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25 août 2013 7 25 /08 /août /2013 07:00

Le lendemain matin j’appelais Antoine pour lui dire qu’Adeline et moi prolongions un peu notre séjour à Venise pour régler une affaire urgente. Il ne fit aucune objection se contentant de me demander « Je t’envoie le jet pour quel jour ? ». Sans réfléchir je lui répondais que nous avions besoin de huit jours. « Ok, je vous fais porter vos bagages où ? » Je lui donnais l’adresse du palazzo de Matteo Vialle Guiseppe Garibaldi. Adeline qui se baladait en string battait des mains. « Fantastique ! Tout ce temps rien que pour nous, tu es vraiment chou… » Je soupirais en levant les bras au ciel. « Habille-toi, nous partons faire notre marché au Rialto… » Le maître d’hôtel qui débarrassait notre petit-déjeuner m’indiquait que bien évidemment la vedette de Matteo était à notre disposition. « Merci…nous prendrons le vaporetto… et nous déjeunerons sur place… » Adeline voulait s’acheter un short et des sandales. J’ironisais « Tu veux provoquer une émeute ?

-         N’importe quoi, j’en ai marre de me trimballer toujours en jean et basket. Besoin d’air !

-         Vos désirs sont des ordres jeune fille.

-          

Après avoir fait nos emplettes au marché de la Pescheria du Rialto, nous déjeunâmes, loin des gargotes à touristes dans une petite trattoria que j’eus bien du mal à retrouver. Adeline ne passait pas inaperçue avec son mini short blanc qui lui moulait les fesses et donnait à ses longs compas des allures vertigineuses. Bien évidemment, je dus remettre le couvert sur mes années Citroën, la fameuse « opération double chevron » en sirotant une merveilleuse Grappa di Bassano de Capovilla un assemblage à base de merlot et de cabernet, complété d'autres cépages comme le tokaji, de faible degré, 41° tout de même.


m1970.jpg

 

« À la reprise du lundi, Nez de bœuf, un ancien flic pote du sinistre commissaire Dides, dont le seul boulot consistait à foutre son tarin – d’où son sobriquet – dans nos petites affaires, la perruque*, la fauche et, bien sûr, le boulot syndical, donc à nous pourrir la vie, me chopait juste avant la grille d’entrée. Tout dans ce type suintait la vérole. Ce matin-là il arborait la tenue du parfait gestapiste : long manteau de cuir ceinturé qui lui battait les mollets et dont le col était relevé, galure de feutre noir incliné et rabattu sur son regard de faux-derche, cigarette américaine collée au coin de ses lèvres épaisses, gants fins et des écrases-merde à bout ferré et à semelles renforcées de plaques d’acier. Sa voix de fausset et son tortillement de cul à peine perceptible lorsqu’il parlait, juraient avec ses airs de stümbahnfhurer. Quand il posa sa main gantée sur mon bras. Je la repoussai avec énergie : « ils ferment dans une minute, je n’ai pas envie de me faire sucrer un quart d’heure de salaire… » Nez de bœuf éclatait d’un petit rire grasseyant qui agitait sa cigarette dont le bout incandescent rougeoyait dans la nuit. « Tu te fous de ma gueule l’intello, ces pieds plats : je claque des doigts et ils me taillent une pipe, alors tu t’arrêtes et tu m’écoutes… »

- Non…

- Fais gaffe, ici je pèse lourd…

- Le poids d’une grosse merde, lâches moi j’ai mieux à faire qu’écouter les conneries d’un mec qui a du sang sur les mains…

- Là tu pousses le bouchon un peu loin sale gauchiste. Ton compte est bon je vais t’en faire baver à mort. Tu vas ravaler tes paroles et tu regretteras même d’être né…

- La gégène, l’entonnoir ou le merlin… T’es bon à tous les étages ordure. T’as de la bouteille, surtout ne te prive pas de repasser les plats ça réveillera en toi de beaux et grands souvenirs…

Nez de bœuf me laissait m’en aller. Ses trous du cul fermaient les grilles. Je les bousculais. Ils voulaient me faire barrage mais dans mon dos l’ordre claquait : « laissez-le passer ! » Je hâtais le pas car il ne me restait que tout juste cinq minutes pour pointer, enfiler mon bleu et aller rejoindre mon poste de travail.

