De cette soirée je n’ai plus guerre de souvenirs, Luc le belge doté d’une vertigineuse descente assaisonnée d’un maniement pointu de la dialectique me saoula. Le bougre, en costume trois pièces anthracite lustré sur chemise blanche en tergal dotée d’une lavallière cramoisie, dès que je posai mon cul sur le haut tabouret du bar me confia d’un air contrit qu’il était le représentant des champagnes Mercier pour l’Amérique latine. Son problème, et les problèmes il les collectionnait comme d’autres les timbres postes, c’est qu’il abhorrait le mousseux de Reims, surtout le demi-sec fort à la mode en ces contrées andines. Alors nous carburâmes au whisky. Je déteste ce breuvage au goût de punaise mais mon état m’inclinait à boire n’importe quoi. Sans même s’inquiéter de qui j’étais Luc le Belge embrayait sur l’amour de sa vie le père Léon Trotski. Intarissable, je le laissais s’épancher sur la révolution permanente sans évoquer mon aversion pour les petits cons se réclamant de la IVe Internationale qui m’avaient fait chier lorsque je me bousillais les mains sur les chaînes du quai André Citroën. Mon seul regret c’est qu’en ces années 70 Sharon Stone n’avait pas encore manié le pic à glace car ça m’aurait permis de le vanner. Le barman, comme tous les loufiats un chouïa indics, pointait ses grandes oreilles en notre direction tout en faisant semblant de récurer ses verres. Deux pouffiasses peroxydées nous zieutaient en battant de leurs faux-cils noirs qui me faisaient l’effet de mygales en rut. Le long flot verbal alambiqué du belge conjugué au jus d’alambic écossais m’enfonçait doucement dans un magma de plus en plus visqueux, tiède et putride. Pour lui faire plaisir je pissais dans un seau à champagne placé à l’à pic de mon tabouret. Ensuite je ne sais plus.
Mon éveil s’apparenta à un violent mal de mer dans un lit de palace. Toutes mes écoutilles grinçaient. Je me sentais guenille en charpie. Ma première tentative de mise sur pied se solda par un affaissement sur la descente de lit. Jambes de coton, bouche fétide, je rampais jusqu’au bidet où je dégobillais. Tout mon corps suintait d’un jus jaune. J’étais à poils. Mon crâne éclatait sous des coups de masse portés sur des coins d’acier luisants. Du café ! Retour à quatre pattes jusqu’au téléphone : j’appelais le service « un broc ! ». Demi-tour, la douche glacée, je braillais comme un goret. Des spasmes, des frissons monstrueux, le garçon d’étage me contemplait comme si j’étais un spectre. J’étais un spectre emmitouflé dans un peignoir blanc. Le café brûlant empestait le gland. Un bain bouillant coulait en faisant gémir la tuyauterie, de la bile coulait aux commissures de mes lèvres, en miettes je coulais en maudissant le ciel et le roi des Belges. La mer se calmait. Impression agréable d’un grand ménage de printemps, récuré, astiqué, vidé, je planais dans une béatitude langoureuse. On frappait. Éva entrait. Je bandais sous le drap tendu. Elle s’asseyait sur le bord du lit et m’annonçait que mon compagnon de libation venait de se faire faucher par un camion militaire en traversant Huerfanos. Ma tête pensait « Mort d’un commis voyageur », Arthur Miller, death of a salesman, pauvre Willy Loman ; mes mains pensaient « je vais lui enlever sa petite culotte » ; Éva me demandait si je souhaitais récupérer la malle de démonstration de Luc le Belge ; mon esprit louvoyait entre la compassion et le dégoût de moi-même. J’optai pour l’hommage à mon compagnon d’un soir : jeter à bas le capitalisme. Ce fut fait sans passion mais avec rage.
Nous le mîmes dans un cercueil plombé que nous l’embarquâmes sur un cargo mixte en partance pour Rotterdam. J’éclusai le stock de Mercier demi-sec tout en me consacrant, tel un Papon des Andes, sans état d’âme, à ma nouvelle mission : l’organisation de la grande grève des camionneurs d’octobre 1972 qui verra 70 000 camions, des milliers d’autobus cessé de rouler, alors que les petits commerces baisseront leur rideau de fer. Bloquer ce pays tout en longueur, paralyser les usines, tarir les exportations, affamer le pays... Moine civil, tel un fonctionnaire zélé je planifiais le grand bordel sous la haute autorité des barbouzes et des culottes de peau américains. Je n’y mettais ni entrain, ni bonne volonté, simplement donner le change pour le soir aller goûter un repos bien mérité dans les bras de Francesca. Pour protéger mes arrières la belle, pleine de ressources, me logeait avec ses domestiques. Éva fermait les yeux. Les époux Sepúlveda faisant chambre à part nous faisions lit commun jusqu’à l’aube dans le lit même de Francesca. Après l’amour je lui parlais du complot. Elle m’écoutait en posant sa tête sur ma poitrine plate. Fataliste je lui confiais que de toute façon le régime tomberait comme un fruit mûr car les mineurs avec leurs débrayages, leurs grèves à répétition précipitaient le pays dans un désastre programmé. Même l’appoint, en novembre 1971, de Castro lorsqu’il vint au Chili et tempêta contre les mineurs de la mine de Chuquicamata, les traitant d'agitateurs « démagogues » en les tançant : « cent tonnes de moins par jour c’est une perte de 36 millions de dollars par an » ne sauverait pas le régime. Francesca attendait que je me taise et, avec une constance triste, elle me posait toujours la même question « Quand vas-tu m’épouser ? »