Je viens de lire « L'Inconnu de la poste » de Florence Aubenas.
Le titre ci-dessous résume tout, je n’aurai pas l’outrecuidance de mettre mon grain de sel même si je reste un peu dubitatif sur la narration édifiante de Florence Aubenas, sur le modèle d'un nouveau journalisme littéraire à la française… J’en reste à Truman Capote…
Lisez-le !
« L’Inconnu de la poste » de Florence Aubenas fait briller les critiques du Masque & la Plume ICI
par France Inter publié le 1 mars 2021
Après "La méprise : l'affaire d'Outreau" et "Le Quai de Ouistreham", la grande reporter se plonge dans un fait-divers, l'histoire d'un crime dans le village de Montréal-la-Cluse il y a 7 ans. Un livre qui a conquis à l'unanimité les critiques, profondément touchés par la narration édifiante de Florence Aubenas.
CRITIQUE
« L'Inconnu de la poste » : meurtre en terre de France ICI
Dans son nouvel opus aux allures de roman noir, Florence Aubenas passe au scanner un tragique fait divers de 2008 : l'assassinat d'une postière d'un village de l'Ain, pour lequel l'acteur Gérald Thomassin fut longtemps considéré comme suspect numéro un. Une enquête fouillée et sensible, modèle d'un nouveau journalisme littéraire à la française.
Publié le 15 févr. 2021
A quoi reconnait-on une « non-fiction » réussie ? A ce qu'elle a l'allure d'une fiction. Elle nous embarque, grâce à sa qualité littéraire, à son aptitude à raconter le monde au-delà du fait de société ou du fait divers. Le nouvel opus de Florence Aubenas est de cette eau. « L'Inconnu de la poste » a tellement l'air d'un roman noir qu'on hésite à en résumer l'intrigue, de peur de s'attirer les foudres du lecteur. Pourtant l'affaire qu'elle retrace a fait la une de plusieurs journaux pendant des années.
Catherine Burgod-Arduini (en haut à gauche) a été tuée de 28 coups de couteau à la poste de Montréal-la-Cluse le 19 décembre 2008. Depuis, Gérald Thomassin, qui s'apprêtait à bénéficier d'un non-lieu, a disparu et Florence Aubenas a écrit un livre à succès sur ce qui reste un mystère. Photo DR/Progrès/AFP
« L’Inconnu de la poste », de Florence Aubenas : du coupable idéal au faux coupable ICI
Critique
Florence Aubenas explore les zones d’ombre d’un fait divers dans l’Ain et signe un roman-vrai d’atmosphères, à la Simenon, dans la France d’aujourd’hui.
- Jean-Claude Raspiengeas, le 10/02/2021
Dans ses reportages comme dans ses enquêtes, Florence Aubenas (Le Quai de Ouistreham) aime flairer dans les recoins obscurs d’une France délaissée. Ce fait divers, avec ses zones d’ombre, condense ses centres d’intérêt. Une décennie de fiascos, une unité d’élite, cinq juges d’instruction successifs, deux mis en examen relâchés, un troisième qui tombe du ciel… Avec méthode et empathie, Florence Aubenas s’attache à tous les personnages sans les juger, et leur rend leur humanité. Elle fore un mystère qui ne cesse de s’épaissir dans un village où tout inconnu est un étranger, scanné de la tête aux pieds, où traînent des marginaux à la dérive. Un roman-vrai d’atmosphères, à la Simenon, dans la France d’aujourd’hui.
Récit
L'Inconnu de la poste Florence Aubenas
On aime passionnément
Autour du fait divers criminel qui impliqua l’acteur Gérald Thomassin en 2008, la journaliste construit un récit sensible et captivant.
Éd. de L’Olivier, 240 p., 19 €.
Nathalie Crom
Ce scrupuleux et tenace travail d’enquête, Florence Aubenas en voile à dessein l’impressionnante méticulosité, en le fondant dans un récit grave et captivant, essoré de tout lyrisme, et où elle s’abstient d’apparaître — à l’exception du bref préambule —, narratrice omniprésente autant qu’invisible, s’effaçant derrière les protagonistes : le bouleversant Thomassin, ses compagnons de dèche Tintin et Rambouille, le père de Catherine Burgod, des gendarmes, des avocats… Des voix, des points de vue, des destins ancrés dans un paysage gris et entêtant — une vallée jurassienne précarisée et morose, vouée à l’industrie du plastique — dont Florence Aubenas fait bien plus qu’un décor : une atmosphère, à laquelle elle octroie parfois le premier rôle.
