C’était au temps où dans les interstices de mon emploi du temps de Ministre, en tout lieu, je grattais sur mes petits carnets des mots épars pour m’aider à vivre. Un jour j’ai tout assemblé dans un opuscule unique baptisé « Accrocs de Vie » que je me suis empressé d’ensiler au fond d’un placard.
Avant-hier, au cœur de la nuit, j’ai gratté ma chronique sur le pot-au-feu puis je suis allé me recoucher. Là, juste avant de me rendormir, la lamentable histoire de Marcel Cœurdeveau boucher de son état au 223 bis rue Froidevaux… est remontée dans ma mémoire. Ce n’est pas une œuvre impérissable mais 25 ans après elle garde un peu de fraîcheur et d’actualité. Je n’ose écrire que comme pour une viande elle bien rassise.
Je vous propose les photos de ce texte pages 52 à 54 et je vous le calligraphie, pour votre confort de lecture en une forme moins dense.
Ceci est la lamentable histoire de Marcel Cœurdeveau
Boucher de son état au 223 bis rue Froidevaux.
Depuis des mois le malheureux erre hagard dans les bars
En déclarant ne s’être jamais remis
De la fermeture des abattoirs de Vaugirard.
Mais je sais que ses paroles sont menteries.
Au tout début de sa résistible aventure,
Du paleron et du tendron il se disait le roi,
Et certains jours il peignait sur sa devanture
Qu’il était l’empereur du gîte à la noix.
Aux femmes du quartier il vantait en mots choisis
Les vertus gustatives de sa macreuse juteuse
Et si grande était sa renommée que des gueuses
Venaient, disait-il, des confins de la porte de Choisy
Acheter de pleins paniers de têtes de veau
Qu’il parait de persil pour l’amour du beau.
Même qu’un vendredi saint de l’an
De disgrâce de mille neuf cent quatre-vingt-un
Surgit dans son échoppe une cohorte de mécréants
Lui réclamant qu’il découpe sur le champ
Des kilos de goûteux faux-filet
Qu’ils déclaraient vouloir payer
Au vil prix des basses-côtes.
Mais le Marcel, drapé dans sa dignité de petit commerçant,
Tel un preux chevalier, leur répondit : à d’autres !
Tout en s’empressant de les servir promptement.
C’est ainsi qu’il entra dans la légende de la génération Mitterrand
Aux côtés de l’ineffable Jack Lang.
De vernissages en coquetelles, Cœurdeveau
En oublia jusqu’à son billot
Et ce n’est pas sa promotion dans l’ordre du poireau
Qui put ramener dans sa boutique les fanatiques
Du flanchet et de la bavette d’aloyau.
Plus il montait au firmament du Tout Paris,
Plus son chiffre d’affaires allait de mal en pis.
Face à la chronique d’une déconfiture annoncée
Le Marcel se disait que ses hautes protections
Le tireraient des griffes de ses créanciers
Et qu’il n’avait rien à craindre des juridictions.
Enfin arriva le soir d’une première
Où il rencontra autour d’un verre
Hildegarde de Latour Dupont-Durand
Qui se disait la nièce de Boris Vian.
Cœurdeveau épancha son cœur sur l’épaule
De cette femme altière
Qui portait des jarretières
Sous sa robe Jean-Paul Gaultier.
Il était fasciné.
Elle, en sortant son filofax
De son sac,
Lui dit : mon beau boucher
Pour vous sortir de ce merdier
Je ne vois qu’une solution
La communication.
Foin de réclame ou de publicité
Elle allait le faire communiquer.
Après s’être fourvoyé dans l’allégé
Et avoir raté le train du bio
Le Marcel fit un tabac sur le fermier.
En étalant ses racines de péquenot
Cœurdeveau devint le pape du veau
Sous la mère.
Il écrivit un best-seller.
Organisa des séminaires
Pour cadres voulant se ressourcer.
Multiplia les franchisés.
Participa à des émissions
De télévision.
Pratiqua le mécénat
Et puis patatras
Un petit juge à la con
L’accusa de corruption
De concussion.
En moins de temps qu’il n’en faut pour élever
Un poulet fermier
Marcel Cœurdeveau
Découvrit l’abus de biens sociaux.
Il se paya
Une escouade d’avocats.
Hildegarde jamais en manque d’innovation
Se rappela la formule du Général
Et répandit dans toutes les rédactions l’information
Que Marcel allait se présenter au prochain scrutin national.
Lui le gourou des paupiettes
Allait assainir les tinettes
Polluées par les affreux politiciens
Et qu’en un tour de mains
La fille aînée de l’Église redeviendrait aussi pure
Que l’eau de la source que tout gamin
Il recueillait dans le creux de ses mains
Pour étancher sa soif de nature.
Un soir, las de ces mots sans rime ni raison,
Marcel mangea un bœuf gros sel,
Balança tout à la poubelle,
Pris son balluchon
Et marcha jusqu’à Nation
Et, la tête dans les étoiles, se dit qu’il valait mieux vivre à poil
Que de continuer à vendre du vent
A ceux qui sont dans le segment
Défini par l’étude de marché.
Alors le Marcel il a décidé
Que le meilleur statut pour qu’on lui fiche la paix
Etait celui de fou
Au regard doux.
Et maintenant il erre hagard
Dans les bars
En déclarant
Aux clients
Ne s’être jamais remis de le fermeture des abattoirs
De Vaugirard.
Pourtant lui le fou,
Chaque dimanche il y propose à des enfants ravis
De vieux albums jaunis
De Tintin et Milou.
- Sur l’emplacement des abattoirs de Vaugirard se tient sous une Halles chaque dimanche une vente de vieux livres.