J’ai eu, au temps où le dossier du vin de table était chaud bouillant, si je puis m’exprimer ainsi, une relation suivie avec les gens du vin de l’Aude, et donc, je me rendais souvent à Carcassonne. Certains de mes lecteurs peuvent en témoigner.
Alors, en ce temps de confinement j’ai pensé à Joë Bousquet (celui-ci écrit constamment son prénom « Joe », sans tréma. De ce point de vue, la forme imprimée « Joë », avec tréma, qui est devenue usuelle du vivant de l'auteur, n'en est pas moins fautive.)
Je suis donc allé rechercher dans ma pile un petit livre : Correspondance 1942 « Quel est donc ton tourment ? » Simone Weil Joë Bousquet
Je vous livre quelques citations de la Préface :
Joë Bousquet, quand Simone Weil le rencontra, n’était pas pour elle un complet inconnu. Elle connaissait, bien entendu, sa condition de grand blessé de guerre, condamné à vie à l’immobilité.
Par sa truculence, son immense culture, sa curiosité universelle, l’animation qu’il infusait dans ses entretiens quasi quotidiens avec visiteurs et amis, Joë Bousquet, ce grand blessé de guerre condamné à vivre alité, avait transformé la ville de Carcassonne endormie, dans sa médiocrité provinciale (qu’il moqua avec une délectable cruauté dans son livre Le Médisant par bonté) en une seconde capitale de la culture, rivalisant par son pouvoir attractif avec Paris.
Cette fameuse chambre où vécut alité Joë Bousquet jusqu’à sa mort se trouvait au premier étage de la cour intérieure d’un hôtel particulier de belle facture au cœur de la cité basse de Carcassonne. Elle était extraordinairement encombrée et sombre, le jour ne passant que faiblement par une fenêtre souvent obturée par une sculpture ou un tableau. Bousquet l’appelait « la chambre aux tableaux », ou bien il évoquait sa personne enfermée dans ce monde très clos avec ces quelques mots : « seul, avec quelques mètres carrés de peinture ».
Elle était munie de deux portes, l’une que Ballard nomma « la sortie des artistes », réservée aux familiers ; l’autre, hermétiquement fermée, à laquelle on accédait après avoir traversé « des couloirs obscurs, des paliers obscurs, des portes obscures ». Nombreux sont les visiteurs qui, frappés par l’étrangeté des lieux, ont décrit cette « chapelle souterraine » ou « cabine boisée de sous-marin ». On retiendra ici la description plus sobre, mais très précise, du chanoine Sarraute :
Il fallait suivre une sorte de cérémonial. Arrivé au premier étage, on passait par un couloir aboutissant à la chambre du poète. On frappait. On ouvrait la porte et on se trouvait devant un rideau. Il fallait refermer la porte, se débrouiller pour soulever dans l’obscurité la lourde tenture et glisser dans la chambre. Chambre noire aux volets toujours fermés, à l’odeur d’opium.
Que les murs fussent couverts de tableaux jusqu’au plafond (quelques sculptures s’y ajoutant) frappait d’étonnement tout visiteur qui avait l’heur de pénétrer dans ce lieu ressemblant à rien de connu.
Dans un texte tardif, Bousquet a raconté l’arrivée du premier de ces tableaux. Ayant lu, dans les années 1921-1922, un poème d’Éluard qui à ses yeux « tuait tout ce que l’on avait appelé jusque-là poésie », il écrivit à l’auteur, alors proche de Max Ernst : ce dernier, à peine informé de la situation de Bousquet, lui envoya « une toile splendide, une forêt merveilleuse […] où la matière ligneuse se renouvelait comme un million d’oiseaux d’air dans une cascade ». Moment fondateur en ce qu’il fut pour Bousquet la découverte du surréalisme et tout à la fois sans doute l’éveil de sa vocation poétique. Mais c’est à partir des années 1928-1930 que se constitua réellement sa collection d’œuvres d’art, à la suite d’une visite de Gala, épouse alors d’Éluard, qui vendait des œuvres d’artistes contemporains. Par cette entremise, ce sont Dali, Max Ernst, Tanguy, Malkine, dont les œuvres furent données ou achetées, qui constituent la première strate de la collection. Cette dernière fut donc dans un premier temps pleinement surréaliste. Bientôt viendront s’ajouter des œuvres de Miró, Chirico, André Masson, Magritte. Bousquet ne s’enferma pas dans cette esthétique (l’attitude autoritaire de Breton l’agaçait fortement), et il élut, au gré de ses enthousiasmes, un André Lhote dont la présence pouvait paraître incongrue, un Gleizes, de tendance cubiste, un Kandinsky, une sculpture de Jean Arp ; des œuvres de Sima, compagnon du surréalisme au travers du Grand Jeu et, aux abords de la guerre, des gouaches sur fond noir de Michaux dont il s’enticha.
Son conseiller en matière d’art était alors Jean Paulhan, dont il était devenu très proche.
« Les peintres m’ont comblé. Quand j’étais aussi pauvre qu’eux ils ont fait de ma chambre une demeure enchantée », écrivit-il à Maurice Nadeau le 13 juillet 1945.
Simone Weil, outre de longues conversations philosophiques avec Bousquet, venait auprès de lui pour avoir son avis sur son « Projet d’une formation d’infirmières de première ligne.
Un avis de Bousquet sur un tel projet tenait sa valeur à la fois de la bravoure dont il avait fait preuve pendant la première guerre mondiale – engagé volontaire en 1918, quelques mois avant ses dix-huit ans, il avait gagné au combat ses galons de lieutenant, citations, Croix de guerre et Légion d’honneur –, et de son état de grand blessé : une balle le traversant de part en part en « écaillant » au passage une vertèbre, l’avait laissé paralysé de toute la partie inférieurs de son corps et condamné à vivre alité, reclus dans la chambre décrite plus haut – depuis bientôt vingt-trois ans au moment où le rencontrait Simone Weil.
Critique
Ces échanges entre la philosophe Simone Weil et le poète Joë Bousquet témoignent d’une amitié fulgurante autour d’un questionnement métaphysique commun.
Blessé le 27 mai 1918 à Vailly il a 21 ans
Suite d’une longue crise d’urémie, Joë Bousquet entre dans la mort le 28 septembre 1950. Il repose à Villalier sous un simple tertre.
32 ans reclus dans sa chambre du 53 rue de Verdun
Une rue porte son nom à Carcassonne ainsi qu'une place à Villalier (Aude).
André BLONDEL, Portrait de Joë Bousquet (1943)
Peut-on encore lire ?
D’épais rideaux rouges aux fenêtres, quelques bougies disposées au pied du lit où le tenaient ses blessures, des tableaux de Max Ernst, une pipe d’opium et le bruit de la plume contre le papier. Ces éléments constituaient l’essentiel de la vie matérielle de Joë Bousquet, poète dont le destin se confond avec la balle qu’il reçut à Vailly en 1918. Celle-ci brisa son corps et éveilla son esprit à la poésie. Durant trente-deux ans, il tenta de conjurer l’ombre de son destin en couchant sur des feuillets ses oscillations intérieures, son tempérament mystique et les mystères de sa chair.