Deux heures plus tard, Dahan, le régulateur de la chaîne, m’apostrophait :  « t’es attendu au bureau du planning… »

-         C’est où ?

-         Au fond de la cour.

-         Qu’est-ce qu’ils me veulent ?

-         Je n’en sais fichtre rien. Grouille-toi !

 

Là-bas, un ingénieur en blouse grise sans même me prêter attention, jetait à ses loufiats un «Mettez-le au 86 ! ». Si j’avais su ce qui m’attendait, mon moral en aurait pris un sale coup. Bien sûr, je voyais, derrière ce changement d’affectation, la main de Nez de bœuf et je m’attendais au pire. Ce ne fut pas le pire mais l’horreur. Le 86 c’était l’atelier de soudure. En apparence, le boulot qu’on me demandait me parut simple lorsque j’observai l’ouvrier qui me montra le geste : poser un point de soudure à l’étain d’un mouvement de chalumeau. L’atmosphère de l'atelier saturé d’une odeur âpre de ferraille et de brûlé, le rougeoiement des étincelles jetant sur les murs gris des flammèches infernales donnaient à la cohorte des soudeurs, aux yeux masqués par de grosses lunettes noires, courbés sur leur tâche, des airs de hannetons aveugles s'agitant en enfer ; un enfer bombardé d'une avalanche de bruits assourdissant. Très vite je m’aperçus que je ne parvenais ni à acquérir le coup de main, ni à coordonner mes mouvements avec ceux de la chaîne. Celle-ci avançait, calmement, inexorablement et je n’arrivais pas à suivre : toujours un temps de retard. Je cafouillais. Mélangeais les procédures. Mes mains et ma tête ne connectaient plus. J’avais envie de chialer.

 

À la pause je m’apprêtais à me tirer lorsque je croisai le regard d’un type qui semblait encore plus désemparé que moi. Les humains sont de drôles de petites bêtes : le malheur de leurs semblables exerce sur eux à la fois de la fascination et une forme d’attraction irrépressible. Certains s’en gavent sans retenue comme des charognards, d’autres s’apitoient, d’autres encore compatissent, mais très peu se mettent en position de comprendre. Et pourtant, non que je fusse touché par la grâce, face à ce pauvre bougre, je puisai la force de rester en poste. Je découvrais un frère de chaîne. À nous deux, je le sentais, nous formions l’embryon d’un étrange noyau assemblant les fêlés qui étaient ici par choix. Robert, puisqu’il se présenta ainsi lorsque je lui tendis la main et qu’il s’y accrocha comme à une bouée, expiait. Dans son regard de pauvre hère, tout le malheur de l’intellectuel qui a failli et qui vient se plonger, se ressourcer, dans le bain purificateur des prolétaires. Il s’en défendait : bien sûr que non sa plongée en usine n’était pas destinée à le nettoyer des souillures de sa classe. L’embauche prenait son sens dans un travail politique aux côtés des si fameuses, et si insaisissables « larges masses ». Le problème c’est que la chaîne, n’avait rien à voir avec le ballet de Charlot dans les Temps Modernes, elle avançait avec lenteur mais sans cesse, sans aucun temps mort, tel un sablier inexorable. Il fallait pisser, chier, se moucher, se gratter, aux temps morts chronométrés. Alors, les belles paroles lancées dans un bistro du Quartier Latin sur la nécessaire implantation au cœur de la classe ouvrière se dissolvaient dans la fatigue de bête de somme et l’évanescence de la dite classe que ce pauvre Robert cherchait en vain. »

 

* la perruque : emprunter du matériel pour faire des travaux personnel.       

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