J’ai longuement hésité.
Sur cet espace de liberté, chacun sait d’où je viens, ce que j’ai fait dans la vie, ce que je suis, mais je ne me risque jamais sur le terrain de la stricte politique, celui de l’affrontement partisan. Bien sûr je m’intéresse à la vie de la cité, je suis partie prenante aux débats, j’y prends ma part sans faire preuve de prosélytisme, du moins je l’espère. Mais au-delà des choix politiques, économiques, philosophiques ou religieux, il y a un noyau dur de notre vie ensemble, le respect de valeurs essentielles, sur lequel j’estime qu’il est impossible de transiger. Depuis des mois je me sens mal à l’aise face à la libération de certaines paroles de plus en plus nauséabondes.
J’ai honte.
Que faire ?
Que dois-je faire ?
Si je me suis décidé à publier l’interview de Robert Badinter aux Inrocks c’est que cet homme est courageux. Je l’ai vu plaider en 1981, à la tribune de l’Assemblée Nationale, avec passion et justesse, l’abolition de la peine de mort. Faut-il rappeler que l’opinion publique était alors majoritairement contre. Et pourtant, même si le débat a été vif, je l’ai suivi dans son intégralité, il y eut des orateurs éloquents parmi les abolitionnistes : Raymond Forni (PS), Guy Ducoloné (PC), Philippe Seguin (RPR), parmi d’autres. L’abolition a été votée par la totalité des députés de gauche, par un tiers des députés de l’UDF et un quart du RPR, dont Jacques Chirac. La loi a été votée par le Sénat, très hostile au gouvernement de la gauche, dans les mêmes termes que l’Assemblée nationale.link
Pour moi ses réponses sont parole de sage et elles disent, bien mieux que je ne saurais le faire, ce qui agite le corps social de notre pays. Elles devraient servir à alimenter une réelle réflexion, à sortir des pures invectives, des affrontements stériles, à débattre réellement sur notre capacité à nous en sortir ensemble. C’est mon souhait le plus ardent.
Enfant de la paix retrouvée je redoute pour mes enfants, et nous tous, l’état de guerre intérieure larvée que nous vivons. Plus qu’une recherche de responsabilités, celle des autres bien sûr, de la désignation de bouc-émissaires, l’important est d’exercer pleinement notre responsabilité individuelle au lieu de nous abriter trop facilement sous le paravent du collectif.
« La peur ronge notre société », disiez-vous récemment. A quoi tient cette peur selon vous ? Peut-on la conjurer ?
Robert Badinter - Il y a une angoisse permanente chez nos concitoyens ; cette peur, constante, s’explique par la présence de 4,8 millions de chômeurs, à temps complet ou partiel. Dans beaucoup de foyers, on redoute de perdre son emploi, de n’en plus retrouver, on s’inquiète pour l’avenir des enfants, pour le sort du conjoint. Si vous regardez l’histoire de la République depuis 1977, toutes les élections nationales ont été perdues par le parti au pouvoir, le chômage ne cessant de progresser. J’appelle cela la loi de l’insomnie : vous êtes fiévreux, vous ne dormez pas, vous passez la nuit à vous retourner, du côté gauche puis du côté droit, toujours en vain. Le corps social français est atteint de la maladie du chômage. Vous avez donc l’inquiétude, et pire encore, une mélancolie profonde. « Cela ira encore plus mal demain qu’aujourd’hui. » C’est le sentiment de fond de la société française.
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