« Chaque chose est à sa place, mais tout est éclaboussé de sang » : les extraits du dernier livre de Florence Aubenas
Après quelques années de prison, l’acteur Gérald Thomassin a bénéficié en juillet 2020 d’un non-lieu pour le meurtre d’une postière, survenu douze ans plus tôt dans une commune de l’Ain. Florence Aubenas, grand reporter au « Monde », reconstitue ce fait divers dans « L’Inconnu de la poste », aux éditions de l’Olivier.
Par Florence Aubenas
Publié le 07 février 2021
Bonnes feuilles. Au centre du Haut-Bugey, une courte bande de terre se faufile entre les montagnes et permet de relier la France à la Suisse sans grimper sur les sommets. Pour qui s’y arrête, le premier saisissement, c’est un lac au milieu des à-pics. Il est plutôt petit, mais d’un bleu pas comme ailleurs, on le dirait intact, donnant à chacun l’impression d’être le premier à le découvrir.
Ce sentiment est d’autant plus vif que nul ici ne semble en faire grand cas. Le chemin de fer et la voie rapide ceinturent ses berges, avec ici une station-service, là un parking déprimant. Mais l’endroit est trompeur, d’une fausse innocence. Vous n’êtes pas là où vous croyez. Le lac de Nantua n’a rien d’une beauté cachée. Disons peut-être une beauté délaissée. Longtemps, il fut l’étape en vogue sur la route de Genève ou de l’Italie. Dans ses carnets de voyage, à l’été 1832, Alexandre Dumas se répand en pages flatteuses sur ce « lac bleu saphir », « comme un joyau précieux », etc. Plus tard, Edith Piaf, Louis Aragon ou l’Aga Khan ont eu leurs habitudes à l’Hôtel de France et au Belle-Rive, qui faisait aussi cabaret. Fernand Raynaud achetait ses Borsalino chez le chapelier de la rue du Collège, là où une mercière tente désespérément aujourd’hui de revendre son commerce.
Dans les années 1970, la construction de l’autoroute a mis en place le contournement du lac, et donc son abandon. Le dernier palace vient d’être transformé en appartements. Seuls rescapés de sa splendeur passée, les homards gravés sur les vitres de ce qui était jadis le restaurant. Une des nouvelles locataires aurait été incapable de situer Nantua sur la carte de France avant de venir s’y installer. Elle ignorait même que ce nom désignait une ville, croyant qu’il s’agissait seulement d’une sauce, « la sauce Nantua, vous savez, celle qu’on servait autrefois dans les banquets, épaisse et rose comme la porcelaine pour salle de bains ». Elle n’en repartirait plus. On ne quitte pas facilement le coin. Un jour, on voudrait aller voir ailleurs, mais c’est trop tard : quelque chose vous a attrapé ici et ne vous lâche plus. Vous restez.
« Bien que la haute saison démarre, Gérald Thomassin n’a aucun mal à trouver une place au camping de Port, près de Montréal-la-Cluse »
Donc ça commence au bord de ce lac, un jour d’été 2007, le 27 juin exactement. Bien que la haute saison démarre, Gérald Thomassin n’a aucun mal à trouver une place au camping de Port, près de Montréal-la-Cluse, un gros village en face de Nantua, sur l’autre rive. Mireille, la patronne, se souvient qu’il portait malgré la chaleur un coquet chapeau de feutre, des gants et un manteau mi-long, en cuir noir. Il lui tend ses papiers. 33 ans, 1,70 m, 52 kilos. Domicilié à Rochefort.
Une femme l’accompagne, un peu plus âgée, Corinne. La veille, on les a vus dormir dans une Renault Kangoo grise sur le parking du cimetière, à la sortie de Montréal-la-Cluse, là où commence la montagne. Maintenant, ils dressent leur tente sur l’adorable pelouse du camping. A vrai dire, ils n’en possédaient pas en arrivant. Ils sont partis l’acheter quand la patronne a refusé de les laisser dormir allongés dans l’herbe, au milieu des caravanes.
