Dans une chronique du 1 septembre 2006, Le TEST le plus déjanté de la rentrée, j’écrivais :
Chaiyya Chaiyya Bolywood Joint est une chanson qui ouvre et qui clôture le film de Spike Lee Inside Man. Pour les culs pincés du Monde : « La musique de Inside Man s'impose tout naturellement comme l'une des meilleures BO de ce début d'année 2006 ».
En ouverture et en clôture du film, la bande-son est le remix de Chaiyya Chaiyya que Spike Lee voulait inclure dans l'un de ses futurs longs-métrages après l'avoir entendu dans le film Bollywood Dil Se…
Un remix d'une musique d'origine indienne au relent de rap : l'un des personnages du film est Sikh et est pris à tort pour un intégriste arabo-musulman, soit deux croyances n'ayant strictement rien en commun qui complète à merveille les différences et incompréhensions culturelles parfois (souvent ?) conflictuelles que Spike Lee cherche à souligner une fois de plus dans Inside man comme dans chacun de ses films.
Autour d'un braquage de banque, le cinéaste tisse un excellent thriller et une nouvelle variation sur le thème des minorités.
Il y a dans le nouveau film de Spike Lee ce côté fusée à deux étages susceptible de fédérer le public le plus large et le plus varié. Divertissement spectaculaire de bonne facture et remise sur le métier des obsessions d'un auteur de cinéma, Inside Man signale, après un sensible affaiblissement de sa production récente, le retour en grande forme du trublion afro-américain de Brooklyn. La première étape du dispositif propulse un film de genre, voire de sous-genre, sous les espèces d'un récit particulièrement ingénieux de cambriolage. Action dopée à l'adrénaline, montée de la tension, personnages parfaitement campés, duels psychologiques sur le fil du rasoir, combustion à mèche lente des ressorts de l'intrigue, crescendo crispant du suspense, retournements imprévus de situation, fausses pistes et vrais imbroglios sur fond historico-politico-policier : tout y est.
L'action se déroule à Manhattan, au siège d'un de ses temples bancaires investi par un commando de quatre personnes qui y ont pénétré sous les oripeaux d'une équipe de peintres en bâtiment. Combinaisons et capuches noires, lunettes de soleil, masques et gants blancs.
L'établissement est illico barricadé de l'intérieur, ses dispositifs de sécurité et d'alarme neutralisés, les clients et employés rassemblés violemment, sommés d'enfiler la même tenue anonyme que leurs agresseurs, et répartis dans diverses pièces. A l'évidence, les malfaiteurs sont suprêmement organisés ; à l'évidence, ils sont hyper-efficaces ; à l'évidence, ils suivent un plan longuement mûri. La seule incertitude pour le spectateur, à ce stade des opérations, est de savoir lequel. Pourquoi cette prise d'otages ? Pourquoi cette mascarade de l'uniformisation ? Pourquoi ce retard pris au pillage des coffres ? Pourquoi cette installation dans la durée ? Ces questions sont d'autant plus vivement ressenties que la mise en scène prendra soin, en cours de route, de distiller des détails suggérant que les agresseurs ne sont ni de vulgaires pilleurs de banque ni des terroristes assoiffés de sang.
Ces mêmes questions sont au demeurant relayées, à l'extérieur de la banque, par l'officier de police chargé de l'affaire (excellent Denzel Washington) et sommé de négocier avec les malfrats à l'aveuglette, sans parvenir à percer à jour leur véritable motivation. Le puissant directeur de la banque, vieil homme très digne au passé très trouble, en sait manifestement davantage, ainsi que la redoutable négociatrice qu'il engage (tranchante Jodie Foster) pour tenter, avec le soutien du maire de la ville, de mettre le flic hors-jeu.
La construction sophistiquée du film contribue au plaisir du spectateur par la déstructuration du récit, qui navigue non seulement entre divers points de vue, mais aussi entre deux temps rendus synchrones : celui du braquage proprement dit et celui de l'interrogatoire des otages à l'issue de leur libération, et parmi lesquels se dissimulent les criminels.
Le deuxième étage de la fusée est tout aussi remarquable : il consiste, pour Spike Lee, à se servir de l'ingéniosité du scénariste Russel Gerwitz et de la commande de la major Universal pour marquer ce film de son empreinte. Sous les auspices des genres les plus divers (comédie de moeurs, Nola Darling n'en fait qu'à sa tête ; chronique urbaine, Do The Right Thing ; biopic, Malcolm X...), on sait quelle forme celle-ci adopte ordinairement : la représentation antihollywoodienne des minorités, à commencer par l'afro-américaine, et, partant, la stigmatisation rageuse de l'écart existant entre le mythe du melting-pot et une réalité gangrenée par le racisme, l'injustice et l'inégalité.
AMBIGUÏTÉS ET FANTASMES
Inside Man est à cet égard une nouvelle variation sur le thème, organisée pour la circonstance en triangle : un côté noir pour l'incarnation de la loi (le flic intègre), un côté juif pour l'incarnation du crime (le mobile, sinon l'identité des cambrioleurs), et un socle blanc pour l'incarnation du pouvoir (le cynisme des notables Wasp [White Anglo-Saxon Protestants]). Avec, entre ces trois pôles qui se livrent une lutte à mort, une seule question qui rebondit à l'infini : de quel côté se trouve la justice ?
La réponse est tout sauf évidente, et il appartiendra à chaque spectateur de se la forger par lui-même, à travers l'entrelacs d'ambiguïtés, de fantasmes et de réminiscences historico-cinéphiliques ménagé par le réalisateur dans ce film. Avec les fantômes de la Shoah qui côtoient l'ombre du terrorisme, l'appât du gain qui voisine avec le devoir de mémoire, les vrais morts qui cohabitent avec les faux cadavres, la loi qui prend des libertés avec le droit, les victimes qui deviennent indiscernables des bourreaux et des politiques qui taillent des croupières à leurs propres forces de l'ordre, il est en tout cas probable qu'on sorte ébloui, mais un rien perplexe, de ce labyrinthe.
Film américain de Spike Lee avec Denzel Washington, Clive Owen, Jodie Foster, Christopher Plummer. (2 h 10.)