampleur du saut qu’ils proposent? «Le discours de la gauche ne correspond plus à la réalité», vient de dire le président des Républicains dans son interview au Monde. La question est maintenant de savoir si le nom de son parti est lui aussi conforme à cette réalité. Elle sera, quoiqu’il arrive, au centre de la campagne de la prochaine présidentielle et, après tout, au point où on en est, c’est très bien ainsi.