Le camping accueille des habitués, les mêmes chaque année, de génération en génération. On s’invite à boire l’apéritif, on partage le jambon au chablis et le gratin, spécialité de la maison. Des barques aux couleurs vives se dandinent sur l’eau au bout de leur chaîne, dans une gaieté naïve de vacances. La plage est à côté, au creux d’une anse que prolonge un ponton gentiment désuet. Tout l’été, les dames des villages déploient serviettes et paniers chaque jour au même endroit, bataillant avec les touristes qui empiéteraient sur leur territoire. Quoi d’autre ? Rien. C’est pour ça qu’on vient.
« La poste doit garder un rôle social, elle aime le répéter. On est humain, il faut aider, on est le service public, n’est-ce pas ? »
Personne n’a jamais vu Thomassin dans l’eau, ni même en maillot de bain. Les jours et les nuits, il les passe avec quelques gamins du camping, collé devant des jeux vidéo, à écluser des bières. C’est durant ce même été 2007 qu’il pousse la porte de la grande poste, à Montréal-la-Cluse. La conseillère financière remarque d’abord son allure. Sur ses vêtements, rien à dire, elle note même une certaine recherche. Pourtant, quelque chose cloche, elle ne saurait dire quoi. Un marginal, sans doute, ils débarquent dans les campagnes maintenant, moins que dans les grandes villes, bien sûr, mais on en voit passer au bord du lac, des jeunes, l’été surtout.
A l’agence, la conseillère a déjà reçu un type avec un bouledogue, un autre avec un rat. Parfois, elle s’arrange pour débloquer les quelques euros nécessaires à maintenir ouverts les comptes les plus tendus. La poste doit garder un rôle social, elle aime le répéter. On est humain, il faut aider, on est le service public, n’est-ce pas ? Thomassin lui annonce qu’il souhaite s’établir à Montréal et ouvrir un Livret A. Il ne semble pas saoul, mais elle lui trouve une odeur d’alcool. Ou alors est-ce une impression, à cause de ce manteau de cuir noir qui suffit à le désigner comme un étranger ? Le genre de client pénible qui vient, jour après jour, retirer trois sous sur son compte jusqu’au prochain versement des allocations. Elle en est sûre. A force, elle les repère.
Sur le formulaire, à la case « profession », elle le voit écrire « acteur ».
Elle n’a pas sursauté, l’habitude professionnelle. Une vedette ? Lui ? Comme Robert Lamoureux qui faisait sensation en descendant de sa décapotable en slip panthère ? Ou Charles Aznavour qui signait des autographes à la charcuterie de Montréal, quand il s’arrêtait acheter du pâté maison ? Encore un mythomane, elle pense. Mais Thomassin s’est déjà lancé, volubile, énumérant les tournages. Les anecdotes et les grands noms défilent, il parle d’une voix douce, pas désagréable. Il roule délicatement une cigarette, manque l’allumer, puis la range, s’excusant poliment. Plus rien ne l’arrête désormais, il raconte le film qu’il vient de terminer, il y a quelques semaines. Il tenait le rôle principal, sous la direction de Jacques Doillon. Est-ce qu’elle connaît Jacques Doillon ? Son cachet était de 20 000 euros, enfin 17 339 exactement, il précise. Il serait incapable de dire où ils ont filé en deux mois. Ses histoires s’étirent, filandreuses, pleines de détails enchevêtrés. Il est même question d’un César du jeune espoir qu’il aurait gagné au début de sa carrière.
« On en vient à ses revenus. Très naturel, il déclare toucher le RMI. Elle en était sûre : tout ce baratin pour en arriver là »
Elle se dit : ça y est, il délire. Elle le dévisage maintenant : des yeux possiblement verts, des cils épais. Elle ne peut s’empêcher de lui trouver quelque chose de profond dans le regard. La drogue, peut-être ?
On en vient à ses revenus. Très naturel, il déclare toucher le RMI.
