L’internet rend-il bête ? Raffaele Simone a consacré en 2010 un livre entier à essayer de répondre à cette question, non dénuée de sens. Ironique, Seb Musset sur son blog Tout est politique pose une question aussi provocante Les blogueurs sont-ils des cons ? link à l’adresse d’Éric Mettout rédacteur en chef à l’Express.fr. Michel Serres, un des rares philosophes contemporains à proposer une vision du monde qui associe les sciences et la culture, parle des petites poucettes qui sont « plutôt des filles entre un et trente-deux ans… Ce n’est pas la génération née « avec » le numérique, elle vit « dans » les nouvelles technologies. La population qui est extérieure à ce phénomène, comme moi, elle travaille « avec » ces techniques. Eux vivent « dans ». Il y a là une différence de vision qui, à mon avis, va changer la face du monde. Il peut naître une nouvelle démocratie. Les voies du virtuel sont ouvertes. »
Profusion, confusion, le temps que nous vivons est caractérisé « par une ubiquité des médias qui n’a aucun équivalent » écrit Raffaele Simone dans son dernier livre « Pris dans la Toile » l’esprit au temps du Web le débat chez Gallimard. 18,90€. Des médias de toute nature partout : sur nous, dans la rue, sur le lieu de travail, dans les transports, les espaces publics ou privés, magasins, gares, hôpitaux, banques… etc. Nous trimballons sur nous du hardware et du software : téléphones portables, ordinateurs connectés à la Toile, tablettes, appareils photo, webcams d’un côté ; applications qui peuvent fonctionner sur ces derniers, forums sociaux, programmes divers et variés de l’autre.
« Cela signifie aussi, plus radicalement, qu’il n’existe aucun point du globe où nous puissions vraiment être seuls, isolés, dans le silence. Même si ce lieu existait, il y aurait quand même au-dessus de nos têtes un satellite pour nous photographier et pour ensuite envoyer les images qu’il filme (y compris de nous-mêmes) sur Internet. » note Raffaele Simone qui souligne un autre aspect important du phénomène : celui des contenus. « L’ubiquité des médias a rendu accessible à toute personne, de n’importe quel pays et credo politique ou religieux et de n’importe quelle culture, des contenus auparavant incessibles et introuvables : informations, savoirs, images, sons, textes. Il s’agit de connaissances de tout niveau, courantes et génériques aussi bien que spécialisées. »
Cette convergence d’une pléthore de médias est désormais triomphante et irrésistible. Elle est pour l’heure concentrée dans le Smartphone qui est tout à la fois : téléphone, ordinateur, terminal télématique, terminal radio et télé, appareil photo et webcam, navigateur GPS… Je rappelle ici ma petite chronique sur Twitter véritable fil d’informations à qui sait choisir ses abonnements « Du télescripteur à Twitter : sous mes yeux le fil du monde… » link
Raffaele Simone met en avant que ce flux immense à « mis en branle un exceptionnel processus d’ « exaptation ».
Qu’est-ce l’exaptation ?
« Le terme qui provient de la biologie, est un clin d’œil évident au mot adaptation, le processus par lequel « la fonction créé l’organe ». Dans l’exaptation c’est le contraire qui se produit : des fonctions et des besoins auparavant inexistants surgissent et deviennent même pressants dès qu’un moyen technique capable de les satisfaire est rendu disponible. De cette manière, le nouvel organe, qui peut être né par hasard (par exemple, à la suite d’une invention industrielle), engendre à partir de rien des tendances, des besoins et des contraintes nouveaux. L’ubiquité des médias produit un réseau d’une telle densité qu’elle donne lieu, chez leurs utilisateurs, à une gigantesque chaîne d’exaptations.
La quantité de besoins que l’on fait surgir est telle qu’il est difficile d’en donner une explication en quelques mots. Le besoin de parler au téléphone avait-il été réprimé pendant des siècles ou bien est-il né ex novo de la disponibilité d’appareils mobiles économiques ? Dans quelles profondeurs de l’homme était caché le besoin spectaculaire de communiquer que l’on observe dans le monde entier depuis que le téléphone portable existe, La nécessité de s’envoyer des messages SMS (des milliards et des milliards chaque jour autour de la planète) reposait-elle insatisfaite au fond de l’inconscient ou bien a-t-elle été créée de toutes pièces par la disponibilité d’une ressource technique ? Le besoin d’écouter de la musique en tout lieu et à chaque instant était-i réprimé par la violence ou bien a-t-il été induit ex novo par la création d’appareils portables qui permettent d’emmagasiner et d’écouter de la musique ?Le besoin de voir et de se faire voir en ligne par les autres était-il caché dans les profondeurs obscures de l’esprit, en attendant de s’exprimer, ou bien sa naissance est-elle due à l’explosion planétaire de la photographie numérique ? (désormais permise au moyen de n’importe quel dispositif : appareil conçu exprès, téléphone portable, webcams, tablettes, etc.) ?
Je crois que la bonne réponse à toutes ces questions est celle que j’ai indiquée chaque fois en second. S’il en est ainsi, la modernité technologique a donné lieu à une gigantesque exaptation de l’espèce. »
Noter environnement quotidien a été radicalement bouleversé : nombre objets et usages courants à une époque récente ont disparus ou sont en déclin.
- Les agences de voyages,
- Les cabines téléphoniques,
- L’utilisation du téléphone dans les hôtels ont presque disparu,
- Les jetons, répertoires professionnels, annuaires sont aux abonnés absents,
- Les boutiques de développement et de tirages de photographies se sont évanouies,
- La rédaction de lettres manuscrites est pratiquement oubliée,
- Les librairies sont réorganisées en profondeur,
- Les disques musicaux sont presque éliminés,
- Les agences bancaires ont toujours moins de clientèle…
Exit ou presque de Kodak, de Newsweek papier, de Virgin, déclin de la FNAC, difficultés de la presse papier et pour nos chers critiques de vin leurs guides papiers qui vont bientôt sombrer dans le néant…
Raffaele Simone analyse donc dans son livre comment la primauté de l’image et de l’écran induit un fonctionnement synthétique et passif de l’esprit et remet en cause une acquisition intellectuelle majeure de l’humanité que l’écriture avait apportée : la vision alphabétique, qui stimule l’intelligence et la réflexivité. La « culture numérique » tend à substituer à la réalité un spectacle permanent où les simulacres l’emportent.