Les chefs de cave ont la cote en Champagne, y’en a même un qui m’écrit des lettres bien tournées si bien qu’au début j’en étais flatté jusqu’au jour où je me suis aperçu que certains de mes petits camarades les publiaient telles quelles. Je connais mal la Champagne vu que, lorsque je tenais les manettes, je mettais systématiquement le cap vers le Sud, là où se situaient les emmerdements. À l’est la seule Champagne qui me préoccupait, c’était Champagne des céréales, donc toute mon éducation en effervescence restait à faire et comme je ne suis pas très doué, genre ignare qui fait genre, le recours aux lumières de chefs de cave s’imposait. J’en ai fait part à un vieil ami de Rocardie, dont je tairais le nom afin de ne pas le compromettre, et il me fit préparer une petite expédition dans deux grandes maisons, filles de son grand groupe. Je n’en dirai pas plus.
Au petit matin direction Reims, 40 mn en TGV, et je trouvais le moyen de retrouver un ancien du 78 rue de Varenne, devenu préfet avec qui j’avais bien aimé travailler. Comme je fais dans le mystère je tairais aussi son nom car son frère fut Ministre de la Défense. Nous avons pris un café. La gare Champagne-Ardenne était ventée mais je ne me suis pas envolé. La grande maison, en pleine ville, a des allures de village-rue. Il y a le dessus mais surtout le dessous : vaste réseau souterrain où les flacons « mûrissent ».
Première station : dégustation de vins clairs avec le chef de cave de cette grande maison. Un détail, en attendant le départ du TGV j’avais eu le temps de lire les pages 71 à 75 du petit opus de JP Kauffmann Voyage en Champagne. Le chef de cave de l’époque de cette grande maison où j’allais lui confiais « Le chardonnay de Cramant, c’est une belle princesse un peu folle, elle déborde de dons. Le chardonnay d’Avize, c’est sa demoiselle d’honneur, c’est une personnalité sérieuse, ferme et raisonnable. Verzenay c’est l’exubérance et la force, le muscle en quelque sorte qui vient corriger Aÿ. Le pinot noir d’Aÿ est plus fondant, il arrondit les angles. Aÿ est le trait d’union entre la fougue des noirs et l’orgueil des blancs ».
L’assemblage : vaste programme ! Je fus un élève sérieux. J’ai même pris des notes, goûté aussi. Le professeur Pitte, grand érudit, le souligne avec sa classe habituelle « Le champagne c’est l’assemblage des cépages – les trois grands sont le chardonnay, le pinot noir et le pinot meunier, et aussi l’assemblage de crus, de villages et de parcelles, de façon à obtenir un équilibre. Car le champagne provient d’une région où il fait froid tôt à l’automne et où le printemps est tardif. . Il est né pendant le petit âge glaciaire (entre 1400 et 1850 environ, caractérisé par des températures moyennes plus fraîches, avec des répercussions sur la vigne), à une époque où le raisin mûrissait difficilement. »
Ainsi j’ai effleuré l’art de l’assemblage sur une paillasse de laboratoire. Ensuite, nous avons déjeuné et on m’a fait sabrer le champagne. Même que votre Taulier a été pris en photo mais cette fois-ci vous ne retrouverez pas le cliché sur Face de Bouc. Après le café direction Épernay « au cœur du vignoble qui la cerne de toute parts et lui interdit de s’étendre, la ville assoupie au creux de la Marne est bien la principauté du champagne. » écrit JPK. Nous empruntons l’avenue de Champagne, récemment relookée, « autrefois avenue de la Folie, où l’aristocratie du bouchon à pignon sur rue. » L’avenue la plus buvable du monde selon Winston Churchill grand amateur de Pol Roger ; « à sa mort, en 1965, la maison imprima un liseré noir sur les étiquettes à destinées à l’Angleterre. »
On me pose dans une charmante maison bourgeoise. Je mitraille. J’oubliais, avant de partir de Reims j’ai visité la chapelle Notre-Dame de la Paix dite la chapelle Foujita le peintre japonais converti au catholicisme en 1959. Avec son parrain René Lalou il décide de faire élever une chapelle de style roman dédiée à la Vierge. Il en conçoit les plans et toute la décoration : 200 m2 de fresques, technique qu’il aborde pour la première fois. Simplicité et richesse du coeur, Foujita ne cède pas à la mode, il reste lui-même. Émouvant.
Moi qui suis chineur, j’admire le mobilier Belle Époque de la résidence où je vais dormir. Mais l’heure n’est pas à buller mais à comprendre les bulles. Tout de même j’ai une pensée pour Bernard Stasi qui fut maire d’Épernay de 1970 à 2000. Souvenir d’un voyage à la Réunion pour y accueillir le Pape Jean-Paul II avec lui et son épouse qui accompagnaient, avec d’autres élus, Michel Rocard. Le 6 février 1986, à l'occasion d'un débat avec Jean-Marie Le Pen sur France-Inter, il lui lance : « Je n’ai pas les mêmes convictions que vous ». Celui-ci lui répond: « C’est un peu normal, puisque vous êtes fils d’immigré et vous n’avez été français qu’à l’âge de dix-huit ans ». Stasi réplique aussitôt: « Vous avez le culot de me dire qu’en tant que fils d’étranger je n’aurais pas le droit de faire de la politique ? », Le Pen conclut « Je crois que c’est une question de bon goût ». Après la chute de mur de Berlin, Jean-Marie Le Pen revint à la charge : « Quand on s’appelle Stasi, on fait comme le parti communiste, on change de nom ».