Elle en était sûre : tout ce baratin pour en arriver là. Dès qu’il quitte l’agence – enfin ! –, la conseillère saute sur Internet. C’est vrai qu’il est acteur, elle le reconnaît sur un site spécialisé. Sa biographie recense plus d’une vingtaine de rôles, un tournage par an pour le cinéma ou la télé. Et le César non plus n’est pas une fable : il l’a gagné en 1991. Elle n’en revient pas. Tout serait vrai, et pourtant elle n’arrive pas à y croire. Pourquoi connaît-elle le nom des autres comédiens dont il a parlé et pas le sien ? De toute manière, qu’est-ce qu’un artiste viendrait chercher aujourd’hui sur les rives du lac de Nantua ?
Au camping, les vacanciers se plaignent de Thomassin. Certains commencent à en avoir peur. Le 14 juillet, il a tiré un coup de fusil en l’air. Un autre soir, emporté par un jeu vidéo, il a brisé son ordinateur en hurlant, comme un cavalier crève sa monture sous lui. C’était le seul objet qu’il s’était acheté avec l’argent de son dernier film. Son amie Corinne repart dans sa Kangoo grise. Trop de bruit, trop d’alcool, trop de disputes. Mireille, la patronne du camping, finit par lui demander de s’en aller aussi. Elle suppose qu’il a dû quitter la région, mais un samedi soir de septembre, à la messe de Montréal-la-Cluse, elle sursaute. Thomassin est là, agenouillé, à quelques bancs d’elle. On dirait qu’il prie. Il a emménagé dans le vieux village quelques jours plus tôt.
« Montréal-la-Cluse est devenu un bourg ouvrier, mais le temps s’y écoule toujours comme à la campagne, entre la maison et le jardin »
Cette partie-là du bourg garde son jus de campagne. Longtemps, il y eut des vaches, une rivière, une comtesse dans son château, qui semble parfois y être encore. Une venelle étroite se tortille à flanc de montagne, où les voitures se croisent à peine : c’est la rue principale qui passe devant l’église, puis débouche sur une placette avec une belle fontaine où les bêtes se relayaient pour boire. Les maisons se serrent les unes contre les autres, presque toutes semblables. On entre par ce qui était l’écurie, les animaux se tenaient en bas, le foin en haut. Derrière, vient la cuisine, servant à tout. Du linge claque sur un fil, les bûches coupées s’alignent en tas sous des bâches blanches. Les potagers finissent au ras des prés, les limites du village se fondent dans le paysage, la plaine et le lac d’un côté, la montagne et les sapins de l’autre. S’occuper du bois, savoir conduire très vite sur la neige ou éviter de nuit un sanglier garde ici tout son sens.
L’industrie du plastique fait maintenant vivre la région, des usines en chapelet, petites ou grosses, s’égrènent sur une vingtaine de kilomètres. La « Plastics Vallée », annoncent triomphalement les panneaux sur l’autoroute, premier pôle européen du secteur. Montréal-la-Cluse est devenu un bourg ouvrier, mais le temps s’y écoule toujours comme à la campagne, entre la maison et le jardin.
Thomassin a loué un studio dans une bâtisse ancienne près de la fontaine, deux étages, quatre petits appartements occupés en général par des gens sans grands moyens. « Des cas sociaux », commente un agent immobilier. Il l’a baptisée la « maison des catastrophes ».
« Au fond, elle n’est pas mécontente qu’un des locataires se révèle plus démuni qu’elle »
Le logement de Thomassin est au sous-sol, une sorte de cave, à laquelle on accède aussitôt après l’entrée. Il faut ensuite descendre trois marches pour pénétrer dans une pièce qu’éclaire péniblement un soupirail au ras du trottoir.
Depuis sa fenêtre, la voisine du premier étage le regarde vadrouiller, faire hurler sa musique, remonter les ruelles en parlant tout seul, une canette à la main, ses cheveux bruns très courts plaqués sur la tête. Ici, personne ne fait ça. Parfois, quand la voisine cuisine, il se coule sur son palier en reniflant comme un chat. « Ça sent bon », il dit. Alors, elle lui prépare « son » assiette, c’est devenu une habitude entre eux, du riz, des patates, du poulet, des plats du Cap-Vert, son pays à elle. Avec son mari, elle est arrivée il y a trente ans pour le travail, ouvriers dans le plastique, comme tout le monde.
Elle regarde Thomassin engloutir sa gamelle sous les photos de famille et les chromos éclatants des îles, où des Jésus s’arrachent le cœur de la poitrine. Au fond, elle n’est pas mécontente qu’un des locataires se révèle plus démuni qu’elle.
