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19 juillet 2009 7 19 /07 /juillet /2009 00:07

Depuis mon bref passage au commissariat du Blanc-Mesnil où, comme tout bon fonctionnaire de police judicaire, j’avais sué sang et haut sur le clavier d’une antédiluvienne machine à écrire pour dactylographier, avec un doigt : l’index de la main droite, des procès-verbaux, je vouais à cet engin de torture une répulsion que je croyais éternelle. Qui se souvient de nos jours, où règnent les scanners, de l’horreur absolue du papier carbone ? Pas grande monde sans doute car, comme les stencils ou autres joyeusetés de la reproduction à l’alcool, ce papier souillon, gorgé d’encre, baveux, est tombé dans les oubliettes de la bureaucratie d’Etat. Toutes ces heures passées à m’échiner sur ces pages immondes ne m’empêchaient pas de rêver à la mythique Underwood. Bien plus tard, dans les années 80, dans les toutes premières pages de « La solitude est un cercueil de verre » de Ray Bradbury, je meublerais de mots mythiques mon petit jardin d’intérieur dévasté. Pensez-donc, tout y était dit, dans un minimalisme qui me coupait le souffle : « à l’intérieur m’attendaient : un studio vide de six sur six contenant un divan élimé, une étagère comprenant quatorze livres et beaucoup d’espace disponible, un fauteuil rembourré acheté au rabais aux Good Will Industries, un bureau en pin brut venu de chez Sears Roebuck et sur lequel trônait une machine à écrire Underwood Standard modèle 1934, non huilée, aussi grosse qu’un piano de concert et aussi bruyante que des sabots dansant des claquettes sur un parquet nu. »

L’IBM 196 C à boule a débridé mon écriture. Balourde, telles les limousines américaines, elle cachait bien son jeu. En effet la pataude en avait sous le capot. C’était une petite merveille de mécanique, entrainée par un seul moteur électrique mettant en branle une chaîne de mouvements quasi-horlogers d’une rare complexité. Elle me semblait magique. Les allers et venues virevoltants de la boule vers le haut, vers la droite ou la gauche, pour soudain se bloquer sur le caractère choisi par la touche, loin de la danse des claquettes en sabots de l’Underwood de Bradbury, s’apparentaient aux entrechats d’une danseuse étoile. Fluide, rapide, précise, elle jaillissait, déposait le signe, rebondissait, enchaînait mots et phrases au rythme des doigts sur son clavier. Avec elle, pour exploiter son potentiel, je me devais de me jeter à corps perdu dans la maîtrise de la frappe. Impatient, sous la direction patiente de la blonde remplaçante de Simone qui se prénommait Angélique, je fis des gammes des nuits entières. Main droite, main gauche, cette dernière peinait, traînait, se décourageait. Je luttais. Le bout de mes doigts s’échauffait, fondait, se liait à la machine. Angélique me massait le cou. Mes rêves se peuplaient du ballet dément de cette fichue boule. Je me sentais besogneux alors que j’aspirais à la perfection. Mon salut vint de la belle Angélique qui, face à mon vain acharnement, me susurra « vous pensez trop… laissez vous aller comme si vous dansiez le tango… » et moi de lui répondre : « mais je ne sais pas danser le tango… »

La thérapie d’Angélique fut radicale. Dès le lendemain, tôt le matin, elle pointait son joli minois dans ma geôle où je mettais la dernière main au discours d’inauguration par le Ministre d’un ensemble HLM à Sarcelles. Je m’étais laisser-aller au lyrisme sur le thème de la salle d’eau enfin accessible aux classes populaires. J’aspirais à la douche et aux draps frais. « D’accord pour la douche cher monsieur – elle persistait en dépit de mes protestations à me donner du monsieur – mais ensuite tango, tango… » Elle exhibait sous mon nez la mallette écossaise d’un électrophone Teppaz. J’eus un cri du cœur « Ici ! » Elle pouffait « Pas ici, dans la salle de réception, le parquet y est plus lisse que de la glace… » Je l’enveloppais d’un regard implorant. Elle minaudait « Je vous ai aussi apporté des croissants ». Je rendais les armes sans protester. La suite releva de l’extraordinaire. Je convoquai le chef des huissiers. Il m’écouta sans broncher, sans faire le plus petit commentaire ou la moindre objection et, laconiquement, lorsque j’en eu terminé avec l’exposé de mes exigences, il se contenta de dire « je donne toutes instructions pour que vous ne soyez pas dérangés. » Angélique, mignonne comme un cœur, jambes nues, portait une jupe blanche à pois rouges tenue à la taille par une large ceinture du même rouge, un corsage de mousseline blanche avec des manches ballons et des ballerines d’un lumineux blanc nacré. Moi, dans mon costume froissé, j’avais l’air d’un clochard rasé de prêt. « L’important pour le tango c’est d’être bien chaussé… » avait rétorqué la belle lorsque, dans une dernière tentative pour m’éviter le ridicule, je lui fis remarquer l’état de ma vêture. Comme je ne portais que des mocassins à semelles cousues Goodyard je ne pus qu'abdiquer, me laisser faire. « Asseyez-vous ! » Je m’exécutais pendant qu’elle déposait la galette de vinyle sur le plateau. Au bord des premiers sillons le saphir fit cracher au minuscule haut-parleur une bordée de grésillements. Les premiers accords du bandonéon me donnaient des frissons.

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