Rassurez-vous je reviens au champagne. Le chef de cave de cette illustre maison est un homme charmant, discret, précis. Nous dégustons toutes les cuvées de la maison. Je lui avoue ma méconnaissance des champagnes de sa maison, ils sont d’une belle et grande finesse, peu agressif, droit, aux bulles fines. Les bulles, les bulles, toujours les bulles… j’y reviens car dans son émission Concordance des temps de 11-12h Jean-Noël Jeanneney sur France-Culture, le 31 décembre 2012, Champagne, ce soir et toujours ,link s’étonnait que des scientifiques aient dénombrés – j’ignore comment, avouait-il – jusqu’à deux millions de bulles dans un verre de champagne.
Moi lorsque j’entends causer de millions de bulles je sors mon Gérard Liger-Belair, le physicien qui pétille :
« Le cœur du champagne, c'est la bulle » proclame-t-il !
Ce spécialiste mondial de l’effervescence qui officie à l’Université de Reims ose affirmer que sans bulles le champagne ne serait pas un très bon vin. Il suffit de goûter les vins clairs pour le vérifier.
« Les bulles vont sculpter la « sensation » du vin - trop de bulles est désagréable, trop peu décevant - et ce sont elles qui vont activer les récepteurs de dioxyde de carbone (CO2) sur la langue qui vont envoyer de très légers signaux d'excitation au cerveau. »
Avec lui GLB c’est la BVG : la bulle à grande vitesse qui va éclater à la surface du champagne en un « jet de Worthington », exploser, creuser un petit cratère « qui va se refermer en éjectant un filet de liquide, et ce filet de liquide va se casser en gouttelettes » Ainsi GLB avec son équipe a calculé « combien de gouttelettes par bulle, jusqu'où elles remontent - jusqu'à une dizaine de centimètres -, quelle est la quantité de liquide qui va s'évaporer, le rôle de la bulle comme exhausteur d'arôme »
Si vous voulez en savoir plus lisez Voyage au cœur d'une bulle de champagne de Gérard Liger-Belair et de Guillaume Polidori chez Odile Jacob 30€
Reste une importante question pour les profanes : « Faut-il boire le champagne dans une « flûte », ou une « coupe » ?
Réponse scientifique « Une chromatographie en phase gazeuse a ainsi montré qu'une coupe perd son CO2 au moins un tiers de fois plus vite que la flûte. Donc, sauf à boire très rapidement, la précieuse effervescence est perdue. »
Réponse esthétique « Je crois. Il est plus judicieux de boire le champagne dans des flûtes plutôt que dans des coupes. Pour l'aspect visuel d'abord : la beauté des bulles et de leur trajet est plus visible. Pour les arômes ensuite : la grande surface de la coupe fait que les arômes sont dilués alors que dans la flûte ils sont concentrés. »
Conseil : « Il faut aussi verser le champagne en inclinant la coupe. Je me suis fait taper sur les doigts en affirmant cela, mais c'est un fait scientifique ! Quand vous versez une boisson gazeuse dans un verre incliné les turbulences sont réduites et le liquide libère beaucoup moins vite son CO2. C'est un effet mécanique : vous gagnez de l'effervescence en servant le champagne comme une bière. »
Enfin sachez que :
1-« moins il y a de gaz, plus les bulles vont être petites »
2- le panache qui se forme quand on ouvre une bouteille de champagne n’est pas composé de gaz carbonique. Il est formé d'eau et d'éthanol. « C'est un phénomène identique à la vapeur d'eau qui se condense pour former les nuages. A l'ouverture de la bouteille, la décompression du gaz dans le col fait baisser la température et forme ce mini-nuage. »
3- « il n'y a aucune corrélation scientifique entre la finesse des bulles d'un champagne et ses qualités aromatiques et gustatives. De même, on ne peut pas reconnaître un champagne à la régularité de son effervescence. C'est une légende urbaine car ça n'a aucun sens en mécanique des fluides. »
J’ai bien dormi dans monGuimard. Me suis levé au petit matin. Me suis douché. J’ai un petit-déjeuner et suis parti à pied à la gare d’Épernay qui est tout près. Suis monté dans l’Intercités qui venait de Châlons-en-Champagne. En 1h 20 nous rejoignions la gare de l’Est sous un ciel bas et gris. Avant d’arriver j’ai de nouveau feuilleté mon JPK qui dans son avant-dernière page qu’il a écrit en septembre 2011 notait « quand on songe que l’effervescence est provoquée dans une flute par des fibres de cellulose laissées par le torchon utilisé pour essuyer le verre après lavage, il y a de quoi être émerveillé par le miracle champenois… le physicien Gérard Liger-Belair a démontré que les bulles naissent à partir d’impuretés ou de légères imperfections à la surface du verre. Une flûte idéalement rincée, exemplairement lisse ne produirait aucune effervescence. »
Comme je suis taquin, chers amis tendance nature et tout et tout, avant de servir un champagne bio assurez-vous que le torchon qui vous sert à essuyer vos flutes est en coton bio sinon le statut de l’effervescence en serait troublé. Désolé ! Merci aux deux chefs de cave de leur patience, de leur compétence discrète, il ne me reste plus, si d’aventure je progressais dans l’art de l’effervescence, à me lancer dans une belle tournée, une grande campagne dans le style de celles qu’entame chaque année notre Jacques Dupont au pays du champagne, des champagnes. Pour l’heure je me sens encore un peu trop tendu pour accomplir cette tâche et je risquerais de me perdre corps et biens.
Je m’étais lancé un petit défi avant de rédiger cette chronique : lequel à votre avis ?
A bientôt donc… et merci à Jean-Paul Kauffmann pour son aide précieuse… au Pr Pitte et à France-Culture qui m’a permis d’accoucher de cette mystérieuse petite chronique.
Humphrey Bogart et Ingrid Bergman dans un film devenu culte de Michael Curtis 1943 : lequel et quelle marque de champagne ?