C’est en face que se trouve la petite poste, la seconde agence de Montréal-la-Cluse. (…)
[La responsable de cette agence est une femme de 41 ans, Catherine Burgod, mère de deux enfants, dont une fillette de 8 ans. En instance de divorce, elle attend un enfant de son nouveau compagnon. Ce matin-là, le 19 décembre 2008, elle arrive en voiture avec sa fille, qui s’apprête à aller à l’école.]
Catherine Burgod se gare à sa place habituelle, devant chez son père, au début de la rue des Granges. A midi, elle déjeunera avec lui, comme tous les lundis, jeudis et vendredis. S’il le décide, ils iront au Charron, en face de la mairie. Depuis des années, sa table lui est réservée chaque jour dans la deuxième salle, celle avec les nappes en tissu et plusieurs verres devant les assiettes.
La poste n’est plus qu’à quelques mètres, de l’autre côté de la fontaine. Un écolier aperçoit la mère et la fille, il reconnaît la Petite, qui lui semble marcher sur la pointe des pieds pour éviter la neige, amassée en croûte dure le long du trottoir. Elle a 8 ans.
8 h 24 et 31 secondes : l’alarme de l’entrée est désactivée. Les volets s’ouvrent, la lumière s’allume, le coffre est déverrouillé dans la salle de repos. Un des ordinateurs entre en fonctionnement à 8 h 32. Dans la salle derrière, la Petite chipote son pain au chocolat, puis quitte l’agence pour prendre le car scolaire à 8 h 40, sur le parking de l’école maternelle, cinquante mètres plus bas. La bande de copines [de Catherine Burgod] ne devrait pas tarder à débarquer. Ça sent déjà le café.
« Rien ne bouge de l’autre côté de la cloison. L’un finit par crier : “Y a quelqu’un ?” Le silence retombe »
Ce jour-là, le premier à entrer dans la poste est ébéniste, venu en bermuda malgré la neige, le temps de récupérer un paquet, le cadeau de Noël pour sa mère. Il est 9 h 05. Le bureau est ouvert, parfaitement en ordre, mais vide et silencieux. Au milieu de la pièce, il ne voit que le chien de Catherine Burgod, un bichon blanc, parfumé et toiletté comme un milord. Blague des copines : qui des deux, d’elle ou du petit chien, est le plus pomponné ? Pour attirer l’attention, l’ébéniste risque quelques toussotements d’usage. Le bichon le regarde, puis trotte vers la porte qui sépare le bureau de la salle de repos. Il la pousse du museau, à peine, juste un filet qui laisse entrevoir la lumière allumée. Le chien n’aboie pas, tranquille. Une dame entre à son tour dans l’agence, la secrétaire du cabinet médical à côté, qui vient pour un recommandé. On se salue entre voisins et, d’un même mouvement, tous deux lèvent la tête vers l’horloge.
9 h 07. Le jour devrait se lever, mais les nuages continuent de plomber l’horizon. Dans la poste, l’ébéniste et la secrétaire médicale parlent de plus en plus fort, volontairement. Rien ne bouge de l’autre côté de la cloison. L’un finit par crier : « Y a quelqu’un ? » Le silence retombe. Résolument, le bichon s’est campé devant la porte entrebâillée. L’ébéniste se décide à approcher. Lorsqu’il frappe, elle s’écarte toute seule. Le petit chien a bondi à l’intérieur de la salle de repos. Sur la table, il y a la tasse de café de Catherine Burgod avec la cuillère dedans, son paquet de Marlboro, un journal de mots fléchés ouvert et le crayon posé avec soin par-dessus. Sa chaise est à peine repoussée, comme si elle s’était levée tout naturellement. Chaque chose est à sa place, pas un papier n’a bougé, mais tout est éclaboussé de sang, une pluie de sang jusque sur les dessins d’enfants au mur, la vaisselle dans l’égouttoir, le pardessus en laine rouge ou le numéro du magazine Closer sur le guéridon qui proclame : « Alice : elle a déjà oublié Mathias. »
Le petit chien s’est assis à côté de Catherine Burgod. Elle gît entre l’évier et le coffre, dans une nappe de sang.