Lorsque je débarquai, mi-86, au siège de la SVF sise route principale du port à Gennevilliers - sur le dit port, sinistre, dépourvu de transport en commun, notre usine ressemblait à un grand navire en cale sèche dernier témoin d'une époque glorieuse - le bras de fer avec le n°2 du secteur, Castel, était à son apogée et, le fer de lance de ce combat, les fantassins en bandes molletières, étaient les vins de bataille (les premiers prix). Sur les flancs des deux grandes armées, une poignée de francs tireurs jouaient aussi à moins que moins : le plus acharné et sans vergogne étant sans conteste Trilles filiale du Val d'Orbieu...
On se battait donc, détruisant le peu de valeur qui restait à ces pauvres vins de table, choc des litres 6 étoiles, Bienvenu contre Castelvin, on attendait que le challenger mette le genou à terre, on se trompait de bataille, on s'épuisait sur le champ de bataille français qui s'amenuisait inexorablement, on ignorait les nouveaux terrains de compétition, on pensait sans vouloir l'avouer que la partie était perdue : seules les AOC perdureraient, on raillait Robert Skalli et ses vins de cépage, les deux grands groupes héritiers de la saga du vin de table rataient le grand tournant des années 90 où, à l'image de Ricard et de Pernod, au lieu de se combattre, ils eussent du s'allier, faire cause commune, être le creuset du grand groupe généraliste qui nous fait aujourd'hui défaut.
Nous étions une filiale du groupe Pernod-Ricard. Très vite je mesurai l'ampleur du mal. Je postulai à la direction du site. Comme c'était un baton m... on me dit oui. Deux années de combat, j'ai dirigé une usine de 600 salariés, une flotte de 120 camions de livraison, travaillé en osmose avec une équipe commerciale de 100 personnes, subi les élucubrations d'un PDG arrogant et incompétent, les petites manoeuvres d'un directeur industriel buveur de bière, affronté une CGT inoxydable, eut le bonheur d'être entouré d'une équipe dévouée et efficace : les Morant, Leraître, Guinchard..., reçu le soutien indéfectible des responsables commerciaux : Bernard Ollivier&Co, rongé mon frein face au désastre qui se programmait.
Ce passage m'a beaucoup appris sur les hommes, ceux du bas et ceux du haut, en perdant beaucoup de mes illusions sur leur capacité à voir le monde tel qu'il est, à comprendre que nos grands affrontements ne débouchaient que sur l'immobilisme. Ces deux années de semelles de crèpe au contact des gens de peu, le cambouis des hommes, la vie tout court, la tournée du matin, les poignées de main, le respect, tenir bon, ne pas plier face à la versatilité, négocier, expliquer, choisir, assumer ses contradictions et ses choix m'ont fait grandir.